III

La petite place où s’est passée la première scène de ce récit resta longtemps déserte.

Les lumières s’éteignirent aux façades des maisons, et cependant les fenêtres du comte Ercole Vitelli ne s’illuminaient point encore pour la fête.

On n’entendait que les murmures lointains des tavernes où Capitan recrutait en ce moment son armée, et le bruit sourd de la Nera, coulant à vingt pas de la maison gothique, entre ses deux quais aux parapets de marbre.

La Nera, qui faisait le tour de l’hôtel pour en traverser les jardins ombreux, était en cet endroit large et profonde. De temps en temps un batelier passait en chantant dans sa barque. Puis le silence se faisait de nouveau.

La porte de l’hôtel gothique avait donné passage à notre inconnu, qui était entré tout droit chez la maîtresse du logis : une très jeune femme, adorablement belle et parée déjà pour la fête.

La Lucrezia avait des perles dans ses grands cheveux qui faisaient comme un cadre de jais à son visage pâle. Sa taille s’emprisonnait, sa taille souple et riche, dans une basquine de satin à la mode napolitaine.

Quoiqu’elle eût acquis un développement que les femmes n’obtiennent en France que vers l’âge de vingt-cinq ans, la Lucrezia Mammone avait à peine dix-sept ans, et c’était quelque chose de ravissant que cette beauté accomplie qui possédait encore tous les charmes de l’adolescence.

Elle regardait l’inconnu qui la tenait par la main ; elle le regardait avec de grands yeux où il y avait de l’étonnement et de l’effroi.

L’inconnu avait nom Andrea Vitelli. Depuis une minute, il était assis sur un sofa auprès de la Lucrèce.

— Regardez-moi encore, disait-il.

— Je vous regarde, seigneur, répondait la belle fille, mais je ne vous reconnais point.

Et comme l’œil noir et perçant de Vitelli restait cloué sur elle, ses yeux se baissèrent ; elle reprit d’une voix timide :

— Je ne sais pas ce que j’éprouve auprès de vous, seigneur… Ceux qui entrent ainsi chez moi, je les fais chasser par mes gens… et vous, je vous écoute… et je vous obéis.

— Regardez-moi, Lucrèce, dit encore l’inconnu.

— Je vous regarde… Je ne vous ai jamais vu avant ce jour.

Andrea lui serra la main si fortement que la jeune femme poussa un cri léger.

— Je suis votre frère, madame ! dit-il alors d’une voix profonde et contenue.

— Mon frère !… s’écria Lucrèce stupéfaite.

— Silence ! fit Andrea. Vos serviteurs sont-ils à vous ?

— C’est le comte qui les a placés près de moi.

— Silence !… alors, car j’ai bien des choses à vous dire, Lucrèce, des choses que vos oreilles seules doivent entendre. Est-il ici un lieu où nous puissions être à l’abri des espions ?

Lucrezia se leva.

— Venez ! dit-elle.

Elle prit la main d’Andrea, et de son autre main blanche et modelée comme celles des femmes de l’Albanie, elle écarta les riches draperies qui recouvraient la porte. Puis elle l’entraîna d’un pas rapide et lui fit traverser une longue enfilade d’appartements.

C’était partout une richesse gracieuse, les somptuosités de l’art italien.

Le visage d’Andrea Vitelli avait tout à fait perdu son caractère d’insouciance, et à mesure que les richesses de la Lucrezia Mammone se déroulaient devant lui comme une galerie de chefs-d’œuvre et d’objets précieux, son front s’assombrissait davantage.

La Lucrezia ouvrit enfin une porte vitrée donnant sur le péristyle d’un large perron de marbre blanc qui menait au jardin.

Ce jardin était simple et harmonieux ; on y voyait de grands arbres autour d’une vaste pièce de gazon que traversait la rivière de Spolette. Nous l’avons déjà nommée : c’est une branche de la Nera.

La Lucrezia conduisit Andrea.

— Asseyez-vous, lui dit-elle en lui montrant un banc de gazon ; ici, personne autre que moi ne vous écoutera.

Andrea s’assit et resta un instant silencieux.

Puis, comme il rêvait, la Lucrezia lui passa doucement son bras autour du cou.

— Mon frère !… murmura-t-elle (et sa voix tremblait d’émotion), comme je vais vous aimer !…

Andrea tressaillit et la repoussa froidement.

— Moi, je vous ai toujours aimée, ma sœur ! répondit-il.

— Pourquoi me repousser ?

— C’est que j’ai bien des choses à vous dire, Lucrèce ! répliqua Vitelli, dont la voix était grave et profonde.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura la pauvre jeune fille, j’ai au fond de l’âme de la joie et de l’angoisse !… c’est comme s’il y avait sur moi un grand bonheur et un grand malheur !

— C’est qu’il y a sur vous un grand bonheur et un grand malheur, Lucrèce ! prononça lentement l’étranger. Écoutez-moi… Après quinze ans d’exil, durant lesquels j’ai pensé à vous chaque jour, et chaque jour prié pour vous, je revenais fort et puissant dans cette ville d’où l’on m’avait chassé nu et faible !… Je ne savais pas si vous étiez morte ou si vous étiez vivante !… Et il me fallait le savoir, Lucrèce, car, en ce monde, avec mon fils qui est un enfant, je n’ai plus que vous à aimer…

— Ah ! dit la jeune femme, dont une joie étrange illumina le regard, vous avez un fils ?

— Écoutez-moi, madame !… interrompit encore l’étranger, je me nomme Andrea Vitelli, prince de Monteleone, seigneur souverain d’Ascoli… et vous êtes la comtesse Lucrezia Vitelli.

— Se peut-il ?…

— Et l’on dit que la Lucrezia Mammone a perdu son honneur ?

— Oh ! fit la pauvre femme en un sanglot.

— Est-ce vrai, ma sœur ? demanda Andrea.

Lucrèce hésita, puis elle répondit en courbant la tête :

— C’est vrai !

— On parle de la Lucrezia Mammone, reprit Andrea avec tristesse, dans toutes les villes de l’Italie. On vante sa grâce sans rivale… on vante sa beauté souveraine… que sais-je ? ma sœur !… On en parle à tel point que le nom de notre père sera flétri depuis Naples jusqu’à Venise.

Lucrèce avait sa tête entre ses mains.

— Le nom de notre père !… murmura-t-elle, le nom de Vitelli !… un nom plus noble que le nom d’un roi !… Oh ! vous aviez raison, mon frère : il y avait près de moi bien du malheur et bien du bonheur !

— Ce matin, quand je suis arrivé à Spolette où je venais vous chercher, poursuivit Andrea, vous êtes la première personne que j’aie vue, et cela par hasard… Vous passiez en litière sur le cours… Je vous ai suivie, parce que je vous trouvais belle et que la solitude de ma vie m’a jeté dans les folles aventures… J’ignorais votre nom… Ce soir je suis revenu sous vos balcons et j’ai trouvé trois cavaliers à votre porte.

Lucrèce se redressa, et un rayon d’orgueil éclaira son regard.

— Des fanfarons ou des menteurs, s’écria-t-elle, s’ils se sont targués seulement d’un sourire.

— Ils ont prononcé votre nom en riant, dit Andrea, et j’ai tiré mon épée…

— Oh !… merci ! merci ! mon frère.

— Pendant que je me battais, un homme est sorti de chez vous.

— Un noble cœur, celui-là ! interrompit Lucrèce qui baissa les yeux. Il me respecte et je l’aime… Mais comment avez-vous su que la Lucrezia Mammone était votre sœur ?

— Il y a au palais du comte Ercole une femme qui servait autrefois notre mère… Mercedès…

— Mercedès ! répéta Lucrèce.

— Je l’ai interrogée… Elle m’a tout dit… Et maintenant, Lucrèce, il faut que vous sachiez l’histoire de notre famille.

— Je la sais, mon frère… Ercole et François Vitelli étaient cousins… Le vieux prince de Monteleone les aimait d’une tendresse égale… Mais François mourut trop tôt, et le comte Ercole hérita de biens immenses.

— François mourut assassiné ! interrompit Andrea.

— Notre père ! dit Lucrèce dont la voix tremblait.

— Notre père !… ils ont menti, ceux qui disent que le vieux prince de Monteleone aimait les deux cousins d’une tendresse égale… Vous étiez trop jeune pour comprendre cela, Lucrèce, mais moi, je me souviens… Écoutez :

« Après la mort de notre sainte et bonne mère, la comtesse Pia Vitelli, le prince de Monteleone fit appeler mon père pour lui apprendre que sa volonté était de le faire son héritier.

« Le prince habitait Spolette et ce palais où demeure maintenant le comte Ercole Vitelli.

« Nous vînmes tous, mon père, vous et moi, ma sœur, et encore un pauvre parent que mon père hébergeait par bienfaisance.

« Ce pauvre parent est aujourd’hui comte Vitelli, prince de Monteleone et seigneur souverain d’Ascoli. »

— Le comte Hercule !… commença Lucrèce.

— C’était lui… Mercedès nous suivait également.

— Mercedès ne m’a jamais parlé de tout cela, dit la jeune femme.

— Mercedès avait intérêt à vous cacher bien des choses, ma sœur ; mais, soyez tranquille, vous saurez tout.

« Nous arrivâmes à Spolette… Le prince nous fit grand accueil et reçut comme il faut, pour l’amour de mon père, le pauvre parent Hercule, qui était doux, souple, savant, utile, entendu aux affaires, et le plus dévoué cousin qui fût au monde. »

Andrea prononça ces dernières paroles avec amertume.

— Nous vivions tranquillement à Spolette, reprit-il, quand notre père éprouva les premiers symptômes d’un mal étrange qui lui dévorait la poitrine et les entrailles. Hercule le soigna avec un dévouement qui touchait le cœur de tous ceux qui en étaient témoins. Il passait les nuits auprès de celui qu’il appelait son bienfaiteur. Il ne souffrait pas que des mercenaires le suppléassent dans son œuvre dévouée. Il préparait les tisanes lui-même, et les administrait de sa main. Ce n’était qu’en faveur de la signora Mercedès, devenue femme de charge de la maison, qu’il consentait à se dessaisir quelquefois de cet emploi.

« Cependant mon père allait s’affaiblissant de jour en jour, tandis que le vieux prince de Monteleone s’inclinait vers le tombeau.

« Je vous l’ai dit, Lucrèce, vous étiez trop jeune alors pour avoir gardé de cette époque une impression ou un souvenir : mais moi je voyais, j’entendais tout. Il semblait qu’un génie implacable eût jeté ses noires influences sur la maison des Vitelli. Les serviteurs, plongés dans une tristesse morne, accomplissaient leurs devoirs en silence. On ne parlait qu’à voix basse dans le palais. Pour moi, j’errais de chambre en chambre, cherchant toujours à pénétrer chez notre père, mais invariablement j’étais arrêté sur le seuil, ou par Hercule qui me disait d’un ton froid :

« — Éloignez-vous, Andrea, l’air qu’on respire auprès des malades est dangereux pour les enfants.

« Ou par Mercedès :

« — N’entrez pas, disait-elle ; il dort.

« De sorte que ne voyant jamais notre père, je ne pouvais juger des progrès du mal qui le dévorait.

« Cela durait depuis longtemps, bien longtemps… quand une certaine nuit je fus éveillé en sursaut par un grand bruit. Je couchais dans une chambre voisine de celle où souffrait notre père. J’eus peur ; mais le sommeil est si fort dans l’enfance, que je ne savais si c’était un rêve, ou si j’étais éveillé tout à fait.

« Je me levai pourtant, moitié dormant, moitié veillant, et l’idée me vint de soulever une draperie épaisse qui recouvrait une porte depuis longtemps condamnée…

« Je mis l’œil au trou de la serrure…

« Ma sœur, je vis un spectacle navrant et terrible… »

Andrea passa la main sur son front où coulaient des gouttes de sueur.

Lucrèce tremblait.

Andrea reprit :

— La chambre était vaste et faiblement éclairée par une lampe de nuit. Je vis pourtant que depuis bien longtemps on n’avait pas pris la peine de nettoyer cet appartement qui avait un aspect de lugubre abandon. Les meubles en désordre traînaient épars à travers la chambre.

« Au milieu se trouvait un lit affaissé dont les draps et les couvertures pendaient jusqu’à terre. Sur ce lit y avait un homme effrayant à voir.

« C’était notre père !

« Ses cheveux et sa barbe avaient crû durant la maladie. Il était d’une pâleur et d’une maigreur affreuses. Ses yeux énormes et creux étaient fixés vers le ciel du lit et ne changeaient jamais de direction. Je l’aurais cru mort si je n’avais vu sa poitrine se soulever et s’affaisser par l’effort d’une respiration pénible.

« Au chevet du lit se tenait Ercole Vitelli ; au pied, Mercedès. Tous deux étaient pâles et d’un calme qui me parut terrible. Leurs yeux se fixaient souvent sur notre père. De temps en temps Ercole approchait une coupe de ses lèvres en disant :

« — Bois, mon cousin, bois encore !

» Le malade buvait machinalement, puis il disait :

« — Assez !… cela me brûle !

« Mercedès me semblait frissonner en écoutant cette voix ; Hercule souriait.

« J’entendis une fois Mercedès qui disait :

« — Dieu n’aura point pitié de nous au jour du jugement !

« Hercule répondit :

« — Dieu fera ce qu’il voudra : moi, je fais ce que je veux… Il faut que je sois prince et que cet homme meure !

« Notre père tourna vers lui ses grands yeux ternes et dit :

— Qui parle de mort ici ?

« Ils ne lui répondirent point et posèrent, en se regardant, un doigt sur leur bouche.

« Tout à coup, le bruit que j’avais entendu redoubla, la maison s’emplit de fracas, et plusieurs voix crièrent assez fort pour que mon père l’entendît :

« — Le vieux prince de Monteleone est mort !

« À ces mots, quel ne fut pas l’effroi de Mercedès et d’Ercole, quand ils virent notre père se lever tout d’une pièce en disant :

« — Que Dieu ait l’âme de mon noble parent et ami, le prince souverain de Monteleone ! Monsieur mon cousin Ercole Vitelli, veuillez me donner mon meilleur pourpoint de velours… Quoique je ne me sente pas bien fort, il faut que je monte à cheval et que j’aille prendre l’investiture de la principauté ! car j’ai un fils, monsieur mon cousin Ercole !

« Il se leva pâle et maigre comme un spectre. Alors les deux criminels, saisis d’effroi, furent sur le point de prendre la fuite ; mais Mercedès trouva du courage dans l’excès même du péril… Elle ferma la porte au verrou et dit à Hercule :

« — Il faut en finir !

« — Mon pourpoint ! mon pourpoint et mon épée ! répétait notre père.

« Comme il voulait s’avancer vers la porte, Hercule étendit le poing et le repoussa sur le lit d’un coup dans l’estomac. Le coup résonna sur cette poitrine creuse, et notre père tomba à la renverse en criant d’une voix vibrante :

« — Traître !

« Je voulais crier, moi aussi, mais depuis le commencement de cette scène j’avais comme une main de plomb sur la bouche…

« Mercedès, à la voix de son maître, sentit fléchir ses genoux.

« Ce fut Ercole qui répéta :

« — Il faut en finir !

« Il se prit à ramper derrière le lit, saisit un oreiller et l’appliqua violemment sur le visage du malade. Je vis les jambes de la victime s’agiter convulsivement, se tordre, puis retomber.

« Il se fit un silence qui dura près de dix minutes. Ce silence me parut long. Je crus un moment que par une vengeance divine Mercedès et Hercule, frappés d’immobilité, ne pourraient plus remuer leurs bras homicides.

« Cela eut une fin pourtant. Mercedès ôta l’oreiller et osa regarder ce visage. Notre père ne respirait plus !

« — C’est fait ! dit-elle à Hercule, te voilà prince !

« La lampe s’éteignit en crépitant, et avec elle je crus voir s’éteindre l’espoir des Vitelli…

« Le jour commençait à poindre, et à la lueur douteuse du crépuscule du matin, je vis Hercule et Mercedès, noirs comme deux démons, s’agiter dans l’ombre autour du cadavre. Ils le replacèrent sur le lit, et ouvrant la porte de la chambre, ils poussèrent des cris et des gémissements qui attirèrent tous les gens de la maison.

« Pour moi, je voyais cela comme un rêve.

« Quand je voulus me relever, je tombai sans mouvement sur le carreau… »

Andrea se tut.

La Lucrezia releva sa tête, qu’elle avait tenue jusqu’alors dans ses mains. Terrifiée par ce récit, elle montra son visage pâle comme la mort et dit :

— Ce n’est pas là le dernier crime du comte Ercole.

— Je n’ai pas fini encore, répondit Andrea.

Et il reprit d’une voix ferme :

— Je m’éveillai dans un château voisin des Apennins. Vous étiez avec moi, ma sœur, et je me souviens que me trouvant seul avec vous dans le jardin, je vous serrai dans mes bras et vous inondai de mes larmes.

« Dès le lendemain, comme si le fait eût été concerté entre Hercule et les bandes libres des Abruzzes, une centaine de brigands vinrent fondre sur le château.

« Ils ne tuèrent personne, mais ils m’emmenèrent prisonnier.

« Pour ce service, Hercule dut leur compter une bonne somme.

« J’avais douze ans : je commençais à être dangereux.

« Mes nouveaux maîtres et moi, nous arrivâmes en deux heures dans les montagnes. Là, nous nous arrêtâmes, et nos ravisseurs se mirent à causer ensemble à voix basse.

« — Au surplus, dit le chef, ce serait dommage d’ôter la vie à cet enfant ; il est robuste et bien fait : gardons-le avec nous ; ce sera un bon compagnon.

« Je compris que je venais d’échapper au sort de mon père, et je remerciai Dieu de m’avoir conservé la vie pour punir un jour son assassin.

« Je fus emmené au camp des gens de la montagne et je vécus parmi eux.

« Que vous dirai-je de plus, ma sœur ? Je grandis parmi ces hommes, je devins habile dans le maniement des armes, intrépide dans le danger.

« Je me disais toujours :

« — Quand j’aurai sous mes ordres cent bonnes épées, je reviendrai à Spolette et je protégerai ma sœur.

« Car cette pensée était là en moi avant même la pensée de la vengeance.

« Aujourd’hui je suis puissant ; j’ai mille épées sous mes ordres ; je suis Demonio, le chef de la montagne. »

— Demonio ! répéta Lucrèce, le brave, le fort, le terrible !…

Andrea eut un mouvement d’orgueil.

— On m’a pris tout ce que m’avait donné la naissance, dit-il ; j’ai reconquis un pouvoir plus grand que celui de mon père… Demonio fait trembler dix provinces…

« Mais qu’importe cela ? se reprit-il ; nous parlons de vous, ma sœur… Je suis revenu du fond des Calabres… J’ai mis ma troupe sous la solde et sous la protection de l’Espagne… tout cela pour me rapprocher de vous… tout cela pour vous protéger… Puisqu’il n’est plus temps de vous protéger, ma sœur, dites-moi comme il faut que je vous venge ?

— Vous m’entendrez et vous me jugerez, répondit Lucrèce ; vous me direz s’il faut vivre ou mourir !…

Elle releva sa belle tête empreinte d’un caractère nouveau. Ce n’était plus la jeune fille insouciante comme une nymphe de Moschus, c’était une fille noble dont le visage aux lignes sérieuses appartenait plutôt aux types austères de l’art chrétien. Lucrezia ne mentait pas à son sang ; un mot, un nom lui avaient rendu sa primitive et originelle fierté.

Andrea la contempla un moment avec une tendresse passionnée.

C’était une scène pleine de grandeur et de sévérité. Le régime ancien, l’idée fondamentale de ce vieux monde si beau que nous voyons chanceler et périr, étaient là tout entiers.

Le frère suffisait pour juger la sœur, et la sœur était prête pour le sacrifice. Comme l’Iphigénie antique, obéissant aux destins, elle était préparée à sceller de son sang le grand principe : « Noblesse oblige, » cette devise qui enveloppe la chevalerie morte comme un drapeau d’honneur.

La nature elle-même semblait faire à cette scène un cadre digne d’elle. La lune qui s’élevait à l’horizon blanchissait la cime des grands arbres dont les ombres majestueuses traversaient la prairie et s’étendaient jusqu’aux murailles du palais. Au bout du jardin, les eaux de la Nera étincelantes de mille feux coulaient calmes et silencieuses entre les roseaux de la rive.

Au loin, à travers les arbres, on apercevait une aile du palais des Vitelli, dont les fenêtres s’éclairaient l’une après l’autre. L’heure de la fête approchait.

La Lucrezia prit la parole et dit :

— C’est un triste récit que celui de ma vie, mon frère ; mais je vous dois la vérité. Écoutez à votre tour, et jugez-moi !

« Du plus loin que je me souvienne, j’étais dans ce château dont vous me parliez tout à l’heure, au pied des Apennins.

« La femme qui me servait de mère était cette Mercedès dont le crime… Mais alors je croyais qu’elle m’aimait, et je l’aimais.

« J’étais heureuse. Je courais tout le jour dans le beau parc, et le soir j’entendais conter les merveilleuses histoires de la montagne.

« La première fois que je vis le comte Hercule, j’avais quatorze ans. Il me trouva belle, et depuis ce jour ma vie changea.

« Il vint des musiciens au château ; on me fit chanter et danser ; on me couvrit de riches habits, et j’eus des diamants comme une princesse.

« J’étais jeune et folle : cela me plaisait.

« Un jour le comte Ercole vint au château avec un prêtre, et me demanda si je voulais être sa femme… »

Andrea fit un mouvement de surprise.

Lucrèce poursuivit :

— Ma première idée fut de refuser, car déjà j’avais vu Angelo chasser dans la montagne ; mais Mercedès, en qui j’avais confiance, me dit : « Il le faut ! »

« Et j’obéis.

« On tendit la chapelle, et le comte me donna son anneau devant le tabernacle de Dieu… »

— Mais, s’écria Andrea, qui se contenait à grand’peine depuis quelques instants, Ercole était marié !

— Je l’ai su depuis, mon frère, répliqua Lucrèce ; c’était une indigne comédie où l’on se jouait de la majesté du Ciel et de la confiance d’une pauvre fille… Pendant un mois, je me crus la femme du comte Hercule. Au bout de ce temps, j’appris qu’il y avait une autre comtesse Vitelli à Spolette, une femme dont les droits étaient reconnus à la face du monde, tandis que les miens s’ensevelissaient dans les ténèbres lointaines du vieux château des Abruzzes.

« Ce fut un coup terrible, mais mon orgueil seul fut frappé, et cependant je ne me croyais encore que la fille d’un pauvre laboureur de la plaine.

« Je n’aimais pas celui que j’appelais mon mari ; quand je sus sa trahison infâme, je le méprisai, je le détestai.

« Deux fois seulement il avait franchi le seuil de ma chambre. La troisième fois !… »

Lucrezia hésita et s’interrompit.

– Mon frère, reprit-elle avec effort, je ne vous cache rien… Vous me direz s’il faut vivre ou mourir… Je suis prête et n’appellerai point de votre sentence.

« Hélas ! je me vengeais, comme les fous, sur moi-même… Un soir, le comte trouva en travers de ma porte l’épée d’un condottiere de la montagne.

« J’avais voulu rendre outrage pour outrage. La blessure porta. Le comte m’aimait.

« Moi, j’étais la maîtresse de cet homme que j’avais appelé près de moi dans ma colère. J’étais, un an après, mère d’une fille. »

— Ah !… dit Andrea, qui écoutait pensif et sombre, vous avez une fille ?

— L’enfant de la colère aveugle et du hasard, mon frère, répliqua Lucrezia ; un pauvre ange qui eût été en ce monde ma seule joie, mon seul espoir, si je ne vous eusse point rencontré !… Maintenant, mon frère, ma vie n’est plus à moi… vous rendrez mon arrêt et vous aurez pitié de ma fille.

« Ma fille ! se reprit-elle d’un accent plein de passion… qu’elle soit belle et sainte ! et pour toutes les souffrances éprouvées, sa pauvre mère n’aura que des actions de grâces aux pieds de Dieu ! »

— Moi, j’ai un fils, murmura Vitelli comme en se parlant à lui-même.

Lucrèce l’entendit et joignit les mains.

— Ma fille sera heureuse ! dit-elle en attachant sur son frère un regard suppliant.

— Poursuivez votre récit, ma sœur, dit Andrea.

— Ercole Vitelli m’aimait toujours, reprit-elle ; il m’aimait de plus en plus… Moi qui me croyais seule sur la terre, j’acceptais la honte qui me met le rouge au front depuis une heure… Je revins à Spolette… J’avais besoin d’étourdir ma conscience sans doute, car je me jetai avec une sorte d’ivresse dans le tourbillon des fêtes et des plaisirs. Je passais pour la maîtresse du comte… Je le dominais si bien que ma fille eut son berceau dans le palais, auprès du berceau de la fille légitime de Vitelli.

Elle se tourna vers le palais, dont la façade illuminée brillait à travers les branches.

— Voyez, dit-elle en étendant le bras, voyez, parmi ces fenêtres vivement éclairées, cette fenêtre qui rend une lueur pâle… c’est là qu’est le berceau de ma fille.

« Je ne sais pas si je la reverrai, mon frère, car je suis prête… Quand j’aurai fini, vous n’aurez pas besoin de me condamner… Je comprendrai votre silence.

« Depuis un an que je suis à Spolette, personne, entendez-vous ? personne n’a attiré mon attention.

« Jusqu’à ce jour, il faut bien le dire, je n’ai rien fait pour empêcher la calomnie… L’amour du comte, c’est ma puissance, et la jalousie augmentait son amour…

— Oh ! fit Andrea qui fronça le sourcil ; madame, si je suis votre juge, défendez-vous mieux que cela !

Lucrezia leva sur lui un regard assuré.

— Que je me défende !… dit-elle avec un sourire amer ; ne sais-je pas bien que je suis perdue ?… Je suis la reine des festins et de la danse… Comme vous le disiez tout à l’heure, on sait mon nom déshonoré dans toutes les villes de l’Italie… Je suis la Lucrezia Mammone. Et demain, si je vis, je veux être Lucrezia Vitelli, entendez-vous, mon frère ?

Andrea garda le silence.

— Faut-il mourir ?… demanda la jeune fille à voix basse et d’un ton ferme.

Andrea était plus pâle qu’un mort.

— Ma sœur !… ma sœur !… murmura-t-il en hésitant… Peut-être est-il un coin de l’Italie…

— Vous voulez que je me cache ?… interrompit Lucrèce ; moi, je ne veux pas me cacher… Faut-il mourir ?…

Et comme Andrea ne répliquait point encore, elle ajouta en montrant d’un geste froid le bassin formé par la Nera au milieu de la pièce de gazon :

— L’eau est profonde.

Les rayons de la lune glissaient mystérieusement entre les feuilles, et tombaient sur le bassin tranquille.

— Monseigneur, reprit Lucrezia d’une voix lente qui vibrait harmonieuse et triste comme un chant funèbre, je suis fière… Je ne peux pas faire honte à ceux que j’aime… L’eau est profonde et la mort facile…

Andrea pressa son front entre ses mains. Lucrèce se leva.

— Un baiser, mon frère ? dit-elle ; le premier… et le dernier !…

Andrea l’attira sur son cœur et la baisa passionnément. Lucrèce se dégagea.

— Répondez-moi maintenant, dit-elle, répondez-moi sans faiblesse… Puis-je vivre sans que le nom de Vitelli soit déshonoré ?

Un sanglot souleva la poitrine d’Andrea, mais il garda le silence.

Lucrèce se prit à sourire. On la vit glisser blanche et légère aux rayons de la lune, puis elle s’arrêta sur la rive.

Andrea était tombé sur ses genoux.

— Mon frère, dit de loin la jeune femme, soyez le père de ma fille et vengez-moi… Adieu !

Elle leva les bras vers le ciel.

Son corps se pencha, le nom d’Angelo vint sur ses lèvres.

La lune dansa dans les flots agités du bassin.

Puis l’eau reprit sa course silencieuse et calme entre les rives désertes.

Mais une barque cachée sous un bouquet de grands saules quitta le bord au bout de quelques secondes.

Dans la barque il n’y avait qu’un homme qui faisait force de rames vers le bassin.

La lune se voila derrière un nuage ; son dernier rayon avait éclairé, dans la barque, la blonde chevelure du jeune cavalier Angelo…

Andrea Balbi, le rude condottiere que ses amis et ses ennemis avaient nommé Demonio, pleurait et priait devant la croix de son épée plantée en terre.

. . . . . . . . . . .

Au bout de quelques secondes, Andrea se releva et arracha son épée.

Il se tourna vers le palais du comte Hercule.

— Là…, murmura-t-il ; sa fille est là !… c’est la mort peut-être… mais elle est bien morte, elle !

Ses jambes chancelaient sous le poids de son corps.

Il luttait contre son angoisse, soutenu par ce sauvage orgueil du gentilhomme qui ne pactisait avec aucun sentiment et se roidissait, comme le stoïcisme antique ; pouvant rompre et mourir, mais ne sachant point céder.

Andrea traversa d’un pas chancelant le jardin et les bosquets ; à mesure qu’il marchait, la force lui revenait.

Au bout de quelques instants, il se trouva au pied du palais Vitelli.

La rive était déserte.

Il s’orienta pour chercher cette fenêtre moins éclairée que les autres, que sa sœur lui avait montrée de loin.

Dès qu’il l’eut trouvée, il planta son poignard entre deux pierres et commença d’escalader, l’épée aux dents, la haute muraille.

Pendant cela, des ombres se mouvaient aux angles des maisons voisines. La rue, tout à l’heure abandonnée, s’emplit de personnages qui s’avançaient à pas de loup et sans bruit.

Au moment où Andrea atteignait le balcon, l’un de ces mystérieux personnages souleva le coin de son grand feutre, et l’on aurait pu reconnaître la face moqueuse de Capitan, l’homme de confiance du comte Hercule.

Il se tourna vers ses compagnons, et leur faisant un signe muet d’intelligence :

— D’ordinaire, dit-il d’une voix railleuse, on n’a pas besoin de grimper si haut pour se jeter dans la gueule du loup.

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