Malgré les émotions de la journée, Alma dormit d’un profond sommeil.
Quand elle s’éveilla fort tard dans la matinée, le soleil glissant entre les rideaux dorait les tentures flamandes qui recouvraient les murailles.
Elle suivit un moment des yeux ces chasses fantastiques où l’on voit le plus souvent un cerf portant une croix entre les cornes et saint Hubert prosterné, et la fameuse biche qui depuis des siècles fuit sans que la meute ardente lancée à sa poursuite puisse jamais l’atteindre…
Alma sauta hors du lit et courut à la fenêtre. Elle vit la vallée, toute blonde des rayons du soleil et dégagée des brumes de la nuit, se dérouler comme un de ces panoramas faits à plaisir que l’on montre à prix d’argent.
Les cimes bleuâtres des Apennins apparaissaient au bout de cette vallée charmante où l’œil se reposait avec calme. La pauvre Alma soupira à la vue des montagnes…
L’air vif et mordant des Abruzzes lui plaisait mieux que les tièdes brises de la vallée.
Et puis là-bas étaient Mario, Andrea, Régina, tous ceux qui l’avaient aimée…
Elle fit sa prière demi-nue, et courut se blottir un moment encore dans son lit pour mieux se recueillir, en songeant à ceux qui étaient absents.
Quelques coups légèrement frappés à la porte l’arrachèrent à cette rêverie.
— Qui est là ? dit-elle.
— Moi, mademoiselle !
— Qui, vous ?
— Marina.
La voix était douce et jeune ; Alma se leva, entrebâilla la porte, et tout à fait rassurée, quoiqu’elle ne connût point Marina, elle la laissa entrer.
En effet, Marina n’aurait fait peur à personne. C’était une paysanne de quinze à seize ans, brune comme du jais et rouge comme une cerise. Marina avait des yeux charmants, véritables bluets éclos à fleur de tête.
Marina venait aider Alma à sa toilette.
Elle s’acquitta fort adroitement de ses fonctions de camériste. Par tout pays, les femmes ont cette science infuse.
Alma, charmée d’avoir pour femme de chambre une aussi jolie créature, fit bon accueil à Marina, dont la langue n’était pas difficile à délier, et qui se mit à bavarder sans relâche.
Loin de l’empêcher de parler, Alma l’encouragea par ses questions. Elle apprit ainsi quelques détails sur l’intérieur du château et les mœurs de ses habitants.
On y menait une vie fort triste.
Les habitants étaient, pour la plupart, des soldats dont la matinée se passait dans les soins de l’écurie et des armes.
Ces hommes consacraient presque tout le reste de la journée à boire et à remuer des dés crasseux sur une table de la salle des gardes.
D’autres s’exerçaient dans le préau, soit au maniement du sabre, soit à celui de la pique ou au tir du mousqueton.
Et souvent ces luttes courtoises entre gens d’un naturel déjà querelleur et animés par le vin finissaient par des combats sérieux.
Quant au comte, c’était un vieillard d’un caractère bizarre.
Il passait presque toute la journée enfermé dans son cabinet, livré à des réflexions amères dont nul ne connaissait la cause.
Avant le dîner, il faisait le tour des remparts du fort, examinant d’un œil inquiet la campagne et les monts lointains.
Il réunissait ensuite à sa table ses officiers et quelques gentilshommes qui passaient plus des trois quarts de leur vie au château, les uns par vanité, les autres par nécessité.
Jamais, par exemple, le seigneur Tiberio Fanferluizzi n’aurait pu se résigner à vivre dans l’intimité de gentilshommes de second ordre. Ce n’était pas trop pour lui que la société de son bon ami Hercule, prince héréditaire de Monteleone.
Quant à Pasquale Contarini, la cave et la cuisine du château avaient à ses yeux des mérites à nuls autres pareils, et pour être mieux à même d’en apprécier les mérites et les avantages, il avait fini par prendre domicile dans une confortable chambre du donjon de l’est.
Il s’y trouvait bien et négligeait la fortune et les aventures pour les positifs agréments de l’amitié du comte. Son cheval lui-même, logé et grassement hébergé d’avoine dans les écuries du château, semblait ne point mépriser cette longue hospitalité.
La langue légère de Marina n’épargna point le seigneur Capitan ; lui aussi avait pris domicile au fort. À la vérité, c’était un homme précieux dans une habitation isolée, exposée aux tentatives des gens de la montagne.
Capitan connaissait la manœuvre mieux que pas un ; il en usait, il en abusait, au point que les soldats le donnaient à tous les diables et n’eussent pas manqué de le mettre à la porte, sans la protection du comte.
Le bruit de sa grande rapière, qui sonnait toujours aux murailles ou dans les escaliers, était une douce musique pour les oreilles du vieillard, et portait le calme dans son cœur.
Il comptait avant tout sur la vigilance de Capitan pour garder sa vie menacée.
Après avoir bu le coup du matin, les trois gentilshommes dont nous venons de parler, Tiberio Fanferluizzi, Pasquale Contarini et mons Capitan montaient gaiement à cheval et s’en allaient le plus souvent courir les cabarets de Spolette et des campagnes voisines, mais il était bien rare que l’heure du dîner ne les ramenât pas ponctuellement au château.
Le reste de la soirée se passait à boire, à jouer ou à causer.
C’est alors que Capitan, choisissant l’heure propice, racontait des prouesses à faire dresser les cheveux sur la tête !… prouesses assez problématiques, et dont lui seul pouvait affirmer la réalité.
— Et c’est là tout ce que l’on fait ici ? dit Alma.
— Autrefois, reprit Marina, on chassait ; mais depuis une rencontre singulière que le comte a faite un soir en revenant de la forêt, on ne chasse plus. Les chiens sont gros et gras, et voilà six mois qu’ils n’ont pas quitté le chenil. Le valet des chiens lui-même a un ventre de Hollandais !…
— Quelle rencontre a donc faite le comte ?
— Oh ! une chose étrange dont on parle dans tout le pays. Il a rencontré Bel Demonio monté sur son cheval d’Afrique et suivi de ses douze cavaliers mores en manteaux blancs.
— Toujours ce Bel Demonio ! dit Alma qui devint pensive. Et qu’a-t-il fait au seigneur comte ? demanda-t-elle tout haut.
— Bien fin qui saurait le dire au juste, mademoiselle… On prétend que Bel Demonio le lança à trois pas de son cheval d’un coup de cimeterre ; d’autres disent qu’il saisit le comte par les cheveux et le traîna un mille durant dans l’herbe des clairières… D’autres disent encore qu’il a parlé au vieux seigneur… trois mots dans l’oreille… trois mots qui l’ont laissé muet et pâle comme les statues de marbre du palais de Spolette.
La toilette était achevée. Alma suivit Marina qui la conduisit au réfectoire.
Le comte la reçut affectueusement, et la baisa au front. Alma crut remarquer dans les yeux du vieillard une tendresse plus réelle que celle qu’il lui avait témoignée la veille.
Le fait est qu’Alma répandait autour d’elle un charme si profond et si véritablement irrésistible, que le vieillard le subissait à son insu. Lorsqu’il la vit entrer fraîche et souriante comme une matinée de printemps, il oublia qu’il gardait cette jeune fille comme un otage et au besoin un instrument de vengeance.
Le vieux fort, avec ses murailles épaisses et sombres, lui semblait moins sombre et moins triste depuis qu’Alma y était entrée. La présence de cette enfant faisait sur son cœur l’effet d’une rosée rafraîchissante sur la terre aride.
Quant à la jeune fille, elle ne sentait pas d’autre sympathie pour le comte que celle qu’inspire un vieillard accablé de maux et de tristesse, et intérieurement elle se reprochait sa froideur pour celui qu’elle prenait pour son père.
Au déjeuner elle s’efforça de se montrer aimable et affectueuse envers le vieillard, et les grâces naïves qu’elle déploya achevèrent de lui gagner le cœur de ce dernier.
Après le repas, Ercole prit Alma par la main :
— Venez, ma fille, lui dit-il, je vais vous montrer le château ; vous verrez que vous serez mieux ici que dans ces montagnes arides où un fatal malentendu vous a retenue jusqu’à ce jour.
Il lui fit parcourir les remparts et la conduisit dans un étroit jardin serré entre les hautes murailles des casernes, des écuries et de l’habitation. Ces murs étaient tapissés de lierres centenaires dont la sombre verdure répandait aux alentours une teinte de tristesse. Quelques arbres maladifs poussaient çà et là, pâles et souffrants, comme de pauvres prisonniers privés d’air et de soleil.
L’herbe croissait décolorée à l’ombre de ces tristes arbres ; rien enfin dans cette sorte de jardin ne venait doucement reposer le cœur ou les yeux. Tout cela était morne et désolé, et ressemblait bien plutôt à un cimetière.
Lorsque le vieil Hercule de Monteleone se promenait au déclin du jour, la tête basse et les pieds chancelants, à travers cette nature souffrante, on eût dit un moribond qui allait de lui-même cherchant sa tombe.
Il fit asseoir Alma sur un petit banc rustique, et considérant en silence ce visage qui lui rappelait la Lucrezia Mammone, il poussa un soupir.
Ercole n’était pas de ces vieillards qui peuvent regarder dans le passé et sourire ; toute chose lui rappelait un souvenir amer ou sombre qu’il cherchait vainement à combattre. Ses souvenirs étaient ses plus cruels ennemis, et, malheureusement pour Ercole, on ne tue pas le souvenir !…
— Au moins, pensa-t-il, si j’avais auprès de moi ma fille, ma véritable fille ! Et dire que quelques lieues seulement la séparent de moi, que je pourrais revivre dans cette jeune et pure existence, et que la force de l’aller redemander moi-même les armes à la main à cet Andréa me manque ! Oh ! c’est mourir vingt fois !
Et le malheureux vieillard pâlissait d’impuissance et de rage, et le remords de son sanglant passé déchirait son cœur.
— Vous souffrez, mon père ? dit Alma en s’approchant doucement de lui.
— Non, non, dit Ercole, je pensais à vous, mon enfant, et mon cœur saignait en songeant à la triste existence que vous avez dû mener parmi les gens de la montagne…
— Je n’étais point triste, répondit Alma, car tout le monde était pour moi plein de bonté.
— Mais vous étiez seule ; aucune jeune personne de votre âge…
— Pardon, mon père, j’avais une sœur…
— Une sœur ?
— Oui, Régina, la nièce d’Andrea… Nous nous donnions le nom de sœur, et nous nous aimions ; le temps s’écoulait sans ennui, et jamais, je vous le dis, jamais le moindre nuage ne vint troubler la sérénité de nos jours…
— Je conçois, reprit le vieillard en dissimulant le plaisir qu’il éprouvait à parler de sa fille. Mais votre cousine Régina, la traitait-on avec autant de soins et de bonté que vous-même ?
— Oh ! fit Alma avec un sourire céleste, Régina est l’enfant gâtée de la maison. Le chef Andrea Vitelli l’aime autant et peut-être plus que son fils Mario…
— Il est bien heureux ! murmura le vieillard. De sorte qu’elle est si charmante que tout le monde l’aime ? reprit-il à haute voix.
— Tout le monde lui obéit, dit Alma, et en vérité il le faut bien, car, toute charmante qu’elle est, elle porte à sa ceinture deux pistolets dont elle ferait bon usage contre celui qui la maltraiterait : c’est un vrai démon !
— En vérité ?…
— Il faut qu’on lui obéisse au moindre geste, au premier mot !…
— La bonne plaisanterie ! s’écria le vieillard, qui, pour la première fois peut-être depuis vingt ans, se mit à rire de bon cœur.
— Si elle était ici, dit Alma, vous lui obéiriez comme tout le monde.
— Je n’ai pas de peine à le croire.
— Les chevaux, les chiens, les armes, voilà toute sa vie !
— Les chevaux, dis-tu ? Elle monte donc à cheval ?
— Tout le jour, et les plus fougueux encore.
— Mais il peut y avoir du danger pour une femme… un accident est bien vite arrivé. On la fait surveiller, au moins…
— Elle va toujours seule. D’ailleurs elle ne souffrirait pas qu’on la suivît ; elle pourrait penser que l’on veut attenter à son indépendance, dont elle est très fière.
— Pauvre jeune fille ! fit le vieillard avec un sourire attendri ; je ne sais pourquoi je m’intéresse à elle… Et tu dis qu’elle s’appelle… ?
— Régina.
— Et elle est jolie ?
— La beauté d’un ange et d’un démon.
— Tu es charmante, dit le vieillard en la baisant au front.
— Seulement, ajouta la jeune fille avec un fin sourire sur les lèvres et un regard plein de malice, seulement Régina avait quelque chose qui me faisait peur…
— Peur !…
— Oui, vraiment…
— Et quoi donc ?…
— Ses yeux…
— Je ne te comprends pas…
— Oh ! quand la colère grondait dans le cœur ordinairement si bon de Régina, son regard prenait une telle expression de menace farouche, qu’en vérité, malgré l’amitié que nous nous étions vouée réciproquement, il m’arrivait quelquefois de trembler instinctivement.
— Voyez-vous cela !… fit le vieillard en frappant des mains comme eût pu le faire un enfant…
— Moi d’abord, ajouta Alma, je faisais toutes ses volontés.
— Tu es une bonne fille ! s’écria le vieux comte.
Il lui prit la tête à deux mains et lui baisa deux ou trois fois les cheveux avec un attendrissement profond.
— Écoute-moi, reprit-il, si tu veux être agréable à ton vieux père, tu le peux.
— J’y suis toute disposée, dit Alma ; parlez, mon père.
— Eh bien ! tu viendras tous les jours, comme aujourd’hui, t’asseoir près de moi, et nous causerons ici quelques heures comme nous venons de le faire… Ta conversation est charmante comme toi, et tu ne saurais croire combien cela me distrait, surtout quand tu me parles de cette petite fille, à laquelle, je ne sais pourquoi, je sens que je m’intéresse.
— De grand cœur, mon père, répondit Alma. J’aime tant à parler de Régina, que ce sera pour moi une douce tâche que de causer d’elle avec vous tous les jours.
Et en parlant ainsi, Alma se disposait à se lever, mais le vieillard la retint…
Cette conversation lui avait réjoui le cœur comme un rayon du soleil… Son regard attendri s’oubliait à contempler le front si pur d’Alma, et cherchait à évoquer, d’après les indications de la jeune fille, l’image aimée de sa fille, de cette charmante Régina dont on venait de lui tracer le portrait.
Toutefois un dernier nuage était encore sur le front du vieillard, une dernière hésitation pesait sur son cœur.
Il tendit la main à Alma, et la fit asseoir près de lui.
— Un mot encore, dit-il en tremblant ; tu n’ignores pas, sans doute, que le chef Andrea n’est pas son père ?
— Je le sais.
— Et Régina, le sait-elle aussi ?
— Oui, mon père.
— Dans vos conversations intimes, ne t’a-t-elle jamais parlé du désir de voir un jour sa famille, son père ?…
La voix du vieillard tremblait en articulant ces mots.
Alma réfléchissait.
— Cherche bien dans ta mémoire, mon enfant, ajouta le vieillard.
Et le regard ardent, il suivait avec anxiété les divers sentiments qui agitaient Alma.
— Elle ne m’en a jamais parlé, répondit enfin cette dernière.
Le vieillard poussa un long soupir, et sa tête, qui s’était un moment relevée, retomba de nouveau sur sa poitrine. Son front se chargea de rides, un pli amer descendit des deux coins de sa bouche, et il s’éloigna d’un pas chancelant.
— Appuyez-vous sur moi, mon père, dit Alma.
— Non, répondit-il en la repoussant doucement, je veux être seul… seul… laisse-moi…
Alma rentra dans sa chambre, où elle n’eut d’autre ressource pour tromper sa tristesse et son ennui que de faire venir Marina, dont le bavardage et la gentillesse parvinrent un moment à lui faire oublier ses chagrins.
Rentré dans son cabinet, Ercole se jeta dans un fauteuil et mit sa tête dans sa main.
— Que faire de cette enfant ? murmura-t-il ; un instrument de vengeance ? Elle est si douce, si bonne ! elle aime tant ma fille ! Ah ! jamais je ne pourrai m’y résoudre !
Il resta longtemps dans la même attitude, roulant mille projets dans sa pensée, et ne pouvant se résoudre à en adopter aucun.
Une heure s’était écoulée ; il releva le front, roula son fauteuil près du bureau et écrivit une lettre qui portait pour suscription : « Au marquis de Santa-Fiore, en son palais, à Spolette. »
La lettre contenait une invitation à une grande chasse pour le surlendemain.
La lettre fut remise à un valet qui monta à cheval et partit sur-le-champ.
En ce moment, Alma songeait à Mario.