II Capitan

Dans ce grand palais qu’on apercevait au bout de la rue, et qui bientôt allait s’éclairer pour une fête, le comte Ercole Vitelli et la femme qui veillait sur ses deux enfants, deux filles encore au berceau, étaient réunis et s’entretenaient.

Le comte était un homme de quarante ans, au visage dur et fatigué. La femme, qui avait pour nom Mercedès, était une manière de duègne, gardant un reste de beauté sur ses traits flétris avant l’âge.

Ils étaient tous deux dans la chambre à coucher du comte.

— Comment sont les enfants ? demanda celui-ci.

— Fiamma est fort belle, répondit la duègne ; mais Régina souffre.

— Fiamma est ma fille chérie, murmura le comte, Fiamma est mon héritière… Que Dieu lui donne une vie heureuse !

— Dieu lui donnera une vie heureuse, monseigneur, murmura la duègne qui ne put retenir un profond soupir.

Le comte la regarda.

— Tu as quelque chose ? dit-il.

Et comme la duègne tardait à répondre, il ajouta d’un ton rude et bref, sous lequel se cachait une menace :

— Parle !… Je veux savoir !

La duègne se prit à trembler.

— Oh ! seigneur, seigneur, dit-elle, le passé est terrible, et j’ai fait ce que j’ai pu pour oublier.

— Toujours tes folles craintes !

— Mes craintes, seigneur, pouvaient être folles hier… Aujourd’hui, Dieu sait que j’ai mes raisons de trembler.

— Explique-toi.

— Je l’ai vu.

— Qui ?

— Lui… Celui dont le père et la mère…

— Andrea ?

La duègne eut un frisson.

— Demonio ! prononça-t-elle d’une voix épuisée.

Le comte avait pâli.

— C’est donc bien lui qui est Demonio ! murmura-t-il. Tu lui as parlé ?

— Oui.

— Que lui as-tu dit ?

— Tout.

Le comte fit un mouvement de furieuse colère.

— Misérable ! commença-l-il.

— Seigneur, interrompit la duègne, ayez pitié de moi ! Il est fort, et je suis faible. Il m’a menacée de me tuer…

— Et quand on te menace, murmura le comte comme en parlant à lui-même, tu cèdes toujours !

— Vous vous souvenez, seigneur, répliqua la duègne avec amertume, autrefois vous m’avez menacée aussi, et j’ai cédé pour mon malheur éternel !

— Silence ! interrompit le comte. Tu lui as dit que la Lucrezia Mammone…

— Je lui ai tout dit, seigneur, tout ce qui s’est passé depuis dix ans, et quant à ce qui s’est passé avant ce temps-là, Andrea le savait.

Le comte réfléchit un instant.

— Va-t’en ! dit-il ensuite, et que Capitan vienne ici sur-le-champ !

La duègne sortit, et Capitan parut presque aussitôt. Il entra en saluant et en souriant.

— Monseigneur veut savoir le résultat de ma tournée ? dit-il ; j’ai fait le guet à la porte de la signora… voici ce que j’ai vu… Tiberio Fanferluizzi et Pasquale Contarini gobant le marmot comme de coutume sous le balcon de la charmante… Mais le petit Angelo est plus fin que cela… il entre, lui… Du diable s’il n’a pas la clef de la petite porte par où mon illustre maître (il s’inclina respectueusement) a seul le droit de s’introduire.

Le comte semblait ne pas avoir écouté.

— Il ne s’agit pas d’affaires d’amour ou de jalousie, dit-il en fronçant le sourcil ; un grave danger menace ma maison.

— N’avez-vous pas de bonnes épées à votre service ? voulut dire Capitan.

— Tais-toi ! interrompit le comte, il est ici.

— De qui parle monseigneur ?

— De lui… de l’homme dont je craignais tant le retour…

— Notre cousin disparu ?…

— Oui.

— Andrea Vitelli ?

— Andrea Vitelli.

— Diable ! diable !… fit Capitan ; et comment savez-vous ?…

— Vous disiez tous : Chimère ! chimère !… C’était la vérité, pourtant… Andrea Vitelli c’est autre que le chef de la montagne, qu’on appelle Demonio.

— Diable ! diable ! fit encore Capitan.

— Mercedès m’a tout dit, reprit le comte.

— Et comment Mercedès elle-même a-t-elle pu savoir ?…

— Mercedès servait dans la maison de la comtesse sa mère… Il s’est introduit dans ma propre demeure, Dieu sait comme… Il est allé trouver Mercedès que son aspect a rendue folle… Elle a tout dit…

— Tout, monseigneur ?… et il paraît qu’il y en a long !

Le comte Émile soupira et ne répondit point.

— Ah ! dame ! voyez-vous bien, reprit le vaillant, ceux qu’on ne tue pas bel et bien reviennent toujours… Savez-vous où le trouver ?

— C’est pour le savoir que je t’ai fait venir… Un beau cavalier… vingt-cinq ans, grand feutre à plume noire, pourpoint noir, manteau noir…

— Et rapière longue de deux aunes, à garde de jais…

— Est-ce que tu saurais ?…

— J’ai vu.

Le comte fit signe à Capitan de s’asseoir auprès de lui.

— Tu es la perle des serviteurs, dit-il, veux-tu gagner cent ducats d’or d’un seul coup ?

— Je n’ai pas besoin de cent ducats d’or, répliqua le brave, pour accomplir la volonté de mon noble maître.

— Écoute… Il ne faut pas que notre cousin Andrea Vitelli sorte de Spolette.

— Bien !

— Et il faut que la chose ait lieu décemment, sans bruit… Tu m’entends ?

— Parfaitement, monseigneur.

— Te charges-tu de l’affaire ?

— À mes risques et périls…

Capitan se leva, salua et sortit pour aller querir ses estafiers, car la besogne acceptée était difficile.

Capitan ne se dissimula point les dangers. Néanmoins, en se mettant cinquante contre un, le vaillant garçon espérait en sortir à son honneur.

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