XVIII LE CLUB-D’OR

Je me plaçai, couverte d’une toilette éblouissante, dans la voiture de mon père, et nous partîmes de Goodman’s-Fields. Tout le long de la route, mon père fut d’une gaîté folle ; mais la gaîté d’Ismaïl avait un arrière-goût d’amertume qui rendait triste et donnait à craindre. Lorsque nous arrivâmes dans Leicester-Square, il y avait déjà une longue queue d’équipages armoriés devant la porte du Club-d’Or. En entrant, nous pûmes nous convaincre, au bruit assourdissant des conversations, que l’assemblée était plus nombreuse encore que de coutume.

– Voyez, Suky, me dit mon père.

Je remarquai seulement alors que de très petits trous avaient été pratiqués dans la draperie. En approchant l’œil de ces trous, on voyait parfaitement tout ce qui se passait derrière le rideau.

De l’autre côté de la toile, il y avait foule compacte et impatiente ; tous ces gens parlaient à la fois et parlaient de moi. Leurs regards se fixaient si ardemment curieux sur la draperie que je reculai, confuse comme s’ils eussent pu me voir.

– N’ayez pas peur, reprit mon père. Tous ces noblemen, jeunes et vieux, sont fous de vous.

– Ces gentilshommes me connaissent-ils donc, monsieur ? demandai-je.

– Non, Suky, grâce au diable ! ce serait perdre la moitié de votre prestige. Vous avez beau être belle, l’imagination de ces gens trouve moyen de vous embellir encore.

– Elle est blonde ! disait-on de l’autre côté du rideau, blonde et rose. Un ange, par Dieu !

– Vous n’y êtes pas, milord. Ce Spencer arrive d’Orient. C’est une Circassienne, le plus beau sang de l’univers !

– Écoutez-les, Suky ! Mais les voilà qui s’impatientent, et il ne faut pas jouer avec l’impatience des gens de cette sorte. Je vais vous dire ce que sont les plus respectables parmi ces lords, et vous choisirez ensuite.

– Pourquoi choisir, monsieur ? lui demandai-je.

Il frappa du pied et fronça le sourcil.

– Il n’est plus temps de ne point comprendre, miss Susannah ! dit-il d’une voix impérieuse et brève. Si c’est un jeu, mettez-y un terme, et si, réellement, vous ne comprenez pas, laissez-vous faire ! Y êtes-vous ? À tout seigneur tout honneur. Veuillez regarder ce bonhomme à cheveux blancs qui possède la physionomie la plus vénérable des Trois-Royaumes. Ce n’est rien moins que Sa Grâce le duc de M…, moins célèbre que son glorieux homonyme dont parle la chanson, mais plus joueur. Il a perdu ici un soir quatre-vingt mille livres, Suky, et il les a payées le lendemain. Que dites-vous de cela ?

Je gardai le silence.

– Vous n’en dites rien ! Tenez ! celui-ci trouvera grâce peut-être devant vous. C’est un des rois du sport, un eccentric de qualité supérieure, qui mange une fortune incalculable avec une originalité dont on ne saurait trop faire l’éloge. Personne ne pourrait se douter de cela, n’est-ce pas ? Vit-on jamais plus honnête et plus rouge visage, encadré par une paire de favoris citron plus bourgeoise ? Eh bien, ma fille, l’autre jour, le comte de Ch… field, c’est le nom de Sa Seigneurie, a chassé un renard à courre par les rues de la Cité. C’était, ma foi, une joyeuse chose que d’entendre les cris des piqueurs le long de Leadenhall-Street, que d’ouïr les fanfares dans Cornhill et d’assister au débouché dans Church-Yard. Le comte suivait, monté sur un fort beau cheval, et en costume de chasse. Vous sentez que, depuis ce jour, Sa Seigneurie a été un homme à la mode. On porte beaucoup de redingotes à la Ch… field. Le comte vous plaît-il, ma fille ?

– Ni plus ni moins qu’un autre, monsieur, répondis-je.

– Non ? Passons. Voici un gros bel homme dont certaines ladies raffolent. C’est un larker émérite, un espiègle du poids de cent cinquante kilogrammes. Il bat les policemen, il détache les marteaux des portes, il boxe les porteurs de charbon. Il y a bien longtemps que Daniel O’Connell l’a baptisé du nom de porc en compagnie du comte de White-Manor, son ancien camarade. Je me fais un honneur de vous le présenter : c’est le premier marquis d’Irlande, Harry de la Poër Beresford, marquis de Waterford, comte Tyrone, vicomte Tyrone, baron de la Poër, lord de Curraghmore, etc. Sa Seigneurie a-t-elle le don de vous plaire ?

– Non, monsieur.

– Peste, miss Suky ! aimez-vous mieux ce don Juan au regard audacieux, le colonel Rabican ? Je vous préviens, Susannah, que ce noble comte tue tous ses adversaires en duel, gagne à tous les jeux connus, et fait siennes les femmes de tous ses amis : c’est un lord de mérite. Voici, non loin de lui, son ennemi intime, lord William Bagget, qui n’est pas non plus sans quelques qualités. Dernièrement, il a fait surprendre sa légitime épouse en criminelle conversation par son groom, caché sous un sofa, dans le but louable de tirer une bonne somme de la poche du séducteur. Mais lord Rabican n’est pas homme à se laisser faire ainsi. On a plaidé, miss Suky, très bien plaidé. Les avocats ont soulevé des monceaux d’immondices, et les deux nobles lords siègent toujours à la chambre haute, entourés de l’estime universelle. Attention ! miss Susannah, regardez ce seigneur assis entre deux dames et tenant dans sa main blanchette une tabatière enrichie de brillants. C’est lord Klankildare, l’amant dévoué de tout le beau sexe répandu sur la surface du globe. On dit que Sa Seigneurie a son cuisinier pour rival. C’est fort anglais. Réfléchissez, Susannah, vous ferez de lord Klankildare tout ce que vous voudrez.

– Je n’en veux rien faire, monsieur, répliquai-je avec colère.

– Vous aurez de l’esprit quelque jour, reprit mon père. Je vous présente, pour mémoire seulement, l’honorable John Tantivy, la crème des gentlemen-riders. Il vit d’asperges crues et de bouillon de coq, pour ne garder justement que le poids convenable.

L’impatience, cependant, gagnait évidemment tous les nobles lords. Il y avait une sorte de fièvre de l’autre côté du rideau. Les voix commencèrent à s’élever et à se faire courroucées.

– Diable ! grommela mon père, il va falloir en finir. Comme vous pouvez le penser, miss Suky, je n’aurais pas perdu mon temps à vous expliquer Leurs Seigneuries comme on explique les figures d’un salon de cire, si je n’avais eu mes raisons pour cela. Celui sur qui j’ai jeté les yeux, celui que vous choisirez, n’est pas encore arrivé ; et tout à l’heure j’irai les calmer en annonçant que notre sirène est en tête à tête avec milord ambassadeur.

Susannah reprit haleine.

– Et ce tête à tête eut-il lieu, milady ? demanda Brian qui tâchait de paraître calme.

Susannah sourit doucement.

– Vous voilà qui avez peur aussi, vous, milord, dit-elle ; attendez. Mon père s’écria tout à coup :

– Le voilà ! le voilà ! regardez !

Je regardai, milord, et je vous vis…

– Moi ! interrompit Brian stupéfait.

– Vous veniez d’entrer. Je ne vis que vous. Hélas ! ce n’était pas vous que me montrait mon père. Oh ! m’écriai-je émue d’une délicieuse espérance, ne me trompez-vous point ? Est-ce à lui que vous voulez me donner ?

Ismaïl me regarda fixement.

– À lui, Suky, très certainement. Le connaissiez-vous donc déjà ?

– Si je le connaissais ! m’écria-je avec des larmes de joie dans les yeux.

– Ma foi, murmura mon père entre ses dents, il faut avouer que les jeunes filles ont des lubies étranges ! Du diable, si j’aurais osé espérer que Sa Grâce… enfin, n’importe ! je vais aller vous chercher milord ambassadeur, miss Suky…

Il se dirigea vers la porte. Moi, je m’enivrai de votre vue : j’étais heureuse. Avant de franchir le seuil, Ismaïl se ravisa tout à coup et revint précipitamment vers moi.

– Ah çà ! miss Suky, me dit-il, nous ne faisons pas de quiproquo, j’espère ? Je vous parle du prince Dimitri Tolstoï. C’est cet homme à la physionomie un peu… un peu caractérisée. Nous nous entendons bien, je pense ?

Je n’avais plus de voix pour répondre. L’homme qu’il me montrait était… Mais vous devez le connaître, Brian !

– Je le connais, madame, répondit Lancester, dont la respiration devenait pénible. De grâce, achevez !

Je joignis les mains avec détresse.

– Ah ! dit Ismaïl en fronçant le sourcil, et de qui me parliez-vous donc, s’il vous plaît ?

– Je vous parlais de Brian de Lancester, monsieur.

Mon père éclata en un rire sec et strident.

– Le frère du comte ! ce serait sur ma foi une bonne plaisanterie ! Si Brian avait quelque chose… Ah ! ah ! ah ! lorsque j’y songe, je ne puis m’empêcher de rire. Mais il n’a pas le sou, miss Suky !

– Madame, interrompit Brian, ces paroles prononcées par Ismaïl à mon sujet semblent recouvrir un sens caché. S’est-il jamais expliqué à cet égard ?

– Jamais, milord. Mon père semblait, en effet, attacher une signification étrange au sentiment qui me portait vers vous. Cela le faisait rire, et Ismaïl ne riait jamais que lorsqu’un méchant espoir traversait son esprit. Mais vous êtes plus à même que moi, milord, de conjecturer si cette circonstance cache encore quelque triste mystère.

– Miss Suky, reprit-il, préparez-vous à recevoir le prince Dimitri Tolstoï, ambassadeur de Russie.

– Et que peut me vouloir cet homme ? demandai-je avec colère.

Un sourire cynique vint à sa lèvre.

– Ce que vous voulez à l’honorable Brian de Lancester, répondit-il.

– Je ne veux pas le voir ! m’écriai-je.

Votre présence me donnait du courage, Brian.

Ismaïl me saisit le bras et le serra de façon que ses doigts d’acier s’incrustèrent dans ma chair. Ses yeux avaient pris une expression de méchanceté sinistre et vraiment infernale. Il approcha son visage tout contre le mien.

– Tu es à moi, dit-il d’une voix entrecoupée par la rage qui s’emparait de lui ; tu n’es qu’à moi, je suis ton maître : je pourrais te tuer, entends-tu ?

Brian se leva sans savoir et mit ses deux mains sur sa poitrine haletante.

– Te tuer ! – poursuivit Susannah, qui tremblait elle-même à ce terrible souvenir, – mais j’aime mieux te vendre !

Son œil flamboyant me brûlait.

– Ne résiste pas ! s’écria-t-il en secouant violemment mon bras, ou je t’écraserai sous mes pieds, comme j’ai fait une fois devant toi à Roboam, et je te battrai comme je l’ai battu.

Brian poussa un cri étouffé et retomba sur le sofa.

– Mais sur qui donc vous venger, madame, murmura-t-il, puisque cet homme est mort ?

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