XIX VINGT MILLE ROUBLES

– Et j’étais là ! reprit Brian, et je ne sentais rien en mon cœur !

– J’étais brisée, milord, répondit Susannah, mais je ne fléchissais pas. Vous me veniez en aide sans le savoir ; car, du fond de mon ignorance, je comprenais vaguement que mon père, en me donnant à un autre, m’enlevait à vous pour toujours.

Pour toujours, milord ! Ce qui était alors en moi un soupçon confus est maintenant un sentiment précis et arrêté : si j’étais tombée dans le piège, vous ne m’auriez jamais connue !

La dernière menace d’Ismaïl me raidit dans ma résistance.

– Vous pouvez me tuer, lui dis-je, mais non me faire céder.

– Eh bien ! je te tuerai ! s’écria-t-il l’écume à la bouche ; je te tuerai ! Oh ! mais pas tout d’un coup ! Tu mourras à petit feu, tout doucement, un peu tous les jours. Malédiction ! quel démon t’a donc soufflé la pudeur, misérable ! J’ai passé quinze ans à nouer un bandeau sur ta vue, et voilà que tu n’es pas aveugle ! J’ai passé quinze ans à courber patiemment ta volonté en obscurcissant ton intelligence, et voilà que ton esprit voit clair ! et voilà que ta volonté se redresse ! Mais c’est à croire qu’il y a un Dieu là-haut !

Il s’interrompit, passa son mouchoir sur sa bouche humide et appela péniblement à sa lèvre son froid sourire d’habitude.

– Me voilà aussi sot que vous, miss Suky, reprit-il avec un calme factice. Écoutez ! nous avons tort l’un et l’autre ; parlons raison ; je vous demande une chose bien simple, pourquoi me refusez-vous ?

– Vous voulez me donner à un homme, répondis-je, et je veux être à un autre homme.

Cette réponse faillit le rejeter dans toute sa fureur, mais il se contint.

– Vous voulez ! répéta-t-il. Voici qui est bien péremptoire, miss Suky ! Vous oubliez que je suis votre père.

– Qu’importe cela ? demandai-je.

Il se mordit violemment la lèvre.

– C’est juste, reprit-il ; cela importe peu, assurément. Je voulais vous dire que je suis le plus fort.

– Non, monsieur.

– Alors, vous allez m’obéir !

– Non !

Il s’éloigna de moi brusquement et fit quelques tours dans la chambre.

– Miss Susannah, me dit-il avec froideur et sarcasme, vous êtes une fille vertueuse, moi je suis un marchant honnête. Je vous ai vendue, j’ai été payé, l’acheteur attend livraison. Dans dix minutes, il sera ici ; dans dix autres minutes, une bonne serrure vous mettra tous deux à l’abri des importuns. À bientôt, miss Susannah.

Il sortit précipitamment. Je voulus crier, je ne pus. Un poids écrasant était sur ma poitrine.

En ce moment, Ismaïl entra dans le salon de jeu et alla droit au prince. Il lui parla tout bas. Le prince sourit. Son regard étincelant vint caresser le rideau.

Ce regard me sauva, milord. Il me fouetta d’une terreur si poignante que je pus secouer ma torpeur. Je me levai, je traversai la salle et les corridors en courant. Une minute après, j’étais dans la rue.

Brian respira longtemps. Elle reprit :

– Je courus encore durant quelques secondes, au hasard ; je m’affaissai, brisée, à l’un des angles de Leicester-Square.

Hélas ! je ne songeais pas que je n’avais d’autre asile que la maison d’Ismaïl, et que le danger, aujourd’hui évité, reparaîtrait demain aussi terrible. J’y songeai si peu, que ma première action, sitôt que mon oppression calmée me permit de faire un mouvement, fut de me jeter dans une voiture de place et de me faire conduire à Goodman’s-Fields.

– Quoi ! madame, s’écria Brian, vous rentrâtes dans cette retraite infâme ?

– J’y rentrai, milord. Et n’épuisez pas pour si peu votre pitié. J’ai eu depuis des jours de si navrante misère, que j’ai pu regretter la maison d’Ismaïl.

Mon père n’était point encore de retour lorsque j’arrivai dans Goodman’s-Fields. Au lieu de gagner ma chambre, je montai en courant au laboratoire de Roboam. C’était le seul être qui eût pour moi un semblant d’affection. Je n’espérais point en lui qui était, comme moi, opprimé, mais j’allais, d’instinct, unir ma détresse à sa servitude.

Le pauvre muet dormait. Lorsque je l’éveillai, il fit un geste de vive surprise. À l’aide de ses gestes, qui valaient presque des paroles, il m’interrogea ; je lui contai l’odieuse conduite d’Ismaïl et ma fuite du Golden-Club. Il courba la tête et sembla réfléchir.

Au bout de quelques minutes il prit ma main et la baisa, puis il me conduisit dans sa case et me montra un enfoncement où il y avait juste la place de mon corps, puis encore il frappa du revers de son doigt une assiette vide qui se trouvait sur la table. Cela voulait dire qu’il me cacherait dans sa case et partagerait ses repas avec moi.

C’était une folle pensée ; mon père, en rentrant, saurait bien vite que j’étais dans la maison ; il me chercherait, et Roboam serait victime de sa compassion. Voilà ce que j’aurais dû me dire, et ce que se disait sans doute le pauvre Roboam, car il était abattu et résigné. Mais j’étais incapable de porter si loin mon calcul, milord. Je me voyais échapper aux poursuites de mon père et à l’horrible nécessité de subir la présence de ce Russe.

– Oui, répondis-je, bon Roboam, je me cacherai là et je resterai toujours avec vous.

Il fit un grave signe d’assentiment. Je suis certaine maintenant, milord, qu’il avait la conscience d’un châtiment prochain et mortel. Moi, j’étais rassurée, et pourtant, combien ici j’aurais dû trembler si mon ignorance du monde n’eût pas été complète ! Au Golden-Club, Ismaïl n’était qu’un trafiquant de vices, à peine toléré. Dans Goodman’s-Fields, il était roi. Derrière ma draperie, j’étais à dix pas d’une réunion d’hommes dissolus sans doute, mais nobles après tout, et gardant au fond du cœur quelque chose de fier. Chez Ismaïl, au contraire, j’étais seule, dans un réduit dont les valets de la maison eux-mêmes ne soupçonnaient pas l’existence. Nulle oreille à portée de mes cris ; rien, milord, rien qu’un pauvre être, mutilé, abruti par l’esclavage !

C’est ici, milord, que je devais mourir ou être vaincue, si mon salut n’était sorti d’une catastrophe impossible à prévoir.

Mon père ne rentra pas cette nuit-là dans la maison de Goodman’s-Fields. Vers onze heures du matin, Roboam et moi nous entendîmes le coup du maître retentir à la porte de la maison. Je me cachai ; Roboam se plaça devant sa table de manière à me masquer. Il m’ordonna le silence d’un geste emphatique et qui peignait énergiquement ses inquiétudes. Je demeurai immobile ; je retins mon souffle ; mon père entra.

– Belle affaire ! grommela-t-il en refermant la porte ; le prince veut que je lui rende ses vingt mille roubles.

Il tira un papier de sa poche et le déplia.

– Prépare du papier à calquer, toi ! reprit-il en s’adressant à Roboam.

Roboam obéit. Je sentais son siège trembler. Mon père se promenait de long en large.

– C’est une chose diabolique ! murmurait-il ; cette misérable enfant ! ce Brian de Lancester ! Qu’il revienne m’emprunter de l’argent celui-là ! Ah çà ! les femmes devinent tout ! la pudeur comme l’amour… ou peut-être est-ce l’amour qui leur apprend la pudeur !

Il s’approcha de Roboam et jeta sur sa table le papier qu’il tenait à la main.

– Tiens ! dit-il, calque-moi cette signature. Prends garde de gâter le billet, maître Silence ! s’il garde une trace, je te brise le crâne !

Roboam prit le papier, qui était une obligation du prince Dimitri Tolstoï, le prix stipulé pour la vente de ma personne, milord, et se mit en devoir de calquer la signature. Mon père reprit sa promenade.

– Et si ce n’était que cela encore ! disait-il en s’échauffant par degrés ; mais ce qu’elle a fait une fois elle pourra le recommencer ! elle le recommencera certainement, la misérable fille ! Et d’ailleurs, si elle ne cède pas, comment dominer le comte ?

Que pouvaient signifier ces étranges paroles, milord ? Vous qui savez le monde, Brian, devinez-vous le secret d’Ismaïl ?

– Ne prononça-t-il point le nom de ce lord ? demanda Lancester.

– Non, il l’appelait le comte. Peut-être, au reste, quelques mots lui échappèrent-ils qui aurait mis tout autre sur la trace de sa pensée, mais moi je ne comprenais pas, et la scène affreuse qui suivit à mis du trouble dans mes souvenirs.

– Où en es-tu, maître Silence ? demanda tout à coup mon père.

Il prit le papier que Roboam hésitait à lui rendre et poussa aussitôt un cri de rage.

– Scélérat ! brute maudite ! je t’avais dit de prendre garde ! Ah ! cette fois, tu vas me payer tous tes comptes !

Voici ce qui était arrivé. Mon père, forcé de rendre le billet de vingt mille roubles que lui avait souscrit le Russe, voulait au moins garder un calque de sa signature ; mais Roboam n’avait plus son sang-froid. Au lieu de prendre un poinçon à calquer, il se servit d’une sorte de burin qui trancha le papier partout où il passa. Or, comment remettre au prince un papier portant d’aussi évidentes et ineffaçables preuves de fraude ?

Mon père se mettait chaque jour en fureur pour des riens. Cette fois, tout se réunissait pour porter au comble sa rage : ma fuite, ses espérances perdues, le péril auquel l’exposait l’erreur de Roboam…

Il s’élança d’un bond vers son arsenal et choisit le plus gros, le plus lourd de ses fléaux de plomb. Je sentis faiblement tressaillir le siège de Roboam. Mon père revint vers lui à pas comptés.

Je fermai les yeux comme cette nuit où Ismaïl avait frappé Roboam avec le bambou du vieux juif Eliezer. Au premier coup, la chaise de Roboam sauta. Non seulement j’entendis le plomb tomber, lourd, sur la chaise du patient, mais je ressentis le contrecoup de chaque saut. Il me semblait qu’on martelait mon cœur. J’entendis et je sentis comme cela trois coups assénés avec furie. Puis le bois de la chaise me choqua brusquement. Deux râles sauvages déchirèrent à la fois mes oreilles ; j’ouvris involontairement les yeux.

Roboam n’était plus auprès de moi. L’intensité de la douleur, la certitude de mourir avaient galvanisé le pauvre esclave. Il s’était relevé, d’autant plus terrible que sa colère avait été plus longtemps comprimée. D’un saut il avait franchi la table qui le séparait de mon père, et ils étaient tous deux en présence.

Ce fut une lutte odieuse, où l’un des champions, blessé, meurtri déjà, n’avait pour se défendre que ses mains désarmées, tandis que l’autre frappait avec une massue dont chaque coup pouvait être mortel. Mais celui qui était sans armes avait à venger vingt années de martyre.

Son visage fut un instant couvert d’horribles contusions. Il ne tombait pas néanmoins, parce que chaque coup amorti, sinon paré, par sa main tendue, perdait une grande partie de sa force. Il attendait. Ismaïl, lui, frappait, comme toujours, en aveugle, en furieux. Au bout d’une minute, je vis avec épouvante Roboam baisser la main qu’il étendait pour parer. Le fléau décrivit en sifflant sa courbe impétueuse. Je crus le combat fini.

Le combat était fini en effet, milord, mais ce n’était pas Roboam qui était vaincu. D’un mouvement rapide comme l’éclair, il avait évité le plomb mortel, et, profitant de l’instant où Ismaïl relevait son arme, il l’avait saisi à la gorge. Mon père, suffoqué, ne jeta pas même un cri. Roboam fut obligé de le soutenir pour l’empêcher de tomber comme une masse inerte sur le sol.

Alors le muet se prit à rire en montrant ses longues dents blanches, aiguisées comme les dents d’une bête fauve. Il traîna mon père jusqu’à l’autre bout du laboratoire, saisit une grosse corde et le garrotta. Je voyais tout cela, milord, mais je ne pouvais ni me mouvoir ni produire aucun son. J’étais comme frappée de la foudre.

Quand Roboam eut lié mon père, il s’élança vers la porte et disparut avec un cri de sauvage triomphe.

Quelques minutes après, le muet repassa le seuil. Il était suivi d’un magistrat et de deux constables qui entrèrent sur ses pas dans le cabinet secret d’Ismaïl.

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