II DEUX ANGES AU BORD D’UN PRÉCIPICE

L’homme qui venait d’entrer dans la salle basse de l’hôtel du Roi-George pouvait avoir une cinquantaine d’années et paraissait beaucoup davantage. En se débarrassant du plaid qui entourait ses épaules et couvrait en partie son visage, il laissa voir une de ces figures sanguines où la pâleur ne peut s’asseoir qu’après des années de martyre.

Les menteurs habiles ont soin de se rapprocher le plus possible de la vérité. Bob-Lantern était un menteur de premier ordre. Parmi les hôtels suspects où il eût trouvé des facilités pour l’accomplissement de son diabolique dessein, il avait choisi celui de mister Gruff, parce que Angus Mac-Farlane y descendait réellement d’ordinaire dans ses voyages à Londres. Bob avait côtoyé ainsi la vérité de bien près, – de si près que le moindre hasard pouvait changer la vraisemblance en bonne et matérielle vérité.

Là était l’écueil. Bob avait compté sans le hasard, et le hasard, inopportun auxiliaire, se chargea de réaliser sa fiction. Bob se trouva avoir dit vrai bien malgré lui : le père et les filles étaient rassemblés sous le même toit. L’homme qui venait d’entrer était en effet le laird Angus Mac-Farlane, du château de Crewe.

Il avait l’air triste et puissamment préoccupé. Ses yeux grands et d’un pur modèle étaient creusés, comme si ses mâles paupières eussent eu l’habitude des larmes. Son front plissé ne s’entourait plus que d’une diaphane couronne de cheveux ; sa bouche, dont les lignes se brisaient avec une régularité irréprochable, gardait à ses extrémités un pli profond, hiéroglyphe de souffrance. Deux caractères contradictoires se disputaient pour ainsi dire l’expression de sa physionomie. C’était d’abord une énergie native dont le feu généreux réchauffait vivement par intervalles l’ensemble de ses traits ravagés ; mais c’était aussi un découragement morne, quelque chose de cette fatigue qui prend le soldat plusieurs fois terrassé. Il avait combattu contre autrui ou contre lui-même, pour une cause juste ou non ; il avait combattu jusqu’à épuisement de forces, peut-être combattait-il encore. Mais il portait au front le signe de la défaite : c’était un soldat vaincu.

L’arrivée du laird en un pareil moment fut un véritable coup de foudre pour le digne couple. Angus ne prit point garde à leur émotion. Il approcha du feu ses brodequins trempés de pluie et jeta sur la table sa toque ornée d’une branche d’if.

– Je suis las, dit-il, préparez ma chambre.

– Votre chambre ! répéta Gruff en grondant ; du diable si je m’attendais à vous voir ce soir, Mac-Farlane… ou Votre Honneur, comme on vous appelle maintenant !

– Ma chambre est-elle prise ? demanda le laird.

– Prise ? Dieu merci, Mac-Farlane, il y a plus d’une chambre au Roi-George.

– Mon ami, taisez-vous ! interrompit doucement l’hôtelière, qui avait eu le temps de se remettre et dont le sourire brillait d’un nouvel éclat. Ah ! Votre Honneur a voulu nous surprendre. Et comment vous portez-vous ? et quelles nouvelles du pays, s’il vous plaît ?

Ceci fut dit avec volubilité et d’un air qui voulait être cordial.

– Je me porte mal, répondit froidement le laird, et je ne sais point de nouvelles. Ne voulez-vous pas préparer ma chambre ?

Mister Gruff allait prendre la parole ; sa femme lui ferma la bouche d’un geste.

– On gagne sa vie comme on peut. Votre Honneur, dit-elle d’un ton insinuant où perçait pourtant une légère nuance de raillerie ; tout le monde n’a pas reçu comme vous en héritage un bel et bon château qui rapporte plus de livres que nous ne gagnons de shellings. Votre chambre nous sert à faire un petit commerce sur la Tamise, et en ce moment même nous y avons quelques ballots.

– Ôtez-les ! dit Mac-Farlane.

– Il y a d’autres chambres, gronda Gruff avec mauvaise humeur.

– Mon ami, dit mistress Gruff, il faut vous taire. Prenez un peu de patience, monsieur Mac-Farlane. Dans une petite demi-heure tout sera prêt. Vous ferai-je servir à dîner en attendant ?

– Je mangerai dans ma chambre, dit le laird ; que vos gens se dépêchent, madame !

– Toute ma maison est aux ordres de Votre Honneur, répliqua mistress Gruff, dont rien ne pouvait troubler l’inaltérable aménité ; je cours et je reviens, monsieur Mac-Farlane, c’est l’affaire d’un petit quart d’heure.

Elle se leva et pinça fortement en passant le bras de son mari, qui étouffa un grognement de douleur.

– Tâchez de l’amuser, glissa-t-elle à son oreille, et quant je tousserai là-haut, montez.

Mister Gruff fit un signe d’obéissance. Angus Mac-Farlane s’assit sur l’escabelle que venait de quitter l’hôtesse et s’approcha du feu.

– Diablement froid, le temps aujourd’hui, Mac-Farlane, commença brusquement mister Gruff, qui avait à cœur d’obéir à sa souveraine et d’amuser le laird. Voulez-vous prendre une prise d’irish snuff, Mac-Farlane ?

Mister Gruff tendit sa boîte ouverte et s’aperçut seulement alors que le laird ne l’écoutait pas. Il poussa un long soupir de soulagement.

– Le voilà parti ! murmura-t-il en souriant lourdement ; maintenant on pourrait lui voler sa main droite sans que la gauche s’en aperçût.

Le laird avait croisé ses deux mains sur ses genoux. Sa tête se penchait en avant. Son œil morne et fixe semblait suivre la fumée épaisse et verdâtre qui s’échappait de la grille où mistress Gruff avait jeté de la poussière de houille avant de quitter la chambre, mais, en réalité, les yeux du laird ne voyaient ni la fumée, ni la grille, ni rien autre chose. Il était absorbé dans ses pensées, et l’expression de son visage avait pris une teinte encore plus sombre que naguère.

– Mac-Nab ! Mac-Nab ! murmura-t-il enfin d’une voix étouffée ; pauvre frère ! Les sorts l’ont dit : mon sang doit te venger… mon sang doit le punir !

Il s’arrêta et respira avec effort.

– J’attends du courage pour frapper, reprit-il plus bas. Pourquoi Dieu permet-il qu’on aime ceux qu’on devrait haïr ?

L’hôtesse, cependant, avait monté l’escalier à pas de loup et s’était remise en observation près de la porte de la chambre occupée par les deux sœurs. Derrière cette porte se passait une scène étrange et faite pour émouvoir le spectateur le plus indifférent. Mais mistress Gruff était depuis longtemps cuirassée contre la pitié. Elle regrettait fort de ne pouvoir entendre les paroles prononcées et d’assister seulement à une pantomime.

Voici ce qui avait lieu de l’autre côté de la porte : La bière versée par mistress Gruff contenait, à dose assez forte, l’eau que Bob-Lantern avait reçue de Bishop le burkeur à The Pipe and Pot. Cette eau n’était autre que le narcotique puissant dont les résurrectionnistes avaient le secret, et qui servait à endormir les victimes de leur infernale industrie. À peine les deux sœurs eurent-elle bu quelques gorgées du scotch ale que les effets du narcotique commencèrent à se faire sentir. Elles éprouvèrent un bien-être général et comme un soudain redoublement de vie. Anna se prit à chanter un doux air du pays ; Clary donna ses pensées à leur courant ordinaire, et, pour la première fois depuis bien des jours, une lueur d’espoir éclaira son âme.

Puis toutes deux sentirent le plancher de la salle onduler sous leurs pieds. Elle étaient entraînées par de lentes et molles oscillations semblables au tangage d’un grand vaisseau par une mer tranquille. Anna ferma les yeux en souriant, Clary devint pâle tout à coup et fit effort pour reprendre l’équilibre. Un vague soupçon de la vérité venait de traverser son esprit.

Alors l’état des deux sœurs présenta des symptômes opposés. Anna, la pauvre enfant, s’endormait heureuse, et Clary venait d’entrevoir vaguement l’horreur de leur situation. Elle se raidit, parce que son cœur était fort. Un instant elle se sentit si vaillante, qu’elle défia le sommeil. Debout, le sein soulevé, l’œil en feu, amazone armée pour combattre un invisible ennemi, elle était belle comme cette beauté guerrière que sait peindre la mâle poésie du Nord. Mais cette vigueur factice exigeait une tension trop violente, et sa durée fut courte. Par hasard, les yeux de Clary tombèrent sur Anna dont la tête souriante s’appuyait déjà, renversée, au dossier de son fauteuil.

Ce fut comme un choc magnétique. Clary s’affaissa, inerte, sur son siège, et deux larmes coulèrent lentement le long de sa joue.

– Ma sœur ! ma pauvre Anna ! murmura-t-elle d’une voix déchirante.

Anna entendit ; ses lèvres s’entrouvrirent.

– Il y a bien longtemps que je l’aime, dit-elle de cette voix heureuse et recueillie des gens qui ont souffert et qui voient le bonheur ! Hier, j’ai cru que tu l’aimais. Oh ! ma sœur, que j’ai pleuré !

Clary se pressa le front de ses deux mains crispées.

– Mon père ! mon père ! cria-t-elle avec violence ; n’êtes-vous pas là pour secourir votre enfant ! Oh ! que je sois perdue, moi, mon Dieu ! mais qu’elle soit sauvée !

Ce fut à ce moment que mistress Gruff vint se poser en observation derrière la porte. En voyant les deux sœurs immobiles, elle crut que tout était fini et fut sur le point de peser sur le pêne, mais un mouvement d’Anna l’arrêta. La plus jeune des deux sœurs se retourna en effet sur son fauteuil et tendit sa main dans le vide à un personnage imaginaire.

– Merci, mon bon père, dit-elle ; mon bonheur sera votre récompense. Stephen m’aime tant ! ajouta-t-elle avec pudeur ; et moi… oh ! moi… C’est demain sa noce. Je me tairai jusqu’à demain.

Clary ne pouvait plus pleurer. Chacune des paroles d’Anna lui perçait le cœur. Elle voulait parfois espérer encore, mais l’effet du narcotique était si palpable dans la personne d’Anna, que le doute devenait impossible.

Et, sur elle-même, l’effet, pour être moins complet, n’était-il pas en quelque sorte plus terrible ? Elle résistait, mais elle était vaincue ; c’était un inutile combat ; l’ennemi plus fort étendait sur elle sa main de plomb et la domptait.

Anna, commençant à rêver peut-être, se reprit à chanter sa chanson d’Écosse d’une voix faible et entrecoupée. Le premier son de cette voix aimée fit tressaillir Clary et rendit un peu de force à son désespoir. Elle se leva, au grand étonnement de mistress Gruff, qui n’eut que le temps de donner un tour de clé à la serrure, et se dirigea vers la porte.

– Fermée ! murmura-t-elle froidement, comme si elle se fût attendue à cette circonstance.

Ses jambes fléchissaient sous elle. Elle traversa de nouveau la chambre en chancelant et s’approcha de la fenêtre.

Cette fenêtre, comme presque toutes celles de Londres, se composait de deux châssis superposés, destinés à glisser, l’un sur l’autre, de bas en haut. Clary essaya de soulever le châssis inférieur, comptant sans doute appeler du secours, mais la boiserie était bien pesante. Clary, après deux ou trois efforts infructueux, laissa retomber ses bras le long de son corps et pencha la tête.

– Tâche, ma tourterelle, murmurait la bonne mistress Gruff, plus tu travailleras, plus vite tu t’endormiras…

– Comme Clary est heureuse de mon bonheur ! dit en ce moment Anna qui se souleva à demi, mais sans ouvrir les yeux. Je voudrais qu’elle aimât un homme comme j’aime mon Stephen !

En écoutant ces mots, l’aînée des deux jeunes filles demeura debout, droite et raide, comme si son sang se fût tout à coup figé dans ses veines.

– Mon Dieu ! dit-elle en tombant sans force sur ses genoux ; je ne le verrai plus !

C’était vers lui, vers lui, son espoir, son Dieu, qu’allaient s’élancer désormais les dernières aspirations de son agonie.

– Celle-là ne s’endormira pas sans crier, se dit mistress Gruff.

Elle descendit lestement l’escalier, et, du seuil, fit signe à son mari, qui s’approcha aussitôt.

– Prenez votre violon, dit-elle.

– Mon violon, ma bonne amie ! répéta Gruff étonné.

Un long cri se fit entendre en haut de l’escalier. Mister Gruff comprit. Il saisit un violon poudreux et privé d’une de ses cordes, qui pendait au lambris, et passa de la résine sur l’archet.

– Il m’a semblé entendre un cri, dit Angus Mac-Farlane sortant de sa sombre rêverie.

– Un peu de patience, Votre Honneur, répondit l’hôtesse ; dans cinq minutes votre chambre sera prête.

Au même instant, l’archet grinça sur les cordes du violon et rendit un son diabolique. Mac-Farlane tira de sa poche un bonnet de tartan qu’il enfonça sur ses oreilles.

Aux derniers râles de la malheureuse Clary vinrent se mêler les sons de cette dérisoire musique. Sa voix se brisa bientôt sous l’effort croissant d’un invincible sommeil.

– Edward ! murmura-t-elle enfin dans un dernier sanglot ; je t’aimais… Je t’aime ! Oh ! tu ne sauras même pas que je meurs en t’aimant !

Elle essaya de se traîner jusqu’à sa sœur, qui, gracieusement étendue dans son fauteuil, dormait avec un sourire d’ange sur les lèvres.

– Ils vont venir, pensait-elle, car elle ne pouvait plus parler, ils vont venir ! Du sommeil nous passerons à la mort. Pauvre sœur ! elle n’aura point de tombe où Stephen puisse venir pleurer !

Elle s’affaissa, paralysée, en murmurant le nom d’Edward.

– Stephen ! mon Stephen ! dit Anna qui entoura de ses jolis bras blancs le cou de sa sœur endormie ; que Dieu est bon et que nous sommes heureux !

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