I

Spolette est située à quelques lieues des Apennins et de l’Abruzze ultérieure ; c’est une vieille et noble ville. Une branche de la Nera, petite rivière qui prend sa source dans la montagne, l’égaye par le riant aspect de ses rives ombreuses, et lui donne cette fraîcheur si nécessaire dans les climats du Midi.

Vers le milieu du XVIIe siècle, époque de guerres, de conspirations et d’aventures galantes, Spolette avait un tout autre aspect qu’aujourd’hui. À certains jours elle s’emplissait de soldats et de condottieri, ces partisans qui rappelaient les bandes noires et blanches des Médicis et des Suffolk. D’autres fois, les baladins, les grands seigneurs, les artistes affluaient dans la ville quand le comte feudataire, homme d’âge mûr et de caractère sombre et fantasque, se sentait, par hasard, des velléités de joyeuse humeur, et donnait des fêtes à sa petite cour.

Le comte était un Vitelli de la branche napolitaine, et les Vitelli étaient en ce temps-là de puissants seigneurs. Ils tenaient de près aux princes de Mantoue et cousinaient avec les Moncade d’Avalos à qui Urbain Vitelli avait disputé le marquisat de Peschiera. On sait que les Avalos tinrent deux fois en ce siècle la vice-royauté de Naples.

Ercole Vitelli, comte de Spolette, s’intitulait dans ses actes publics prince de Monteleone et seigneur d’Ascoli : c’était un des plus riches seigneurs de l’Italie.

S’il habitait l’Ombrie, loin de ses vingt châteaux des Abruzzes et de ses terres opulentes du pays de Naples, c’est qu’une haine de famille le poursuivait sans relâche depuis des années et ne lui laissait point de repos.

Andrea Vitelli, son cousin, était, disait-on, dans la montagne et commandait une forte bande. Andrea Vitelli avait juré vendetta contre le comte Hercule.

Or, en ce temps de troubles, les vengeances particulières avaient beau jeu.

À l’époque où commence notre récit, c’était vers la fin d’une journée de printemps, en 1640 ; la jolie ville de Spolette jouissait par hasard d’un de ces jours de repos absolu où il n’était question pour elle ni de fête, ni de guerre. Peut-être était-ce un de ces moments de calme qui précèdent les orages, car on avait entendu vaguement parler d’une conspiration ourdie par le moine Campanella, le grand artiste en conspirations de l’Italie du XVIIe siècle.

Des bandes considérables de brigands des montagnes, enrégimentés sous les ordres d’un chef célèbre nommé Demonio, avaient traversé le pays, mais on ne savait point pour quel motif ces bandes libres étaient venues établir leur camp dans les gorges des Apennins les plus rapprochées de Spolette. Il n’était pas rare, en ces jours de désordres, d’exactions et de violences de tout genre, de voir ces bandits, dont la position sociale et politique était à peu près celle des corsaires à lettres de marque de l’empire, combattre tantôt pour, tantôt contre le gouvernement : aujourd’hui au service de quelque vice-roi ou commandant de place, demain à la solde d’un feudataire, toujours pour celui qui les payait le mieux.

Ces bandes se recrutaient sur tous les degrés de l’échelle sociale. Il y avait, dans les camps volants de la montagne, des condamnés à mort, des échappés de prison, des gentilshommes revenus de l’exil ; il y avait des grands seigneurs ruinés ou mécontents.

C’était la fleur des tripots, la crème des salles d’armes ; c’était aussi l’élite des braves gens qui ne pouvaient s’accoutumer au service des galères.

Telle de ces hordes errantes était un beau jour soudoyée et choyée par l’État : le lendemain, on pendait ses chefs et on traquait ses soldats.

Les hasards de la guerre !…

Ce jour-là Spolette était plongée dans le calme le plus complet, à tel point qu’il n’y avait pas une âme à l’endroit le plus fréquenté de la ville. C’était une sorte de carrefour formant une petite place où aboutissaient trois rues presque droites : circonstance assez rare dans un temps où les limites des propriétés ne s’assujettissaient guère à l’alignement.

L’heure du souper venait de sonner ; cette cause et bien d’autres qui demanderaient de longues explications sur les vagues terreurs du peuple, à la veille de ces crises politiques dont lui seul, en définitive, est toujours victime, retenaient les habitants de Spolette au logis.

Huit heures venaient de sonner à l’église Notre-Dame du Secours.

À l’une des maisons de la place, une jalousie s’agita légèrement. Un tout petit objet rebondit sur les sculptures en ronde bosse de la façade et vint toucher le pavé en rendant un son métallique.

De très bons yeux, ouverts avec attention, eussent distingué peut-être une main blanche à travers les planchettes de la jalousie.

Le tout petit objet était une clef.

Un beau jeune homme de vingt à vingt-deux ans, aux longs cheveux bouclés, sortit de l’angle d’un palais voisin, saisit la clef et la baisa passionnément.

Puis il introduisit la clef dans la serrure d’une porte basse et disparut.

À ce moment et presque en même temps, du fond de ces rues étroites dont nous avons parlé, trois personnages se montrèrent.

Ils marchaient à peu près du même pas, en se balançant d’une hanche à l’autre, à la manière des élégants du temps. Ils arrivèrent à peu près ensemble au rond-point du carrefour.

C’étaient trois gentilshommes de belle mine et magnifiquement vêtus. On pouvait même remarquer dans leur mise une recherche d’élégance trop exquise pour qu’elle ne fût point intentionnée, car, en aucun temps, excepté pour les cérémonies publiques, les gens de grandes manières n’ont eu pour coutume d’étaler leurs plus riches vêtements dans la rue. Il n’y a que des bourgeois et des parvenus pour commettre de pareils solécismes contre le bon goût.

Les trois gentilshommes, absorbés sans doute par de graves pensées, semblaient ne rien voir et ne rien entendre de ce qui se passait autour d’eux. Aucun ne s’aperçut d’abord de la présence de ses voisins. Il faisait nuit noire, ceci soit dit à leur excuse, et le temps où la civilisation inventa les réverbères n’était pas encore venu. Nos trois seigneurs marchèrent en ligne directe vers la maison à la jalousie fermée. Ils s’arrêtèrent à égale distance les uns des autres, vis-à-vis de la fenêtre d’où la clef était tombée.

La maison qui captivait si profondément leur attention était à coup sûr digne de l’admiration d’un artiste. C’était un petit palais italien à toit plat. La façade, chargée de sculptures dont le portail du château de Gaillon pourrait donner une idée, était en outre ornée d’un large balcon soutenu par des chimères. Leurs têtes monstrueuses sortaient çà et là d’un ravissant fouillis de feuillages, de fleurs et d’animaux. Quelques plantes vivaces croissaient dans les moulures et formaient comme un bouquet de fleurs tressé dans la chevelure d’une coquette. Cela donnait à cette gracieuse habitation ce négligé plein de charme qui sied aussi bien aux belles choses qu’aux belles créatures.

Une jalousie verte, soigneusement fermée, tombait sur le balcon.

La plupart des palais de l’Italie, au commencement du XVIIe siècle, étaient défigurés par des ouvrages de fortification que nécessitaient les mœurs du temps, de sorte que cette maison toute jolie, qui s’offrait à l’œil du passant sans son escorte de murailles crénelées, avait un caractère particulier. Il semblait que devant ce riant asile le fléau de la guerre et les dévastations dussent s’arrêter, et que pour se faire respecter, cette habitation n’eût besoin que de son charme, comme ces vierges dont la beauté parfaite impose à la débauche elle-même.

Nos trois gentilshommes n’étaient point à coup sûr des artistes, car ils ne paraissaient guère sensibles aux grâces architecturales du petit palais et n’avaient d’yeux que pour la jalousie qui tombait sur le balcon. Quelque charmant mystère se cachait sans doute derrière l’impitoyable fenêtre.

La curiosité des trois personnages eut bientôt son explication. Tout à coup, la jalousie se leva jusqu’à la hauteur de la balustrade du balcon, et une tête charmante, une de ces têtes de femme dont Giorgione a su rendre les tons d’or bruni, apparut entre les arabesques en fer du balcon.

La belle créature fut sans doute effarouchée en voyant sous sa fenêtre une si nombreuse compagnie, car elle laissa aussitôt retomber la jalousie.

Les trois gentilshommes, désappointés, tournèrent à demi sur le talon, à la manière des gens à qui l’on ferme la porte au nez, au moment même où ils s’attendent à bon accueil.

Cette circonstance fit qu’ils s’aperçurent enfin ; et comme ils étaient gens de connaissance, ils laissèrent échapper une exclamation de surprise en se voyant tous trois sous la même fenêtre en si galant équipage.

— Eh ! mais, dit l’un d’eux, c’est le seigneur Pasquale Contarini, si je ne me trompe !

— Comment se portent le cher cavalier Tiberio Fanferluizzi et le seigneur Capitan ? s’écria Pasquale Contarini.

— À merveille, répondit Fanferluizzi.

— Admirablement, dit Capitan. Et vous, seigneur Pasquale ?

— Pas mal, pas mal… Mais je veux que le diable m’emporte, messieurs, si je ne trouve pas la rencontre merveilleuse !

— C’est très original !

— Très divertissant ! ajouta Capitan, qui essaya de rire et ne réussit qu’à faire une désagréable grimace.

Le fait est que ces trois gentilshommes se fussent peut-être rencontrés en toute autre circonstance et en tout autre lieu avec beaucoup de satisfaction.

Cela ne les empêchait point de s’envoyer mutuellement, in petto, à tous les diables.

Le seigneur Pasquale Contarini était un cavalier de trente-cinq à trente-six ans, tant soit peu avarié par un culte trop assidu à Vénus et à Bacchus. Quoiqu’il eût perdu la fleur et le duvet de la jeunesse, il était de bonne mine encore, et le dieu des pampres avait coloré son nez d’un si aimable vermillon, que toute sa figure en semblait illuminée. Ce nez donnait au visage du seigneur Pasquale Contarini une verve, un brio, un entrain tout à fait hors ligne.

Le cavalier Tiberio Fanferluizzi ne jouissait pas du même avantage, mais il possédait des cheveux roux et frisés qui imprimaient à sa physionomie un faux air d’Apollon dont il s’enorgueillissait à juste titre. Rien de plus gracieux et de plus magnifique que la personne de Fanferluizzi. Il était couvert de nœuds, d’aiguillettes et de dentelles depuis les souliers jusqu’au menton ; les modes les plus récentes d’Espagne, de France et d’Italie, se confondaient dans ses ajustements de couleur tendre, dont s’exhalait une odeur combinée de civette, d’ambre et de tubéreuse, qui saisissait tout d’abord l’odorat et le cœur. Toute sa personne était si suave, que son épée elle-même avait plutôt l’air d’un bijou que d’une arme.

Telle n’était pas certes la rapière du seigneur Capitan ; cette rapière-là faisait trembler rien qu’à voir sa poignée à grillages plus compliqués que les barreaux d’une prison. Rien qu’à mesurer sa longueur, rien qu’à entendre le bruit de ferraille qu’elle rendait quand le seigneur Capitan marchait majestueusement au milieu du pavé, bien des gens se fussent évanouis de frayeur. Ce n’était point l’or, les diamants et la soie qui brillaient sur la personne de Capitan, mais le buffle, le cuir et le fer. Il est vrai que pour la circonstance il avait jugé à propos de tempérer la sévérité ordinaire de son costume par quelques agréments inusités qui ressemblaient à des guirlandes de roses sur la porte d’un cachot. Le seigneur Capitan avait en outre des moustaches terribles dont, à Spolette, on faisait peur aux petits enfants méchants, et qui les empêchaient de dormir pendant une semaine. Capitan occupait un poste de confiance auprès du comte Ercole Vitelli ; Pasquale Contarini était fils d’un marchand de Venise, exilé par le secret conseil ; Tiberio Fanferluizzi possédait une douzaine de châteaux et faisait des sonnets à la lune.

Tels étaient les trois personnages que le hasard venait de réunir à la même heure sous la fenêtre de la Lucrezia Mammone, une des plus célèbres dames de l’Italie du XVIIe siècle, si fertile en Aspasies célèbres. La Lucrezia avait été, disait-on, la maîtresse du comte Hercule Vitelli, ce qui lui donnait un prix plus grand encore auprès des élégants de seconde main comme Pasquale et le seigneur Fanferluizzi.

Après avoir échangé les quelques mots que nous venons de rapporter plus haut, les trois gentilshommes se saluèrent à la manière des gens qui prennent congé les uns des autres avec l’intention de suivre chacun son chemin.

Ils firent effectivement quelques pas, puis ils revinrent à la même place et se saluèrent de nouveau en faisant encore mine de s’éloigner.

Un mauvais génie, sans doute, quelque fée malicieuse se jouait d’eux, car ils revinrent une troisième fois au même lieu. Cette fois Pasquale Contarini fronça le sourcil, Tiberio Fanferluizzi frappa légèrement du pied et Capitan tordit sa moustache.

Après un court moment d’hésitation, Tiberio Fanferluizzi s’approcha de Pasquale Contarini et lui dit à l’oreille d’un air d’étonnement :

— Ne savez-vous donc point, seigneur Pasquale, qu’il y a ce soir un souper de gentilshommes et de plaisantes filles chez le tavernier Salvator ?… Des vins exquis ! Vous savez si le drôle a une cave bien montée ! Hâtez-vous donc, car votre place est réservée, et jamais joyeuse partie n’a commencé sans vous !

— Cher seigneur Tiberio, répondit Pasquale Contarini, faites-moi, de grâce, l’honneur de m’y remplacer. À coup sûr les convives ne perdront pas au change. Hâtez-vous, de peur qu’on ne commence avant que vous soyez arrivé.

Fanferluizzi tourna le dos à Contarini et se gratta l’oreille. Ce dernier réfléchit un moment, et s’approchant de Capitan :

— Seigneur Capitan, dit-il, ignorez-vous donc le duel de Jacopo Maffei et de ce brave Santa-Fiore ?

— Non pas, répliqua Capitan, je sais cela depuis plus longtemps que vous, seigneur Contarini. Quand il y a une affaire d’honneur dans le pays de Spolette, j’en suis toujours le premier informé.

— Alors, reprit Contarini, vous ne pouvez ignorer que ce duel a lieu à cette heure même au bord de la Nera… Ne seriez-vous point l’un des deux témoins, par hasard ?

Capitan se mordit la lèvre, mais il eut bientôt repris contenance et répondit avec sang-froid :

— S’il vous plaît avoir des nouvelles de l’affaire dont vous parlez, seigneur Contarini, je puis vous en fournir de toutes fraîches. La rencontre a eu lieu vers sept heures de relevée, aux flambeaux, corps du Christ ! avec des lames qui n’entreraient point dans ce fourreau de page que vous portez à la ceinture… Jacopo Maffei, votre compère, a eu la tête fendue jusqu’aux dents, que Dieu vous garde !

Pasquale Contarini tourna le dos à Capitan et se pinça le nez.

Capitan, voyant Fanferluizzi qui s’approchait de lui comme pour lui parler, le devança.

— Seigneur Fanferluizzi, lui dit-il au tuyau de l’oreille, il y a fête ce soir au palais de notre seigneur le comte Ercole Vitelli.

— Je sais cela.

— Savez-vous aussi que la noble Marie d’Amalfi doit y être ?

— Que m’importe cela ? demanda le beau Fanferluizzi en glissant ses longs doigts dans les boucles de ses cheveux rouges.

— Seigneur Tiberio, reprit Capitan d’un air plus mystérieux encore, les dames me sont plus cruelles qu’à vous, et je n’ai point ce don merveilleux que vous avez de les prendre dans les doux lacs d’amour… mais si elles dédaignent mes soupirs, elles me prennent volontiers pour confident.

— Pauvre ami ! murmura Tiberio.

— Oui… c’est un rôle dont vous ne voudriez pas et dont je me contente… Tant il y a que la noble Marie m’a confié, en pleurant, qu’elle maigrissait et se mourait pour l’amour de Votre Seigneurie.

— Holà ! dit Fanferluizzi ; voyez le grand mal !… il y en a bien d’autres.

— Ayez pitié, mon bon compagnon ! reprit encore Capitan, Maria d’Amalfi est belle.

— Assez.

— Je dis très belle… Elle a vingt ans…

— Vingt-deux ans.

— Mordieu !… Est-ce un démenti, seigneur Tiberio ?

— Au ciel ne plaise !… Mettons vingt ans… Je m’en bats l’œil, seigneur Capitan.

— Et moi, je dis que vous avez un cœur de roche : par le sang du Rédempteur !… Marie vous attend ce soir chez le comte.

— C’est bien ! dit froidement Tiberio.

— N’y allez-vous point ?

— Peut-être… En tous cas, il n’est pas l’heure. Les girandoles ne sont pas encore allumées au palais du noble Ercole Vitelli… Voyez !

Ce disant, Tiberio désigna du geste un grand édifice qui s’élevait au bout de la principale rue, et dont les murailles ne montraient en effet aucune lumière.

Capitan se tira la moustache et ne répliqua point.

Cependant, au bout de quelques minutes, la jalousie se leva de nouveau, et la tête charmante de Lucrezia Mammone parut une seconde fois au balcon. La belle créature sembla peu satisfaite de voir encore les trois gentilshommes debout à la même place, car elle fit la moue, et sa petite main laissa pour la seconde fois retomber la jalousie.

Les trois gentilshommes se regardèrent comme la première fois, mais sans prendre la peine de dissimuler leur mauvaise humeur.

— C’est une mystification ! murmura Contarini.

— Une impertinence !… ajouta Fanferluizzi.

— Afin que tout cela ne finisse pas mal entre nous, car je vois, messieurs, que personne ne veut quitter la place ; je propose un moyen.

— Lequel ?

— Tirons au sort.

— Au diable le moyen ! s’écrièrent Fanferluizzi et Contarini.

Tandis que la conversation prenait cette tournure menaçante et que la situation se compliquait, un quatrième personnage, monté sur un cheval noir et enveloppé d’un grand manteau brun, arrivait par la rue du milieu. Comme ce nouveau venu avait d’excellents yeux, il ne lui fut pas difficile d’apercevoir, au moment où la jalousie se levait, la charmante figure de la Lucrezia Mammone. Son visage s’en éclaira sous son feutre d’un de ces rayons de joie peu vertueux dont s’allument les yeux des galants à la vue d’une jolie femme.

Il éperonna son cheval et sauta à terre, en arrivant à l’angle de la place.

Dès qu’il eut attaché sa monture par la bride à l’anneau de fer scellé, pour cet usage, à tous les coins de rues, il se dirigea d’un pas rapide vers le palais.

— Il paraît qu’il y a nombreuse compagnie ici, dit-il en arrivant.

Le nouveau venu ne fut pas reçu par les trois gentilshommes avec beaucoup de cordialité. Fanferluizzi et Contarini lui tournèrent les talons, tandis que le seigneur Capitan, la main gauche sur la garde de sa rapière, la droite au croc de la moustache, calculait du regard combien de pieds et de pouces l’inconnu pouvait bien avoir depuis la semelle de ses bottes de voyage jusqu’au plumet noir de son feutre.

L’inconnu ne paraissait pas d’humeur à se fâcher, car il sourit.

C’était un grand jeune homme d’environ vingt-cinq ans. Il était beau, bien fait et d’une maigreur robuste, annonçant des muscles d’acier. Le soleil avait bronzé son teint, déjà naturellement brun. Il portait une moustache noire légèrement retroussée ; et quand il souriait, on voyait, entre ses lèvres d’un corail bruni, apparaître des dents d’une blancheur éclatante. Son regard était vif et ferme ; son visage annonçait la franchise, l’orgueil et l’audace. À ce premier aspect, on pouvait bien le prendre pour un de ces coureurs d’aventures qui sont toujours prêts à risquer leur vie pour un instant de plaisir, et dont l’audace ne recule devant aucun péril.

En voyant les trois gentilshommes lui tourner le dos, l’inconnu s’imagina tout bonnement qu’ils allaient quitter la place. De fait, il était habitué à voir chacun lui céder le pas. Mais, dès qu’il vit qu’on ne bougeait point, il s’étonna franchement, comme un homme à qui toute résistance semble miracle.

— Il paraît, messieurs, dit-il avec moquerie, que nous sommes décidés à faire ici sentinelle ? Vous plaît-il, pour abréger le temps, d’entamer un petit bout de conversation ? Il est d’usage, par exemple, en pareil cas, de se raconter fort au long par quel hasard singulier on se trouve réunis au même lieu…

Nos trois galants ne semblaient point prendre la plaisanterie en bonne part.

L’inconnu poursuivit en gardant son accent railleur :

— De mon côté, l’histoire ne sera pas longue. Ce matin une affaire m’amenait à Spolette ; j’ai aperçu dans une rue déserte une femme… qui a passé comme un rêve charmant… Je l’ai suivie, me promettant de revenir ce soir… À ces promesses on ne manque jamais, vous savez… Le soir est venu… Me voici… et je viens d’apercevoir mon beau rêve derrière cette jalousie.

— Monsieur, interrompit Pasquale Contarini en se retournant brusquement, nous ne sommes pas en train de rire, et vous nous obligeriez infiniment s’il vous plaisait d’aller rêver ailleurs.

— Il y a des gens qui paraissent ignorer les premières notions de la civilité, ajouta Fanferluizzi en se retournant à son tour.

Capitan se contenta de tousser de sa plus grosse voix et de tourmenter sa moustache en roulant des yeux épouvantables.

— Oh ! oh ! fit l’inconnu, le prend-on ainsi ?… Eh bien ! j’aime cette manière de poser la question. Nous sommes quatre ; dégainons deux contre deux, cela mènera grand train la besogne.

Cette proposition ne fut pas accueillie avec l’enthousiasme qu’elle méritait. Pasquale Contarini et le seigneur Fanferluizzi se tournèrent vers Capitan comme pour lui demander son avis. Celui-ci avait pris une attitude martiale convenable pour la circonstance, mais l’impatience du combat sans doute le rendait plus pâle qu’un mort.

— Dégainons ! dégainons ! dit-il en faisant sonner machinalement sa formidable rapière.

Il accompagna ces mots d’un regard terrible à l’adresse de l’inconnu, qui ne parut aucunement s’en émouvoir.

— Ma foi ! dit Contarini, un coup d’épée est chose assez insignifiante, mais…

— Mais, interrompit Tiberio, pour une femme…

— Et quelle femme ! ajouta Contarini.

— La Lucrezia Mammone ! prononça Fanferluizzi avec dédain.

Ce nom parut produire sur l’inconnu un effet extraordinaire. Il tressaillit, ses lèvres devinrent blêmes…

— Cette femme… qui demeure là…, prononça-t-il d’une voix changée et qui n’avait plus aucun accent de raillerie, cette femme est la Lucrezia Mammone ?

— Sans doute, répliquèrent à la fois Tiberio et Pasquale. Après ?

L’étranger jeta son manteau sur le pavé et montra subitement sa taille svelte et robuste. Il dégaina.

— Il ne s’agit plus de se battre deux contre deux, dit-il d’un ton bref et impérieux, car si cette femme est Lucrezia, comme vous le dites, moi seul ai le droit de rester ici et d’entrer dans cette demeure. Or donc, mes gentilshommes, décampez ou défendez-vous !

Capitan recula de vingt ou trente pas.

Les deux autres semblaient vouloir parlementer encore.

Mais la prunelle de l’inconnu lança un éclair, et la pointe de son épée toucha le jabot de dentelles de Contarini.

Quand celui-ci sentit l’acier de la rapière lui piquer la peau, il dégaina d’un temps et chargea bravement son adversaire.

La partie était douteuse, et Pasquale commençait à perdre du terrain. L’inconnu avait une grande rapière à garde de jais qu’il maniait avec une admirable aisance, et n’attendait qu’une occasion convenable pour la loger dans le corps de Contarini. Celui-ci, forcé de battre en retraite, rompait en parant.

Tiberio Fanferluizzi ne voulut pas que son compagnon succombât pour si peu. Il tira du fourreau son joujou damasquiné et poussa des bottes assez vives à l’inconnu.

Capitan regardait de loin. Capitan tordait sa moustache. Capitan frappait des appels et tirait à demi sa redoutable épée, mais c’était tout. Il restait prudemment à distance.

En un moment où l’inconnu, poussé par ses deux adversaires, se trouva obligé de sauter de côté pour reprendre la main, Capitan eut une véritable envie de se mêler à l’affaire ; mais il vit bientôt que l’inconnu, malgré l’attaque de Fanferluizzi, soutenait assez vertement la lutte ; alors il changea soudain de sentiment et se prit à crier de toute sa voix :

— Messeigneurs, je vous prie de recevoir ma déclaration. Capitan ne commettra jamais cette action infâme et honteuse de dégainer lui troisième contre un seul adversaire.

Cependant l’inconnu, malgré sa vigueur et son adresse, ne pouvait bien longtemps soutenir une lutte aussi inégale : il rompait à son tour et allait se trouver acculé à la muraille, quand la porte de la Lucrezia Mammone s’ouvrit tout à coup. Il en sortit un tout jeune homme d’une figure charmante, dont les cheveux blonds retombaient en longues boucles sur son pourpoint de velours.

À la porte, une douce voix lui dit :

— Adieu, mon Angelo, nous nous retrouverons ce soir au palais du comte Vitelli.

La porte se referma.

Angelo était ce bel enfant que nous avons vu naguère ramasser la clef et entrer chez la Mammone.

Il ne fut pas plutôt sur la place, qu’il vit la lutte engagée.

Une généreuse indignation lui fit monter le sang au visage. Sans mot dire, il tira l’épée et prit à partie le brillant Tiberio Fanferluizzi, dont les nœuds, les rubans et dentelles se trouvèrent assez mal de ce nouvel assaut.

La face du combat changea aussitôt. L’inconnu débarrassé d’un adversaire reprit bientôt son avantage, et le jeune blondin donna si bien à travailler au joujou de Tiberio Fanferluizzi, que ce gentilhomme en oublia toutes les règles de l’escrime et fit des âneries qui lui auraient valu les verges dans toutes les salles d’armes d’Italie.

Pasquale et Tiberio soutinrent la lutte un moment encore, puis, voyant que décidément l’avantage n’était pas de leur côté, ils prirent la fuite en laissant quelques gouttes de leur sang sur le pavé.

Le formidable Capitan avait disparu depuis longtemps.

Le combat terminé, l’inconnu se tourna vers le jeune homme et le remercia cordialement de son assistance.

— Il n’y a pas de quoi, monsieur, répondit Angelo en remettant son épée dans le fourreau, c’est à charge de revanche.

Il fit de la main un salut gracieux comme sa personne, et s’éloigna avant que l’inconnu eût songé à lui demander son nom.

L’inconnu le suivit un moment des yeux, puis rengainant sa rapière et ramassant son manteau qu’il jeta sur son épaule, il heurta rudement à la porte de Lucrezia.

La porte s’ouvrit. L’inconnu écarta sans façon le serviteur qui se présenta pour lui répondre, et entra.

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