IV COMMENT L’AMOUR VIENT EN RÊVANT

Tout Londres fashionable s’occupa pendant une semaine du mariage de Rio-Santo avec lady Ophélia Barnwood, comtesse de Derby. C’était un couple très bien assorti. Néanmoins, le mariage n’eut pas lieu. Rio-Santo déclara tout haut qu’il avait échoué. Quelques-uns ajoutèrent foi à cette déclaration, d’autres pensèrent qu’il avait trop réussi.

Rio-Santo n’était rien de tout ce qu’on a coutume d’être dans notre société étiquetée comme une boutique d’apothicaire. Cela lui donnait incontestablement le droit de faire comme l’abeille : de choisir sans exclure. Aussi, régnait-il sur le noble West-End, sans dédaigner le culte de la cité millionnaire. Son éclectisme consistait à se laisser adorer partout.

Il avait pour métier ostensible d’être marquis, riche à millions et tout pétri de distinction. Nous ne savons pas de plus adorable métier que celui-là. Impossible de dire la prodigieuse dépense d’esprit et de diplomatie que firent les deux camps politiques pour, chacun, l’attirer à soi. Il y eut des jeunes ladies qui se dévouèrent en vraies Romaines ; il y eut des ladies d’un certain âge qui combinèrent les plans miraculeux.

Une whiggesse de lettres fut jusqu’à lui proposer, à mots couverts, de l’illustrer à l’aide d’un roman en quatorze parties de six volumes in-octavo chacune. Rio-Santo apprécia le dévouement des jeunes ladies, ignora le plan des douairières, et fit don d’une pipe de Turquie à la whiggesse de lettres, en la priant d’illustrer tout le monde, excepté lui.

Il menait cependant la vie la plus rigoureusement fashionable qu’on puisse imaginer. Lui seul donnait despotiquement le ton pour toutes choses. On citait ses mots avec une componction véritable.

Quand il n’en laissait point échapper par hasard, de bonnes âmes se faisaient un devoir de lui en prêter. En parlant de lui, on était toujours sûr d’intéresser les femmes, et certains séducteurs émérites inventaient sur son compte de ravissantes histoires qu’ils allaient essayer en guise de fausses clés, à la porte de tous les boudoirs.

On l’affubla d’un nombre si exorbitant de bonnes fortunes, que le compte en passait toute vraisemblance. Mais il était discret.

Règle générale : le lion qui vise au titre de bourreau des cœurs n’est pas un lion de franc aloi ; c’est inévitablement quelque quadrupède vulgaire, revêtu de la peau du roi des animaux.

Or, le marquis de Rio-Santo était un lion véritable, le lion le plus lion qui fut jamais.

Un jour, il rencontra miss Mary Trevor, et il pensa que cette enfant pâle, aux traits effacés, à la beauté presque nuageuse, était une fort insignifiante personne. Peut-être même n’en pensa-t-il pas si long.

Mary, elle, se sentait mal à l’aise en présence de cet homme dont la bizarre renommée repoussait ses instincts de timide faiblesse.

Une seconde fois ils se trouvèrent en présence. Miss Mary chanta. Sa voix douce, mais sans portée, effleura l’oreille de Rio-Santo comme un vain bruit. Rio-Santo parla. Son organe vibrant et grave affecta douloureusement l’ouïe de miss Trevor. Pourquoi ? Mary n’aurait point su le dire.

Une troisième fois enfin, c’était à un concert dans les salons de lady Ophélia, Rio-Santo ce soir-là était pâle, taciturne et jetait autour de lui, sans voir, ses yeux vaguement distraits.

Miss Trevor, assise auprès de miss Diana Stewart, sa meilleure amie, dans une salle de jeu que n’avait pas encore envahie le bataillon des joueurs, causait tout bas. Diana était la cousine et avait été la compagne d’enfance de Frank Perceval, qu’un voyage retenait loin de miss Trevor, sa fiancée.

Les deux jeunes filles, cela va sans dire, parlaient de lui. Rio-Santo, debout, appuyé contre une colonne en demi-relief dont la saillie le cachait à moitié, était à portée d’entendre et n’entendait pas.

Mary lui tournait le dos et ne pouvait l’apercevoir. Insensiblement, les deux jeunes filles, qui d’abord avaient parlé tout bas, cessèrent de retenir leur voix, parce qu’elles se croyaient loin de tout indiscret écouteur. Leur conversation monta comme un murmure jusqu’aux oreilles de Rio-Santo. Il n’y prit point garde, et continua de rêver.

Car Rio-Santo était un déterminé rêveur.

C’était avec délices qu’il se plongeait au fond de cette ivresse calme et à la fois infinie, que les choses réelles ne savent point provoquer. Il choisissait parfois le tumulte d’une fête pour s’endormir en ses illusoires voluptés.

La voix de l’orchestre le conduisait en certaines galeries du palais de son imagination, qu’il n’explorait pas dans le silence. Ses songes étaient volontiers des souvenirs.

En ce moment dont nous parlons, Rio-Santo rêvait d’amour.

Il voyait dans le passé, lointain peut-être, une blonde enfant qui élevait vers lui son regard d’ange, confiant, tendre, timide.

L’orchestre accompagnait une mélodie, brodée sur l’un de ces motifs simples et touchants que trouvent dans leurs bruyères les bardes de la verte Irlande. On eût dit que cet air avait un rapport direct et réel avec la jeune fille du rêve, et après tout, cela était possible, puisqu’il s’agissait d’un souvenir.

Lorsque l’orchestre couvrit de son dernier accord les dernières vibrations de la voix du chanteur, Rio-Santo rouvrit ses yeux ; une larme filtra au travers des cils demi-baissés de sa paupière.

– Marie, murmura-t-il ; ma douce Marie !

– Pauvre Mary ! s’écria au même instant miss Diana Stewart.

Puis elle ajouta avec un petit éclat de rire :

– Tu l’aimes donc bien ?

À ce nom de Mary, Rio-Santo avait ouvert les yeux, et son regard était tombé sur le gracieux profil de miss Trevor. Les hommes, et, entre tous les hommes, ceux dont l’imagination sans frein ni règle a coutume d’errer où le caprice la conduit et de n’être jamais contrôlée, peuvent voir le même objet sous des faces diverses et même complètement opposées. L’impression du moment change, pour ainsi dire, le milieu à travers lequel ils regardent.

Entre leur œil et ce qu’ils voient, il s’opère une sorte de réfraction mystérieuse qui peut embellir la laideur et qui peut enlaidir la beauté. Rio-Santo avait déjà vu miss Mary, et cependant il crut la voir pour la première fois. Peut-être le délicat et gracieux sourire de miss Trevor trouva-t-il sa place dans le rêve qui dominait Rio-Santo à ce moment ; peut-être quelque ressemblance éloignée vint-elle en aide à ce nom de Mary.

Pour cette raison ou pour d’autres, il sentit son cœur bondir et s’élancer vers cette charmante fille qui donnait à propos un corps à sa fantaisie du moment. Il la couva du regard comme une proie prochaine, et, gâté par le succès, il ne s’occupa même pas des moyens de triompher.

Miss Trevor avait hésité un instant avant de répondre à la question de Diana.

– Je suis triste depuis son départ et j’attends son retour avec impatience, dit-elle enfin.

Rio-Santo savoura lentement l’harmonie de cette voix qu’il avait dédaignée la veille. Il fit un mouvement. Miss Trevor se retourna, et sa joue pâle devint pourpre, parce qu’elle devina que sa réponse avait été entendue. Puis, saisie de nouveau par cet instinct de terreur qui l’avait prise déjà à la vue du marquis, elle frissonna de la tête aux pieds et serra le bras de Diana.

– Viens, dit-elle, en entraînant son amie étonnée vers les salons où se tenait le concert.

– Y avait-il un serpent derrière ton fauteuil ? demanda gaiement miss Stewart.

– Il y avait un homme, murmura Mary.

Diana se retourna vivement à son tour et aperçut le regard ardent de Rio-Santo qui suivait la retraite de sa compagne. Elle devint sérieuse.

– Comme il te regarde ! dit-elle avec une naïve envie. De son œil jusqu’à toi, il y a comme un rayon de feu…

Mary trembla plus fort. Rio-Santo quitta sa colonne et vint s’étendre dans le fauteuil occupé naguère par miss Trevor.

Il y resta longtemps et ne rentra dans le concert que lorsque la foule des joueurs fit irruption dans la salle.

– Pauvre Marie ! murmura-t-il en se levant ; depuis, je n’ai point aimé ainsi…

Quelques jours après, Rio-Santo fut présenté à Lady Campbell et à lord Trevor. Lady Campbell était précisément faite pour apprécier toutes les qualités du beau marquis ; elle fut flattée de l’initiative qu’il avait prise auprès d’elle et prévit que son importance mondaine allait s’en augmenter considérablement. Trevor-House devint en effet tout à coup à la mode.

Tout le monde y voulut être présenté, et les jeunes gentilshommes que nous avons vus arriver à Londres presque en même temps que Rio-Santo, furent des premiers à solliciter cet honneur.

Certes, le major Borougham, le docteur Muller, sir Paulus Waterfield et le beau cavalier Angelo Bembo étaient gens à ne trouver nulle part porte close. Ces quatre gentilshommes n’étaient point sans avoir entre eux ces liaisons superficielles et d’occasion qu’on noue si aisément dans le monde, mais il ne régnait parmi eux aucune intimité apparente. Néanmoins, on aurait dit qu’ils se fussent donné le mot pour faire auprès de Lady Campbell les affaires de Rio-Santo. C’était peut-être le hasard…

Rio-Santo, du reste, n’avait nullement besoin d’aide. Plus une femme était spirituelle, et moins elle avait chance d’échapper aux séductions de son esprit ; or, nous croyons l’avoir déjà dit, Lady Campbell, en fait d’esprit délicat et choisi, ne le cédait à personne.

Elle fut vite et bien subjuguée.

Comme Lady Campbell était, de fait, la tête de la maison de son frère, tout le monde y subit, plus ou moins, l’influence du marquis, tout le monde, miss Trevor elle-même.

Nous devons dire néanmoins que Rio-Santo n’agit point directement sur miss Mary Trevor. Ce fut Lady Campbell qui prit la peine, à son insu, de solliciter le malléable cœur de sa jolie nièce. Cette femme aimable, en effet, toute pleine des perfections du marquis, ne pouvait se taire.

Sa chaude amitié, son admiration se faisaient jour par tous ses pores. Si bien que miss Trevor eut honte et regret de sa frayeur passée. Elle prit pour Rio-Santo une sorte d’admiration à laquelle se mêlait encore une crainte indéfinissable, mais qui n’était plus de la répulsion.

Elle savait que Rio-Santo l’aimait. Lorsqu’une femme sait cela, et que de l’aversion elle passe néanmoins à quelque chose de mieux que de l’indifférence, on peut, suivant la croyance commune des observateurs au demi-cent, parier qu’elle l’aimera.

C’est une question de temps. Nous verrons bien si, avec miss Mary, nos observateurs eussent doublé leur enjeu.

Il se répandit une fois dans Londres un bruit extravagant et dénué de toute vraisemblance. Ce bruit fit hennir le jockey-club à gorge déployée, et pâmer tout ce qui pouvait prétendre au titre de gentleman d’un bout de la ville à l’autre. Les femmes en causèrent avec leurs sigisbées, les maris avec les amies intimes de leurs femmes, les grooms en baragouinèrent entre eux.

Rio-Santo, disait-on, voulait se marier.

Se marier comme le plus simple des mortels, faire une fin, briser son sceptre, couper ses éperons, changer sa poésie en prose, mettre un bonnet de coton par-dessus sa couronne.

C’était maladroitement inventé, ridicule, impossible ! C’était vrai. Lorsque ce bruit se répandit, Rio-Santo avait demandé la main de miss Mary Trevor.

Contre son habitude, il avait rencontré plusieurs obstacles dont le moindre n’était pas à dédaigner.

D’abord Lady Campbell, qui était la loyauté même, refusa, malgré sa bonne envie, de prêter son aide au marquis. L’amour mutuel de Frank Perceval et de sa nièce était son ouvrage ; elle avait laborieusement préparé leur union.

Abandonner les intérêts de Franck absent eût été trahison toute pure, et Lady Campbell en était incapable.

En second lieu, lord James Trevor, vieux gentilhomme à la foi chevaleresque, avait donné sa parole à Frank.

En troisième lieu, enfin, miss Trevor aimait ce même Frank Perceval. Aussi le marquis essuya-t-il un refus triplement motivé.

En regagnant sa maison, il disposa dans sa tête la plus éblouissante corbeille de mariage qu’imagination surexcitée de jeune fille coquette ait jamais pu rêver.

Lady Campbell était la loyauté même. Elle se repentait amèrement d’avoir donné sa parole à Frank, mais qu’y faire ?

Heureusement les femmes d’esprit subtil ont toujours à leur service une suprême ressource, celle de se tromper elles-mêmes.

Lady Campbell, qui se désespérait, put croire naturellement que Mary se désolait.

Ceci n’était pas rigoureusement exact, mais c’était possible.

Une fois le chagrin de miss Trevor admis ; ce chagrin pouvait s’interpréter de différentes manières ; le choix était permis : Lady Campbell choisit. Elle se dit que sa nièce aimait, qu’elle aimait Rio-Santo, et que le refus subi par ce dernier causait toute la peine de la jeune fille.

Elle se dit cela plusieurs fois sans le croire, puis enfin elle le crut.

Le croyant, elle avait incontestablement le droit de faire partager son opinion à autrui ; or, à qui communiquer ses impressions, si ce n’est à sa nièce chérie, à sa fille d’adoption ?

À la première ouverture, Mary tomba de son haut. Mais Lady Campbell était de si bonne foi, et elle avait tant d’éloquence !

Mary, faible et habituée à ne point questionner rigoureusement le fond de son cœur, habituée aussi à faire siennes sans examen toutes les idées de sa tante, Mary se laissa persuader, – à demi.

Désormais, Lady Campbell fut à son aise.

Elle recouvra toute sa sérénité. La position était bien changée, convenons-en. Ce n’était plus d’elle qu’il s’agissait, mais de sa nièce. Elle eût été coupable d’écouter ses propres impressions au point de fausser les paroles données, mais sa nièce !…

En conscience, par exagération de loyauté, on ne peut pas, comme cela, sacrifier le bonheur d’une jeune fille. Loin d’hésiter encore, elle se crut engagée d’honneur ; ce qui lui avait paru une faiblesse, lui sembla un étroit devoir, elle s’avoua que, dans ces circonstances, il ne faut pas demeurer à moitié route et qu’il devenait pour elle obligatoire de soutenir Rio-Santo de son mieux.

Miss Trevor, à vrai dire, vivait alors dans une sorte d’étourdissement perpétuel, plein de fatigue et d’ennui. Rio-Santo avait fait sur elle une impression étrange et qu’elle ne savait point définir.

Lady Campbell nommait cela de l’amour ; ce devait être de l’amour.

Et pourtant l’image de Frank Perceval restait au fond de son cœur.

Accablée par l’infaillibilité de Lady Campbell, conseillée d’ailleurs par l’indolente faiblesse de son caractère, elle s’endormait en ce doute presque fantastique.

Elle en souffrait silencieusement et sans y chercher remède.

Restait à vaincre l’opposition que lord Trevor, fidèle comme l’acier et se souvenant de la parole donnée, ne manquerait point de faire à ce nouvel arrangement. Directement et de front, il n’y fallait point songer, mais ceci, soit dit entre le lecteur et nous, était la moindre chose.

Quand on a réussi à se tromper soi-même, à escamoter la conscience d’une jeune fille et à garder la paix du cœur, on peut raisonnablement espérer faire perdre la tête à un vieux gentilhomme dont le pied botté foula plus souvent les champs de bataille que les discrets tapis des officines diplomatiques.

Rio-Santo fut admis à déclarer ses sentiments à miss Mary Trevor, qui, durant toute la nuit suivante, rêva de Frank Perceval.

Il faut convenir que ce jeune nobleman avait mal choisi son temps pour voyager.

Frank Perceval, accueilli par toute la famille Trevor, était le fiancé presque officiel de Mary, mais Mary était si jeune ! Dans un an, lui disait-on… Frank se demanda comment il pourrait attendre trois cent soixante-cinq jours sans mourir trois cent trente fois.

Un de ses amis, car, lorsqu’un homme doit se casser le cou, c’est toujours un ami qui l’y aide, lui conseilla de prendre la poste et d’aller voir la Suisse.

Frank alla voir la Suisse. Il y resta un an, ni plus ni moins, et il commanda des chevaux de poste à Genève, de manière à revoir Londres juste le trois cent soixante-cinquième jour.

On n’est pas plus exact que cela, et le hasard lui devait une de ces bonnes aubaines qu’il réserve parfois aux amants voyageurs : par exemple, trouver chez soi en arrivant une lettre de sa belle, reconnaître ses traits charmants dans la première figure rencontrée, etc., etc.

Frank espérait quelque chose de ce genre, car en remontant la Tamise, bien que la brume tombât lorsqu’il passa au-dessus du tunnel, il interrogea du regard tout le long de la route les bateaux allant et revenant de Greenwich. Il ne vit rien que des figures inconnues, mais, en revanche, au moment où il arrivait chez lui, la femme de charge de sa maison lui remit une lettre de huit jours de date, qui l’invitait à passer la soirée chez lord James Trevor.

Frank n’eut que le temps de faire toilette. C’était le soir même de ce trois cent soixante-cinquième jour qu’avait lieu le bal de Trevor-House.

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