IV Les deux enfants

C’était une chambre éclairée seulement par la lueur vacillante et pâle d’une lampe de nuit.

Deux berceaux entourés de langes de soie étaient côte à côte.

De vastes rideaux drapaient leurs plis amples et forts devant une fenêtre haute dont l’embrasure aurait pu servir d’alcôve.

Auprès des deux enfants, Mercedès, la duègne, à demi endormie, marmottait la fin de ses patenôtres.

La lumière de la lampe donnait en plein sur le visage des enfants et semblait leur faire ainsi une douce auréole. C’étaient deux petites filles : elles étaient charmantes dans leur souriant sommeil.

Mercedès s’interrompit au milieu de ses patenôtres et eut un tressaillement.

— Oh !… fit-elle d’une voix qui tremblait ; j’ai cru entendre…

Elle s’interrompit et fit le signe de la croix.

— Pauvre malheureuse que je suis ! reprit-elle, j’ai peur… toujours peur… Mes souvenirs m’épouvantent… et mon sommeil est plein de songes terribles.

Elle regarda l’horloge à balancier qui pendait à la muraille.

— Neuf heures ! murmura-t-elle, comme j’attendrai longtemps avant de voir le jour !… Mon Dieu ! reviendra-t-il ? Faudra-t-il que j’aperçoive encore ce visage pâle qui ressemble au visage du mort ?… Andrea !… Andrea !… François Vitelli, prince de Monteleone !…

Elle frissonna de la tête aux pieds.

— Comme il souffrit longtemps !… reprit-elle ; comme ses yeux étaient grands et creux !… Comme sa voix était changée quand il nous dit : « Mon pourpoint… Je veux monter à cheval… » Un corps mort qui monte à cheval !… ajouta-t-elle avec un rire d’égarement.

Puis elle continua un peu plus bas :

— Et lui… Andrea… le jeune homme… Tout le passé a surgi en moi à sa vue… La chambre close… le lit poudreux… le vieillard livide… et l’oreiller ! Oh ! l’oreiller !…

Elle se couvrit le visage de ses mains. Les deux enfants souriaient et sommeillaient.

Un bruit se fit du côté de la fenêtre. La duègne tressaillit une seconde fois et plus violemment.

— Cette fois, murmura-t-elle, je ne me suis pas trompée… J’ai entendu…

Puis, se reprenant et tâchant de sourire :

— Je suis folle !… dit-elle ; c’est le vent… Que craindre, d’ailleurs, en ce palais si bien gardé et qui s’illumine pour une fête ?…

Comme elle achevait ces mots, un des carreaux de la fenêtre, brisé tout à coup, tomba en dedans avec fracas, et on entendit le son d’une botte éperonnée qui venait de s’appuyer sur le plancher de la chambre.

La duègne se leva toute droite.

Les draperies qui masquaient l’embrasure glissèrent sur leurs tringles, et la figure d’Andrea parut entre les plis de la soie.

La duègne poussa un cri et tomba comme morte.

Andrea ne prit pas garde à la terreur de la vieille, et marcha résolument vers le berceau.

Mais au moment où il étendait la main, il s’arrêta et pâlit.

Il venait chercher une enfant, et il se trouvait en face de deux enfants.

Laquelle était la fille de sa sœur ?

Il les regarda tour à tour ; toutes deux étaient également belles avec le sourire paisible de leur sommeil.

Il secoua la duègne pour l’interroger : c’était une masse inanimée.

— Laquelle ?… murmurait-il, laquelle ?…

Et il restait indécis devant le double berceau.

Une dernière fois, il secoua rudement Mercedès, qui ne donna point signe de vie.

— Eh bien ! murmura-t-il, à cela ne tienne !… Je les enlèverai toutes les deux.

En effet, il saisit les deux enfants dans leurs langes et les enveloppa doucement dans les plis de son manteau.

Puis il se dirigea vers le balcon pour s’en aller comme il était venu. Mais quand il écarta de nouveau la lourde draperie, il vit que le balcon était occupé par des hommes armés.

Il tira son épée et s’élança vers la porte.

La porte s’ouvrit et laissa voir une troupe d’estafiers, l’épée nue. Capitan était, comme tout brave chef, à l’arrière.

La voix du comte Hercule se fit entendre.

— Saisissez-le ! disait le vieux comte, saisissez-le mort ou vif !

— À mort ! à mort ! criait Capitan, plus franc que son maître.

Andrea s’était acculé à la muraille.

Il fit d’abord mine de se défendre ; mais, comme si une idée lumineuse eût subitement éclairé son esprit, il parut se raviser tout à coup : il découvrit alors le visage des deux enfants, et levant son épée au-dessus de leurs têtes :

— Hercule Vitelli, dit-il froidement, arrière, toi et tes hommes, ou tu n’as plus de fille !

Cette menace tomba comme un coup de foudre sur le cœur du vieux comte, qui chancela.

— Ma fille ! s’écria-t-il d’une voix étouffée. Écartez-vous !… écartez-vous !… laissez-le passer !…

Il était pâle, et ses cheveux se dressaient sur son crâne.

Les soldats de Capitan s’écartèrent, et Andrea passa la tête haute.

Avant de franchir le seuil du palais, il se retourna.

— Ercole Vitelli, dit-il d’une voix claire et vibrante, ma sœur est morte, nous nous reverrons quelque jour !

Il gagna la rue et arriva bientôt au carrefour, où il trouva son cheval encore attaché à l’anneau scellé dans le mur. Le cheval hennissait d’impatience ; Andrea le détacha, sauta en selle chargé de son double fardeau, et sortit au galop de Spolette en prenant la route des montagnes.

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