XXII THE LAUNCH INTO ETERNITY

La belle fille poursuivit :

Je lus à Roboam ce qui le concernait. Un éclair de joie passa sur le front du pauvre muet.

À onze heures de nuit, le mercredi, veille du jour fixé par la lettre de mon père, Roboam se précipita dans ma chambre, et me fit entendre qu’il était temps de partir. Je m’habillai. Nous sortîmes.

Au moment où nous apercevions les noires murailles de Newgate, les douze coups de minuit sonnèrent dans Skinner-Street, au beffroi du Saint-Sépulcre.

Aucun mouvement ne se faisait dans cette rue large et d’apparence si lugubre qu’on nomme Old-Bailey. On entendait seulement comme un murmure de gaies conversations dans l’air, tout le long des maisons qui font face à la prison, et aussi dans les premiers bâtiments de Newgate-Street, ayant vue sur Old-Bailey. Je levai les yeux pour voir d’où partait ce joyeux murmure qui contrastait si cruellement avec le lieu et la scène annoncée. Je n’aperçus rien d’abord ; mais bientôt mes regards, aguerris par l’obscurité, distinguèrent à toutes les fenêtres de toutes les maisons des gentlemen et des ladies ; des femmes du peuple étaient dans les greniers, et quelques enfants se cramponnaient aux saillies des boutiques. Tous ces gens attendaient.

Roboam et moi, nous nous assîmes sur un soliveau couché au milieu de la rue, vis-à-vis de la porte de la Dette. Vers minuit et demi, une escouade d’ouvriers, conduite par des hommes de police, et suivis de trois ou quatre charrettes, tourna l’angle de Ludgate-Hill pour entrer dans Old-Bailey. Cette espèce de caravane s’arrêta juste en face de la porte de la Dette. On nous repoussa, Roboam et moi. Le soliveau sur lequel nous venions de nous asseoir était le maître poteau de la potence. Les ouvriers s’occupèrent aussitôt à décharger les charrettes, qui contenaient des poutres, des planches et des pieux. On entendit bientôt retentir dans toutes les directions le bruit éclatant du marteau. Les uns dressaient le plancher mobile de l’échafaud, les autres fichaient les pieux en terre et les reliaient par des madriers, pour former les barrières destinées à contenir la foule.

Ismaïl devait entendre le bruit de ces préparatifs. Couché sur la natte de jonc posée sur le sol ou qui sert de lit aux condamnés à mort, il pouvait compter une à une les planches qui, clouées, allaient former la plate-forme de son échafaud.

Les heures de la nuit passèrent, et les premières heures du jour, d’un sombre jour d’hiver, vinrent éclairer la scène.

Ce que j’aperçus d’abord, juste en face de moi, ce fut une masse noire de forme carrée, au-dessus de laquelle se dressait le bras menaçant du gibet ; c’était l’échafaud auquel les ouvriers avaient mis la dernière main et que recouvrait entièrement une draperie noire. Les ouvriers disparurent ; l’espace entre nous et l’échafaud demeura vide jusqu’à ce qu’une escouade d’hommes de police, armés de leurs baguettes, vint l’occuper aux environs de sept heures.

À droite et à gauche, aussi loin que l’œil pouvait s’étendre, une foule immense ondulait, s’agitait, trépignait, transie par le glacial brouillard du matin. À mesure que s’éclairaient les mille visages de cette formidable cohue, on y voyait un sentiment commun, l’impatience, l’impatience cynique, brutale.

Les douces voix s’étaient tues aux fenêtres qui s’ouvraient au-dessus de nous. Ici le respect humain remplaçait la pudeur. On avait honte en face de cette foule animée d’odieux instincts, on avait honte de se montrer à elle et d’attendre comme elle. Quand je levai les yeux par hasard pour voir ceux dont j’avais entendu, pendant toute la nuit, les propos frivoles ou joyeux, je n’aperçus pas un visage de femme à découvert. C’étaient d’élégants chapeaux de paille d’Italie d’où tombaient des voiles de dentelles. C’étaient çà et là, pour les plus hardies, des éventails relevés. Les gentlemen avaient remonté les cols de leurs redingotes ou se cachaient derrière leurs binocles.

Sept heures et demie étaient sonnées depuis quelques minutes. Le moment approchait. Un profond silence se fit dans la foule. La cohue fut prise de cette anxiété qui précède tout spectacle attendu, anxiété qui ressemble à du recueillement et qui n’est que le paroxysme de l’impatience. On se taisait dans la rue ; on se taisait sur les toits, où pullulait, pressée, une autre foule presque aussi nombreuse que celle de la rue.

À huit heures moins un quart, un carillon lent et lugubre tomba du clocher du Saint-Sépulcre. En même temps, deux hommes vêtus de noir montèrent les degrés de l’échafaud et déposèrent sur l’estrade une longue boîte de sapin. La cloche sonnait le glas funèbre de mon père, et cette boîte, apportée par les hommes vêtus de noir, était le cercueil de mon père.

Il courut un frémissement dans la foule.

– Enfin ! enfin ! disait-on.

Je pensai alors, et je l’ai pensé longtemps, que le mal seul habite au cœur de l’homme. Et il m’a fallu entendre votre noble parole, Brian, et celle de ma chère Ophélie, pour voir autre chose ici-bas que l’enfer.

Le glas sonnait depuis dix minutes environ lorsque s’ouvrit la porte de la Dette. De cette porte à la plate-forme de l’échafaud, on avait jeté une sorte de pont-levis incliné. Tout le monde se dressa sur la pointe des pieds. Aux fenêtres, toutes les têtes se penchèrent. Tous les regards s’élancèrent, ardemment curieux, au delà de cette porte qui venait de s’ouvrir.

Le premier personnage qui parut fut un ministre, portant une bible à la main. Ce ministre était l’ordinaire de Newgate, qui franchit la plate-forme sans se retourner. Après lui venait Ismaïl. Mon père était très pâle, milord, mais aucun trouble ne paraissait sur sa physionomie qui gardait son expression de raillerie amère et sarcastique. Il franchit le pont-levis d’un pas ferme et s’arrêta au milieu de l’estrade.

Ses poignets étaient réunis à l’aide de menottes de fer, et une forte corde, qui liait ensemble ses coudes par derrière, achevait de rendre tout mouvement de ses bras impossible. Sur la saillie de ses coudes ainsi retenus, reposait une corde roulée ; l’extrémité, terminée en nœud coulant, était passée autour de son cou nu.

– Le voilà ! le voilà ! disait-on tout autour de nous.

Au-dessus de ma tête j’entendis une voix de femme qui disait :

– Cet homme a de belles épaules.

Mon père s’était arrêté auprès du cercueil ouvert. Il se baissa pour le considérer de plus près. Il courait par la foule comme un vent de fièvre. Milord, je n’exagère point, et l’amertume de mes souvenirs ne se met pas ici à la place de la réalité : c’était du bonheur qu’il y avait dans tous ces yeux brûlants. Old-Bailey était en fête, et nulle autre part dans Londres il n’y a tant d’heureux que devant Newgate, le jour d’une exécution !

Mon père, cependant, après avoir parcouru des yeux la foule qui couvrait le bas d’Old-Bailey du côté de Ludgate-Hill, releva son regard vers les fenêtres où s’encadraient mille têtes avides et sembla chercher quelqu’un. Son œil s’arrêta au coin de Fleet-Lane, et je crus remarquer que son front s’inclinait légèrement en un imperceptible salut. Il reporta aussitôt son regard vers la rue, et nous aperçut enfin en face de lui.

Un éclair de joie sauvage illumina ses traits pâlis à la vue de Roboam qui étendit ses bras vers lui en pleurant. Mon père me fit, comme toujours, un signe de tête amical et sourit doucement en me regardant.

L’exécuteur dit un mot à voix haute. On apporta une échelle qu’il appuya contre le bras traversier du gibet. Cette échelle, dont il gravit les degrés, lui servit à fixer en haut le bout de corde qui reposait naguère sur les coudes garrottés d’Ismaïl. Cela fait, l’exécuteur redescendit ; on ôta l’échelle. La corde pendait maintenant au cou d’Ismaïl, un geste du bourreau, qui s’était placé auprès du ressort retenant la trappe dans une position horizontale, allait suffire pour le lancer dans l’éternité.

À ce moment le soleil, levant son disque voilé par le brouillard derrière Old-Bailey, jeta un rougeâtre reflet aux fenêtres hautes des maisons situées vis-à-vis de Newgate, Ismaïl tressaillit. Il regarda d’abord ce rayon de soleil avec mélancolie, puis, voulant voir sans doute l’astre lui-même pour la dernière fois, il se retourna vivement ; mais Newgate dressait derrière lui le sombre écran de ses murailles. Mon père courba la tête. Sa résolution parut sur le point de fléchir.

– Cheer up ! (courage !) cria en ce moment une voix grave et retentissante qui partait d’une fenêtre, à l’angle de Fleet-Lane.

Tous les yeux se tournèrent de ce côté. Mon père salua légèrement ; puis sa tête se releva, hautaine, et, se tournant vers nous, il fit à Roboam un signe d’appel.

L’heure fatale allait sonner dans deux ou trois secondes. Mais il n’en fallut qu’une à Roboam pour franchir d’un seul bond la barrière qui était devant lui, renverser les policemen placés sur son passage et sauter sur la plate-forme aux côtés d’Ismaïl, dont les fers, limés d’avance, cédèrent à un brusque mouvement.

La cohue cria bravo, parce que l’incident promettait d’être dramatique. Les mouchoirs s’agitèrent aux fenêtres, et la voix de Fleet-Lane répéta :

– Cheer up !

L’exécuteur, pétrifié, regardait Roboam avec des yeux stupides. Je crois que mon père, en ce moment, aurait pu s’enfuir. La foule éclatait en frénétiques acclamations. Des projectiles de toutes sortes commençaient à tomber sur la police. Il y avait menace d’émeute.

Mais mon père ne tenta point de s’enfuir. Ce n’était pas pour cela qu’il avait appelé Roboam. Au moment où celui-ci saisissait la corde pour lâcher le nœud coulant, Ismaïl, qui avait mis sa main dans son sein, en retira un court poignard, le poignard apporté par le docteur Moore, et le plongea furieusement dans la poitrine de Roboam.

Roboam tomba raide mort, entre mon père et le bourreau.

Ismaïl se tourna vers la fenêtre de Fleet-Lane, brandit le poignard sanglant avec triomphe, et cria :

– Merci, milord !

La foule avait poussé un long cri d’horreur.

En ce moment, huit heures sonnèrent au beffroi du Saint-Sépulcre. L’exécuteur pressa du pied le ressort. La trappe bascula, la corde se tendit, la moitié du corps d’Ismaïl disparut dans le trou. Son visage se contracta, puis demeura immobile. La corde tendue se détordait lentement et imprimait à ce corps qui n’était plus qu’un cadavre un mouvement de rotation affreux à voir.

Susannah s’interrompit.

Dans le cabinet noir, la petite Française tremblait. Tyrrel lui-même semblait ému outre mesure et, un moment, son corps vacilla, chancelant, comme s’il allait tomber. Maudlin sentit couler du front de l’aveugle sur sa main une goutte de sueur glacée.

– Oui, murmura-t-il, ce fut ainsi ! Roboam ne méritait pas le coup de couteau, mais ce diable de docteur Moore… Vous m’écoutez, Maudlin ! Ne savez-vous pas qu’on s’empoisonne par les oreilles quelquefois, et que des gens sont morts pour avoir trop entendu !

– Milord !… balbutia la petite Française.

– Silence ! N’a-t-elle pas dit que la corde tourna, Maudlin ? tourna lentement !

Il passa la main sous sa cravate, comme si le souffle lui eût manqué tout à coup.

– Une corde autour du cou, Maudlin, reprit-il d’une voix rauque, vous figurez-vous le mal que cela peut faire !

Maudlin le regardait étonnée.

– Ma foi, répondit-elle en riant, je n’ai jamais été pendue, milord, et vous ?

Tyrrel se leva et redressa sa taille dans toute sa hauteur.

– Moi ? prononça-t-il avec égarement ; oh ! ce devait être hideux de voir ainsi tourner ce cadavre !

Ces paroles étranges contrastaient tellement avec l’impassibilité habituelle de l’aveugle, que la petite Française eut un instant l’idée qu’une folie soudaine venait de le saisir. Mais Tyrrel se rassit paisiblement et dit du ton le plus naturel :

Sur ma foi, Maudlin, cet Ismaïl Spencer tourna comme un toton. Et chaque fois que j’ai vu pendre, cette pirouette m’a toujours fait un effet d’enfer. Remarquez la pirouette, Maudlin, à la prochaine occasion.

– Milord, reprit Susannah, le soleil était au-dessus de Saint-Paul. La funèbre décoration avait complètement disparu ; la foule s’était écoulée. Je m’éveillai parce qu’un policeman me secouait rudement. Il me sembla que j’avais fait un rêve extravagant. Mon père ! Roboam ! J’étais seule au monde, seule !

Je passai deux jours enfermée dans ma chambre. Au bout de ce temps, je résolus de vous chercher, afin de vous dire que je vous aimais. Je vous ai cherché pendant six mois, milord ; vous vous cachiez par ce que ceux qui vous avaient prêté de l’argent voulaient vous mettre en prison.

– C’est vrai, murmura Brian, c’est vrai ! La main mystérieuse qui emplit ma bourse ne s’était pas mise encore entre moi et mes créanciers.

Tyrrel se prit à rire.

– Avez-vous entendu parler, Maudlin, demanda-t-il, de ces hardis coquins qui font pacte avec le diable ?

– Pourquoi cette question, milord ?

– C’est ce beau seigneur qui me fait penser à cette vieille histoire. La main mystérieuse dont il parle est quelque chose comme le diable, et vous savez que le diable finit toujours par tordre le cou à ses clients tôt ou tard…

– Vous demeuriez dans Clifford-Street, Brian, disait pendant cela Susannah. Durant six mois, je vins tous les jours dans Clifford-Street. Jamais je ne vous rencontrai. Un soir, au moment où je rentrais dans ma chambre, on me demanda le prix de mon loyer. Je n’avais plus rien. On me chassa.

Pour la première fois, je me demandais où j’irais chercher un asile. Le lendemain, j’eus faim, le surlendemain… Oh ! milord, au milieu de ces misères se place ici pour moi un angélique souvenir. Le soir de ce deuxième jour, je marchais, épuisée, sur le trottoir de Cheapside. Au moment où je chancelais, n’apercevant plus autour de moi qu’un tourbillon lumineux et confus, une main me saisit par le bras et me soutint.

– Qu’a cette pauvre fille ? demanda au même instant une douce voix.

La surprise me rendit la faculté de voir. J’aperçus autour de moi deux jeunes misses qui donnaient le bras à un gentleman un peu plus âgé qu’elles. Les suaves visages de ces deux charmantes filles sont encore devant mes yeux au moment où je vous parle, milord. Que de bonté dans leurs regards ! que de tendre compassion dans leur sourire !

– Cette pauvre fille se meurt de faim ! dit le gentleman après m’avoir attentivement examinée.

– De faim ! répétèrent en tressaillant les deux enfants.

L’aînée me passa aussitôt ses bras autour de la taille ; je vis des larmes dans les yeux de la plus jeune.

– Oh ! Stephen, s’écria cette dernière, il faut l’emmener chez votre mère.

– L’emmener tout de suite, ajouta l’aînée qui m’entraînait déjà.

Celui qu’elles appelaient Stephen les arrêta et continua de m’examiner froidement. Il y avait de la bonté dans ses traits, mais une bonté prudente, réfléchie, qui faisait contraste avec sa jeunesse.

– Cela ne se peut pas, Clary, dit-il enfin ; n’insistez pas, Anna. Nous ne pouvons emmener cette dame dans la maison de ma mère.

Il tira de sa poche une bourse et me mit dans la main deux pièces d’or.

– Ce n’est pas assez ! s’écrièrent ensemble les deux jeunes filles. Tenez ! tenez, mademoiselle !

Leurs bourses glissèrent en même temps dans la poche de ma robe.

Je baisai la main de la plus petite, l’aînée me dit :

– Notre maison est là, dans Cornhill.

Le numéro m’échappa.

Je n’ai jamais revu ces deux anges, milord. Plus tard, je cherchai leur maison dans Cornhill et je ne la sus point trouver. Mais leurs doux noms et leurs charmants visages sont dans mon cœur, et je prie Dieu de me de me mettre à même un jour de leur rendre tout le bien qu’elles m’ont fait.

J’achetai du pain. Pendant que je mangeais, appuyée contre la grille de Saint-Paul, un mendiant s’approcha de moi. Il ressemblait à ce hideux Bob, l’ami de Tempérance. Je lui donnai la moitié de mon pain. Il me vola l’argent du gentleman Stephen et des deux jeunes filles. Ce fut alors que l’idée d’une mort volontaire s’empara pour la première fois de mon esprit. Je savais maintenant ce qu’on souffre avant de mourir de faim et la peur me poussait au suicide. Je m’acheminai vers la Tamise.

Sur ma route, dans une petite rue nommée Water-Street, je m’arrêtai, fatiguée, et je m’assis sur les marches d’un public-house. La maîtresse de ce public-house m’aperçut et sortit pour me chasser ; mais elle avait besoin d’une servante ; elle me trouva belle et les belles servantes sont choses précieuses dans une maison comme les Armes de la Couronne

Ici Susannah raconta sa vie durant trois mois passés aux Armes de la Couronne ; les grossiers travaux auxquels on l’avait condamnée, les privautés des habitués du parloir, les brutales insultes des buveurs du tap, la tyrannie acariâtre de mistress Burnett elle-même, qui, pour le pain qu’elle lui donnait, croyait avoir le droit de la traiter en esclave. Elle arriva ensuite à cette soirée du dimanche où mistress Burnett, exaspérée, la frappa au visage.

– Je repris mon chemin vers la Tamise, Brian, continua-t-elle, et ce fut au moment où j’allais commettre un crime que je rencontrai l’aveugle Tyrrel.

– Ah ! ah ! murmura la petite Française, qui redoubla d’attention.

Tyrrel garda le silence.

– En ce temps-là, milord, reprit la jeune fille, je ne remarquais rien, il y avait comme un voile sur ma vue ; néanmoins, la figure de cet aveugle, qui venait parfois au public-house, m’avait légèrement frappée. Il me semblait de temps à autre que ces yeux, privés de lumière, se fixaient sur moi de préférence à tout autre objet. Mais ce soir-là, au bord de la Tamise, j’éprouvai une hallucination terrible. Pendant que ce Tyrrel me retenait par le bras, la lueur d’une bougie allumée dans une maison voisine passa rapidement sur son visage, et je crus avoir vu…

La belle fille hésita.

– Achevez, madame, dit Lancester avec curiosité.

La petite Française pencha la tête en avant pour mieux entendre, mais en ce moment les deux mains de l’aveugle se collèrent sur ses oreilles et la rendirent sourde.

– Je crus avoir vu le spectre de mon père, milord ! dit Susannah en frémissant.

Brian fit un mouvement de surprise.

– C’est étrange, murmura-t-il, étrange ! Oh ! il y a là-dessous quelque ténébreux mystère. Je le pénètrerai.

Tyrrel retira ses mains, rendant ainsi l’usage de l’ouïe à madame la duchesse de Gèvres.

Susannah, poursuivant son récit, raconta son arrivée dans Winpole-Street, le luxe dont on l’avait tout à coup entourée et les menaces qui lui avaient été faites. Elle parla de la scène jouée au chevet de Perceval et prononça même le fameux mot d’ordre : Gentleman of the night. Quand elle eut fini, elle se tourna vers Lancester et fixa sur lui ses grands yeux noirs, dont les paupières se baissèrent bientôt, tandis qu’elle disait doucement :

– Vous savez tout maintenant, milord ; c’est à vous de me dire si je suis digne encore de vous aimer.

Brian mit passionnément ses lèvres sur la main de Susannah.

Madame, dit-il en fléchissant le genou, voulez-vous porter le nom de Lancester ?

– Si je le veux, milord, balbutia Susannah ; si je veux être votre femme !

Elle se pencha ravie et ne trouvant point de paroles pour exprimer sa joie.

– Venez, s’écria Brian, ne restez pas un instant de plus sous ce toit impur. Madame la comtesse de Derby est votre amie ; sa maison vous sera un asile convenable jusqu’au jour qui me donnera le droit de vous protéger moi-même. Venez !

Susannah se leva, radieuse. Ils se dirigèrent vers la porte. Mais, au moment où Lancester mettait la main sur le bouton de la serrure, la porte s’ouvrit d’elle-même et Tyrrel l’aveugle parut sur le seuil. Derrière lui étaient quatre hommes vigoureux et d’apparence déterminée.

– Vous êtes entré seul dans cette maison, monsieur de Lancester, dit l’aveugle ; vous en sortirez seul.

Susannah, effrayée, se pendait au bras de Brian. Celui-ci se dégagea. Un instant, la pensée d’une lutte sembla lui traverser l’esprit. Son œil lança un éclair, et il parut choisir parmi ses adversaires celui qu’il terrasserait le premier. Mais il se ravisa et répondit en contenant sa voix :

– Soit, sir Edmund, je sortirai seul. À bientôt, madame, ajouta-t-il en se penchant rapidement à l’oreille de Susannah ; vous ne m’attendrez pas longtemps, je vous jure !

Il passa vivement devant Tyrrel et ses acolytes, descendit l’escalier et s’élança au dehors. Il fut absent une demi-heure. Quand il revint, un officier de police et son escouade l’accompagnaient.

L’officier frappa au nom du roi.

– Que Dieu bénisse sa Très Gracieuse Majesté, répondit une voix railleuse par l’une des fenêtres du premier étage.

La fenêtre se referma. Au bout d’une minute la porte s’ouvrit. La police fit aussitôt irruption dans la maison. Personne ne se présenta pour résister à ses investigations. On fouilla le bâtiment des caves aux combles. Pas un valet, pas un maître. Le n° 9 de Winpole-Street était une maison abandonnée.

Share on Twitter Share on Facebook