XXI OLD-COURT

Une chose étonnait grandement madame la duchesse de Gèvres. C’était la facilité avec laquelle l’aveugle, si sévère d’habitude, lui pardonnait aujourd’hui sa négligence.

– Et ne pensez-vous point, milord, demanda-t-elle avec curiosité, qu’il vaudrait mieux clore cet entretien ?

– Non, Maudlin, non. Il est des choses qu’elle ne voudrait point dire à d’autres qu’à son amant et qu’il m’importe… qu’il nous importe de connaître.

Dès qu’il se tut, la voix de la belle fille arriva, distincte, dans le cabinet noir.

– Il me reste bien peu de choses à vous apprendre, milord, disait-elle. Roboam loua un petit logement dans Faringdon-Street, non loin de la prison de Newgate où mon père fut transféré au bout de deux jours. Il avait emporté avec lui beaucoup d’or en quittant la maison de Goodman’s-Fields ; mais nous vivions pauvrement, parce que cet or fut employé en grande partie par Roboam à soulager la captivité de mon père. Le pauvre muet avait été poussé à bout, et nul de ceux qui savaient la barbare tyrannie dont le poids l’écrasait naguère n’aurait eu le droit de blâmer sa vengeance. Néanmoins, il se repentait amèrement.

Ismaïl seul aurait pu dire quel singulier pacte existait entre lui et le muet. Il est certain que Roboam l’aimait. Mais il n’était pas en son pouvoir de défaire ce qui était fait.

Un matin, nous vîmes venir des gens de justice qui nous emmenèrent, Roboam et moi, dans Old-Bailey. On nous fit baiser un livre que je n’avais jamais vu dans la maison de Goodman’s-Fields, – la Bible, – et l’on nous dit de jurer, après qu’un greffier eut récité la formule d’un serment.

Le greffier nous interrogea. Roboam répondit négativement, par signes, à toutes les demandes qui lui furent faites. Moi, au contraire, je ne déguisai en rien la vérité. Ainsi ce fut moi, milord, qui achevai l’œuvre de Roboam.

Le grand jury s’assembla un mardi dans la salle basse d’Old-Bailey, pour décider préalablement la question de savoir s’il y avait lieu oui ou non de poursuivre l’accusation intentée contre mon père. La délibération ne fut pas longue et un verdict unanime renvoya mon père devant Old-Court. J’étais présente lors de la délibération du grand jury ; mais, comme je sortais, protégée par Roboam, j’entendis une voix à mon oreille qui me disait :

– Comment vous portez-vous, Susannah ?

Je me retournai. C’était Ismaïl. Son visage était bien pâle ; mais ses yeux fatigués gardaient leur expression d’amère et inflexible ironie.

– Oh ! monsieur ! m’écriai-je.

– Chut, Suky ! dit rapidement mon père, Roboam doit se repentir de ce qu’il a fait, n’est-ce pas, et c’est lui qui m’envoie des secours ?

– C’est lui, monsieur.

– Pauvre fou ! murmura-t-il.

Et il poussa du coude Roboam qui ne l’avait point aperçu encore. Je crus que Roboam allait se prosterner devant lui. Mon père l’arrêta d’un regard et lui dit tout bas :

– Fais que le docteur Moore vienne me voir dans ma prison, et recommande-lui de m’apporter un poignard.

Roboam m’entraîna rapidement. Je crois que la demeure de ce docteur Moore est dans cette rue même et bien près d’ici, car la première fois que je suis entrée dans cette maison il m’a semblé en reconnaître les alentours.

– Eh bien ! demandai-je à Roboam lorsqu’il redescendit, le docteur ira-t-il à la prison de mon père ?

Il me fit signe que M. Moore s’habillait pour partir.

Le jour du procès définitif arriva. Dès le matin, Roboam et moi nous prîmes le chemin d’Old-Bailey. Nous traversâmes d’abord le vestibule, où se pressait une foule compacte de sollicitors, d’attorneys, de témoins et de bas officiers de la justice. Puis nous montâmes un escalier tournant en bois, raide comme une échelle, qui nous conduisit directement dans Old-Court. Il y avait un juge, un assesseur, un greffier, et à droite du juge, sur un siège séparé par un large intervalle, un épais alderman qui dormait.

On me plaça vis-à-vis du banc des juges qui s’appuyait à la muraille, tapissée, en cet endroit, d’une étoffe couleur de feu. Au milieu de ce banc, sous un dais de forme carrée, s’asseyait le magistrat principal, derrière lequel, fixée à la rouge tenture, pendait une épée nue. À droite des magistrats et au delà de l’alderman endormi, une douzaine de gentlemen causaient gaiement de leurs affaires. C’étaient les jurés. À gauche, étaient les avocats. Ce fut derrière leur banc que s’ouvrit la porte qui donna passage à mon père. Derrière moi se tenait le public, et parmi le public je reconnus avec étonnement, cachés sous des costumes vulgaires, la plupart des nobles habitués de Golden-Club.

On me fit asseoir sur une sellette, relever mon voile et baiser une Bible. Puis le juge, l’attorney du roi et les avocats me pressèrent à l’envi et tour à tour de questions insidieusement posées. Je répondis encore suivant la vérité, et Roboam ne fut interrogé que par manière d’acquit. J’en avais dit assez pour faire condamner mon père. Quand j’eus fini, avant de baisser mon voile, je tournai instinctivement les yeux vers lui. Il me fit un signe de tête amical, qu’il accompagna d’un sourire. Sa figure exprimait le calme le plus complet.

L’accusateur public se leva et fit signe à un valet de justice qui retira un tapis de serge, dont les vastes plis recouvraient une table encombrée d’objets divers. C’étaient tous les outils du laboratoire de Roboam, la toilette, les fausses clés, les armes, les poinçons, burins, matrices, etc. L’accusateur demanda à Ismaïl s’il reconnaissait ces objets.

– Je les reconnais, monsieur, répondit mon père en passant négligemment un petit peigne d’écaille parmi les flots soyeux de sa longue barbe noire ; ce sont, je vous prie de le croire, d’excellents instruments, qui m’ont coûté fort cher.

Les gentlemen jurés se prirent à rire.

L’huissier frappa de sa masse sur le plancher en criant d’une voix nasillarde et endormie :

– Saêlen’ce  !

Je ne sais pas, milord, quelle était la secrète pensée de mon père, mais il est certain pour moi qu’un mystérieux espoir le soutenait. Peut-être méditait-il un projet d’évasion ; peut-être comptait-il sur l’intervention des hommes puissants qui avaient si longtemps fréquenté son enfer.

Mais il comptait encore sur autre chose, car, au pied même de l’échafaud, il garda sa sérénité ; et son sourcil ne se fronça même pas pour commettre l’acte abominable qui fut son dernier crime…

Il venait de se faire un ennemi de l’accusateur. Ce magistrat soutint l’accusation avec une passion inouïe. Chaque fois que l’attorney du roi s’arrêtait pour reprendre haleine, Ismaïl hochait la tête en guise d’approbation. L’alderman ronflait, les juges bâillaient, les jurés parlaient opium, coton et tiers consolidé ; l’huissier disait périodiquement :

– Saêlen’ce !

En terminant, l’avocat de la couronne somma le jury, sur son salut éternel, de déclarer l’accusé coupable, le menaçant, au cas contraire, de toutes les vengeances célestes. Le défenseur de mon père se leva. C’était un jeune homme frais et rose, dont la perruque blanche semblait un déguisement de carnaval.

– Mon jeune gentleman, lui dit mon père, je pense que vous allez parler pour votre propre satisfaction. Quant à moi, je me priverais volontiers de votre éloquent appui.

– Oh ! oh ! murmura le jury.

– Saêlen’ce ! prononça l’huissier qui dormait debout.

Le défenseur ne sourcilla pas. Il fit un signe protecteur à mon père et commença son plaidoyer en affirmant sur l’honneur qu’il allait rendre l’innocence de son client plus claire que le jour. Il fit cette annonce avec tant d’assurance, milord, que je me sentis venir un peu de joie au cœur, pensant que mon père allait être sauvé. Mais cet espoir dura peu. Le jeune avocat parla pendant deux heures et ne dit pas un mot qui eût trait au procès. Il raconta les malheurs du peuple d’Israël en Égypte, fit le tableau des sept plaies et passa la mer Rouge avec Moïse. Ensuite, à propos de la contrefaçon des effets, il établit laborieusement que la gravure et la calligraphie sont des arts recommandables.

Quand il eut terminé sa plaidoirie, un murmure flatteur circula dans l’auditoire. C’était un début. On le déclara fort brillant. Et la famille du jeune pleading counsellor, assemblée pour fêter ses premières armes, applaudit en versant des larmes de joie.

Le magistrat qui siégeait sous l’épée de justice demanda à mon père s’il ne voulait rien ajouter. Mon père ne répondit que par un salut cavalier. Les jurés quittèrent leurs places, se groupèrent et commencèrent une active conversation. Au bout de dix minutes, l’un d’eux pirouetta sur ses talons et regagna son siège. Presque aussitôt après, un autre l’imita, puis un autre encore, de sorte que bientôt tous les jurés eurent repris leurs places, croisé leurs jambes et fiché leurs regards ennuyés au plafond.

Le chef du jury seul était resté debout. Sur la demande du président, il prononça le verdict, une main dans la poche de son pantalon et l’autre à son jabot. Mon père était coupable à l’unanimité.

Alors ce furent de nouveaux débats. L’attorney du roi et le défenseur ouvrirent de gros livres et se jetèrent à la face des citations latines, après quoi on réveilla l’alderman, qui se frotta les yeux, et les juges délibérèrent à leur tour. Au moment où ils rendaient leur sentence, qui prononçait la peine de mort contre mon père, le bruit joyeux des félicitations adressées au jeune avocat devint si scandaleux que l’huissier fut obligé de jeter par la salle son monotone : – Saêlen’ce !

Mon père écouta l’arrêt sans manifester la moindre émotion. Roboam, au contraire, poussa un cri sourd et se frappa la poitrine avec désespoir. Mon père lui adressa un regard de pitié.

– Pauvre fou ! dit-il encore.

Ses gardiens l’entraînèrent.

Nous regagnâmes notre maison de Faringdon-Street. Mon atonie était arrivée à son comble ; j’éprouvais une insensibilité complète et générale. – Tout ce que je viens de vous raconter, milord, ne m’arracha pas une larme.

Deux jours après, je reçus une lettre par un exprès inconnu.

Voici ce qu’elle contenait :

« Je comptais faire de vous une lady, Susannah ; sans ce malheureux fou de Roboam, la fashion de Londres eut élevé un trône à la Sirène, un trône dont les degrés auraient été d’or.

« Maintenant tout est fini. – Et cependant, qui sait ce que l’avenir nous réserve à vous et à moi, Suky ?…

« Vous souvenez-vous ?… Une fois je vous ai promis de vous faire voir ce que c’est qu’être pendu ; venez jeudi dans Old-Bailey, ma fille, avant le lever du soleil… Venez-y ! c’est ma volonté, – ma dernière volonté ! – je vous tiendrai alors ma promesse, miss Susannah.

« Que Roboam ne manque pas d’y venir, et qu’il épie mes moindres mouvements. J’aurai besoin de lui.

« Au revoir, Suky. Je ne crois pas en Dieu ; sans cela, je vous dirais : que Dieu vous bénisse !… Vous serez riche quand vous voudrez, parce que vous êtes belle… Tâchez de vouloir. »

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