I L’HÔTELLERIE DU ROI GEORGE

Il y avait une heure environ qu’Anna et Clary Mac-Farlane étaient arrivées à l’hôtel du Roi George. Elles étaient toujours assises devant la table préparée pour le dîner et attendaient impatiemment la venue de leur père. Le vent du soir bruissait au dehors. On voyait parfois passer, comme de noirs fantômes, derrière les carreaux poudreux de la haute fenêtre, les épaisses spirales de la fumée des steamers remontant ou descendant le fleuve ; on entendait le cri triste et cadencé des watermen, tournant le cabestan de leur navire, le lointain grincement de la grue des lightermen (débardeurs) et le murmure plus lointain encore des mille voitures qui rayent incessamment le pavé de Londres.

Anna et Clary avaient commencé d’abord par s’entretenir gaiement de leur père beaucoup, de Stephen un peu et de ces doux châteaux que les jeunes filles sont si habiles à bâtir sur le sable mouvant de l’avenir ; puis la solitude aidant et aussi le monotone concert dont nous avons essayé de décrire les diverses parties, elles s’étaient insensiblement attristées.

La chambre où elles se trouvaient était vaste. Un grand lit à ciel et à rideaux fermés formait, avec les chaises, la table et un secrétaire de tournure antique, tout le mobilier de l’appartement qui, grâce à cette nudité, semblait plus vaste encore. La nuit était noire, et une seule bougie noyait sa lueur tremblante dans les ténèbres de cette pièce dont les sombres lambris n’avaient point de reflet. Clary, sérieuse et pensive, regardait avec distraction la fenêtre où apparaissait à de longs intervalles la lueur rapide d’un paquebot lancé à toute vapeur ; Anna, réellement effrayée, mais n’osant se plaindre, avait mis sa tête entre ses mains, et tâchait de se croire dans la maison de sa tante, sous la haute protection de son cousin Stephen Mac-Nab.

– Clary ! dit-elle enfin à voix basse et sans découvrir son visage.

Clary tourna vers elle son regard triste, mais calme.

– N’as-tu point peur ? reprit Anna. Il doit être tard. Et cet homme, maintenant que j’y pense, – oh ! tu avais raison, Clary ! – cet homme qui nous a amenées ne ressemble pas au bon Duncan de Leed !

– Tu le reconnaissais si bien ! dit Clary en souriant.

– Je ne sais… Je voudrais quitter cette maison, Clary.

– Et notre père qui va venir, petite folle ! Allons ! rassure-toi. Que peut-on craindre à cette heure au milieu de Londres éveillé ?

– Je ne sais, dit encore Anna d’une voix tremblante ; j’ai peur. Jamais je n’ai eu si grand’peur !

Comme elle achevait ces mots, un bruit se fit à la porte, et la pauvre enfant se serra frissonnante contre sa sœur, dont le noble front ne perdit point sa sérénité. La porte s’ouvrit. Mistress Gruff entra, munie de son plus avenant sourire et accompagnée de mister Gruff, dont le visage renfrogné semblait enduit d’une couche toute nouvelle de mauvaise humeur. Mistress Gruff portait un potage ; mister Gruff tenait à la main une cruche de scotch ale.

 Eh bien ! mes belles demoiselles, dit mistress Gruff avec une révérence aimable, le laird se fait attendre ce soir. C’est étonnant.

– C’est étonnant ! gronda mister Gruff en attachant son gros œil rouge sur Anna.

– Mon ami, dit tendrement mistress Gruff, taisez-vous, posez votre cruche, et allez-vous-en !

Le bonhomme exécuta cet ordre en trois temps.

– Allons, allons, mes gentilles demoiselles, reprit gaiement l’hôtelière quand son mari fut parti, le laird ne peut tarder désormais. Mangez et buvez en l’attendant, croyez-moi.

Clary fit un geste négatif.

– De la bière d’Écosse, mon enfant ! s’écria mistress Gruff qui emplit les verres des deux sœurs ; de la vraie bière de Saint-Dunstan, sur ma parole ! Il faut goûter cela, mes filles ; cela sent le bon pays, ou je ne suis pas une chrétienne !

– Nous attendrons notre père, dit Clary.

Mistress Gruff accueillit ces froides paroles par un sourire angélique qui laissa voir une rangée de dents du plus beau brun.

– Ma jolie demoiselle, répondit-elle, ce sera comme vous voudrez.

Mistress Gruff salua et redescendit l’escalier.

– Monsieur Gruff, s’écria-t-elle en entrant dans la salle du rez-de-chaussée, je souhaite que Dieu vous conserve pour ma punition en ce monde. Ne pouviez-vous m’aider à persuader ces péronnelles ?

– Vous m’avez dit de me taire…, commença le rude hôtelier.

– Je vous le dis encore, riposta vertement sa douce femme. Ah ! monsieur Gruff, je donnerais une jolie somme à quiconque me dirait à quoi vous êtes bon en ce monde ! Voyez-vous ce qui arrivera ? Ces donzelles ne boiront pas ; elles resteront éveillées comme des chattes au mois d’avril. Et que dira maître Bob qui nous a payés d’avance ? Lui rendrons-nous ses vingt livres, répondez-moi ?

– Lui rendre ses vingt livres, Baby ?

– Je vous le demande, mister Gruff.

– Ma foi, Baby, je suppose…

– Ne vous ai-je pas supplié de vous taire !

Mister Gruff baissa timidement son terrible regard et n’osa plus risquer la moindre parole. Sa femme remonta tout doucement l’escalier qui conduisait à la chambre des deux jeunes filles. Arrivée sur le carré, elle appliqua son œil à la serrure. Par le trou, elle voyait parfaitement, mais elle ne pouvait entendre, circonstance d’autant plus déplorable que les deux sœurs s’entretenaient justement d’elle.

L’effroi d’Anna s’était en effet un peu calmé, et le sourire aimable de l’hôtesse n’avait pas peu contribué à ce résultat. Une nuance d’inquiétude était venu assombrir au contraire le beau visage de Clary ; on eût dit que la vue de la riante hôtesse avait troublé sa sérénité.

– Pourquoi avoir renvoyé cette bonne femme ? dit enfin Anna ; elle a l’air si doux et si poli !

– As-tu remarqué cette femme, ma sœur ?

– Certes, Clary, et je l’aurais embrassée de toute mon âme. Je commençais à étouffer de peur.

– Ne trouves-tu pas, reprit Clary comme si elle eût pensé tout haut, qu’il y a dans son regard quelque chose d’étrange ?

– D’étrange ? non, en vérité. Quelque chose de fort avenant…

– Son sourire m’a fait mal, dit Clary à voix basse.

– Il m’a fait grand bien à moi, ma sœur. Mais comme te voilà pâle ! Craindrais-tu quelque chose, Clary ?

La peureuse enfant perdit à ce mot toute sa gaîté et vint se serrer de nouveau contre sa sœur. Clary ne répondit point.

– Méchante ! dit Anna ; j’étais rassurée et voilà que tu m’effraies encore !

Clary la regarda d’un air indécis, et lui prit la main en s’efforçant de sourire.

– Notre père va venir, dit-elle.

– Oh ! oui ! notre bon père ! s’écria Anna ; nous allons le revoir. Peut-être nous emmènera-t-il dans notre chère Écosse avec…

– Avec Stephen ? acheva Clary en raillant doucement.

Anna devint toute rose.

Clary souffrait. On parlait beaucoup, en ce temps, d’enlèvements mystérieux, d’attentats impies, et la terrible renommée des burkeurs, résurrectionnistes et autres spéculateurs de la mort, troublait bien souvent le sommeil des jeunes filles. Clary avait donc quelque raison de craindre, perdue qu’elle était avec sa sœur dans une hôtellerie inconnue où elle avait été conduite par un homme désormais suspect ; mais la crainte ne pouvait vaincre longtemps cette noble nature, et Clary reprit bientôt le dessus. Il lui suffit pour cela d’un regard jeté sur sa jeune sœur. La pauvre Anna, brisée par sa vague terreur, avait penché sa jolie tête sur sa main et semblait près de défaillir. Clary prit sa main froide et la serra doucement entre les siennes.

– Ne dirait-on pas que nous sommes au fond d’une caverne de brigands ! murmura-t-elle ; j’ai voulu voir si tu étais plus brave qu’autrefois, Anna. Rassure-toi, nous sommes ici aussi bien gardées que dans notre maison. Ah ! que Stephen rirait, petite poltronne, s’il te voyait trembler ainsi !

Anna releva la tête et crut que Clary n’avait plus peur, ce qui lui rendit soudain tout son courage.

– Tu as bien froid, reprit Clary ; veux-tu que nous dînions en attendant ?

– As-tu donc faim, ici, toi, Clary ? demanda Anna avec admiration ; moi j’ai encore un poids sur la poitrine. Ne pourrais-je avoir un peu d’eau ?

Ses joues pâles s’animèrent et sa petite bouche prit une expression d’espièglerie.

– Que vais-je parler d’eau ! s’écria-t-elle en saisissant le long verre en cornet où la bière d’Écosse achevait de perdre sa mousse épaisse, voici de quoi me donner du cœur ; Clary, buvons à la santé de notre père !

– Elle but une grande gorgée. Un faible bruit se fit à la porte.

– Elle est bonne, reprit Anna. N’es-tu plus Écossaise, Clary ? je te somme de répondre à ma santé !

Clary, heureuse d’entretenir sa sœur dans ces idées de gaîté, prit à son tour le verre qui était devant elle et but. Cette fois, on entendit fort distinctement le bruit d’un pas qui s’éloigna dans le corridor pour se perdre bientôt le long des degrés de l’escalier. Ce pas appartenait à la douce mistress Gruff, dont l’œil discret n’avait pas quitté la serrure durant toute la scène que nous venons de raconter.

– Elles ont bu, les deux chères colombes ! s’écria-t-elle en s’élançant dans la salle basse où mister Gruff ronflait auprès du feu en l’attendant ; elles ont bu toutes les deux, comme de braves filles de l’Écosse !

Mister Gruff se réveilla en sursaut.

– Elles ont bu, ma bonne amie ?

– Elles ont bu, et elles attendront maintenant patiemment la venue du laird, qui chasse le coq à l’heure qu’il est dans les bruyères du Teviot-Dale.

– Il est bien tard pour chasser le coq, murmura mister Gruff.

– Tard ou tôt, peu m’importe ! s’écria aigrement l’hôtesse ; ce qui est certain, c’est que le laird est à deux cent milles de l’hôtellerie du Roi-George, et que…

Tandis que mistress Gruff parlait encore, la porte de la rue s’ouvrit brusquement, et un homme, enveloppé dans un plaid écossais, entra dans la salle basse de l’auberge. En entrant, il rejeta en arrière les draperies bariolées de son plaid.

Mistress Gruff n’acheva pas sa phrase commencée ; elle tomba comme frappée de la foudre sur l’escabelle qui faisait face à celle de son mari.

– Le laird ! murmura-t-elle avec effroi : c’est le diable qui l’emmène !

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