III L’AVÈNEMENT D’UN LION

Ce même soir, il y avait bal à Trevor-House.

Lord James, comte Trevor, grand seigneur de naissance et de fortune avait joué un fort brillant rôle politique quelques années auparavant.

Depuis l’avènement du ministère whig, il s’abstenait, et ses salons étaient le rendez-vous des notabilités du parti tory.

Il était veuf et vivait avec sa sœur, lady Campbell, laquelle s’était bénévolement chargée de l’éducation de miss Mary Trevor, fille unique du comte.

Lady Campbell avait été charmante une quinzaine d’années auparavant. Maintenant, elle avait perdu une notable portion de sa beauté, mais non point le désir de plaire.

Femme d’esprit et d’excellent goût, elle avait jeté bas de bonne foi toute prétention extérieure à la jeunesse.

Si bien que, à l’encontre du reproche que l’on fait d’ordinaire aux femmes de son âge, on était tenté de formuler contre elle cette invraisemblable accusation : Lady Campbell se vieillit !

Lady Campbell était donc, dans le monde où elle vivait, une femme à part ; elle trônait au milieu d’un cercle choisi, dont elle était la reine et l’oracle. Ses cavaliers servants étaient la fleur des jeunes gens à la mode.

Quoi qu’elle pût faire, on ne la respectait point, on l’aimait.

C’était un glorieux résultat, mais il y avait près d’elle un aimant dont nous ne devons point mettre en oubli le pouvoir.

Miss Mary Trevor avait dix-huit ans ; elle était belle de cette beauté suave, mais frêle et comme effacée, dont le type se trouve reproduit souvent dans les toiles de notre Reynolds. Sa taille était haute et se courbait légèrement en avant, pour être trop élancée.

Une blancheur diaphane formait le fond de son teint, qui s’animait parfois d’une légère nuance rose, mais n’atteignait jamais ce coloris, brillant symptôme de vigueur et de santé, qui s’appelle la fraîcheur. La transparence de son teint se remarquait surtout autour de ses yeux, où elle laissait voir un écheveau délié de petites veines bleues.

Ses cheveux blonds, d’une finesse extrême, tombaient en légères boucles le long de sa joue. Ses yeux, d’un bleu tendre, se fermaient fréquemment à demi et semblaient alors nager dans un milieu humide et scintillant.

Son sourire était celui d’un enfant, mais quand elle devenait sérieuse une ride, tremblante et ténue, touchait de chaque côté le bout de ses lèvres et donnait à sa bouche une expression de dédain.

Miss Mary était ainsi par nature ; l’éducation lui avait donné d’autres charmes.

Elle savait parler et se taire ; chacun de ses mouvements dévoilait une grâce inaperçue ; quoi qu’elle fît, elle faisait bien et à propos.

Timide autant qu’il faut et ignorant d’ailleurs ce que les femmes n’ont pas besoin de savoir, elle avait appris à paraître douter d’elle-même, ce qui est la modestie des gens orgueilleux ; elle avait appris aussi à ne jamais douter de la valeur d’autrui, à ne point mentir, sauf dans les cas d’urgence, et à prolonger son sourire longtemps après qu’est oublié le mot qui l’a fait naître.

Miss Mary était l’ouvrage de lady Campbell. Faible d’esprit comme de corps, elle avait été dans les mains de son habile tante une argile molle et douce à modeler.

Lady Campbell était avec raison fière de son œuvre et jalouse outre mesure du despotique pouvoir qu’elle exerçait sur sa nièce.

Miss Mary était fille unique. Son père avait trente mille livres sterling ou sept cent cinquante mille francs de revenu, au dire du plus grand nombre, mais quelques-uns affirmaient que le chiffre réel de ses rentes allait beaucoup au delà.

On doit penser que l’héritière de cette fortune, qui, pauvre, aurait pu être aimée pour elle-même, ne manquait point d’adorateurs. Deux ans auparavant, en effet, à l’époque de sa première entrée dans le monde, elle avait été entourée tout d’abord d’une innombrable cour.

À l’apparition d’un astre nouveau, chacun, si humble qu’il soit, se sent venir espoir : on a vu l’amour faire tant de miracles ! Mais à mesure que l’astre s’élève sur l’horizon, le cercle s’éclaircit.

Les humbles se rendent justice, à moins qu’ils ne préfèrent jaunir de tendresse à distance ; il ne reste plus que les forts. Puis, entre les forts la lutte s’établit. Ce serait un beau spectacle, s’il n’était commun et visible gratis dans tout salon où se trouve une héritière.

La lutte entre forts a un résultat : la jeune fille choisit, ou sa famille pour elle.

Alors les rangs se resserrent de nouveau ; les ambitions vaincues se taisent ; les humbles et les forts redeviennent égaux ; tous ont part aux rayons de l’astre, car l’astre, pour être désormais la propriété d’un seul, entre de droit dans le domaine de tous.

L’existence mondaine de miss Mary avait régulièrement suivi ces phases diverses. Le fort entre les forts avait été un jeune homme de fortune modeste, mais d’origine princière, fils cadet de feu le lord comte de Fife, et qui portait le nom de Franck Perceval.

Miss Mary, ou plutôt lady Campbell, le distingua et tout le monde crut la bataille finie ; mais tout à coup survint un nouveau champion qui rétablit la lutte et la mena rondement.

Aussi, faut-il le dire, ce champion n’était rien moins que Rio-Santo en personne.

Le marquis de Rio-Santo ! l’éblouissant, l’incomparable marquis ! Londres et Paris se souviennent de ses équipages. L’Europe entière admira ses magnificences orientales, enfin, savait qu’il dépensait quatre millions chaque saison, vingt mille livres sterling par mois, et qu’il n’était point juif cependant !

Rio-Santo arriva de Paris, où il avait été pendant quatre ou cinq hivers de suite le roi de la mode. Il arriva suivi de son armée de laquais, de ses écuries, de ses meutes royales et de plusieurs douzaines de baronnes qui se mouraient de rêveries pour l’amour de ses cheveux noirs, de son teint pâle et des ses fulgurants yeux bleus.

D’ordinaire Londres ne s’émeut qu’à bonnes enseignes. Les princes étrangers, les fils d’empereurs y passent complètement inaperçus ; les ténors les plus prodigieux y opèrent le transit de leur poitrine sans exciter la moindre révolution.

Pour faire beaucoup d’effet dans cette ville orgueilleuse, il faut être osage, bayadère, ou pour le moins bélier à quatre cornes. Rio-Santo n’était rien de tout cela. Ce n’était qu’un marquis.

Pourtant, trois jours après son arrivée, à tous les étages de toutes les maisons de toutes les rues de Londres, il faisait l’objet de toutes les conversations.

Les palais de West-End parlaient de lui ; les boutiques d’Holborn et du Strand faisaient de nombreux cancans sur sa personne, les échoppes de Bishop’s-Gate retentissaient de son nom, il était le sujet des conversations à Saint-James, dans Clare-Market, à Richmund et dans les bouges de Smithfield.

Et cependant personne ne pouvait se vanter d’avoir vu ce fameux marquis de Rio-Santo, dont tout le monde s’entretenait. Il passa dans la solitude de sa magnifique maison de Belgrave-Square les trois ou quatre premiers jours qui suivirent son arrivée en Angleterre. Mais qu’importait cela ?

Il y avait dans les salons de l’une et de l’autre aristocratie une vingtaine de jeunes seigneurs, qui chantaient ses louanges sur tous les tons et racontaient de lui des histoires à faire tomber un raout en syncope.

Il y avait dans les réunions bourgeoises et jusque dans les sociétés d’arrière-boutique d’honnêtes demi-lions, qui génufléchissaient au nom respecté de l’illustre marquis ; enfin, au fin fond des tavernes, il y avait d’ignobles drôles qui, entre deux verres de gin, estropiaient ce même nom. Pourquoi cela ? nous ne saurions le dire.

Or, quand les hommes parlent, les femmes enchérissent et caquètent. De là cet assourdissant concert qui, du salon, de l’antichambre, de la boutique et de la mansarde, envoya au ciel nuageux de Londres le nom mille fois répété de Rio-Santo.

Et chacun se représentait ce mystérieux marquis suivant la pente naturelle de ses idées.

Les maris, trompés par son nom et sa réputation, s’attendaient à lui voir le manteau rouge de Fra-Diavolo, ou tout au moins le feutre à plumes de Don Juan.

Les femmes dotaient son visage inconnu de ce je ne sais quoi de fatal que le fretin des romanciers donne à ses pauvres diables de héros.

Les jeunes filles le voyaient en songe avec un œil rêveur, un front ravagé, un nez d’aigle et un sourire infernal, mais divin.

Les vieilles servantes enfin se figuraient qu’il avait trois bagues de similor à chaque doigt, une canne en rhinocéros et des breloques valant trois mille livres sterling.

On doit penser combien ce mystère et cette incertitude ajoutaient au désir que chacun avait de connaître le marquis de Rio-Santo. Comme s’il n’y eût point eu encore assez de motifs de curiosité, la politique se mit de la partie.

Un bruit vague se prit à circuler dans les clubs ordinairement bien informés.

On disait que le grand marquis était un envoyé secret d’une cour étrangère de premier ordre. Sa mission était, assurait-on, confidentielle et des plus importantes.

Au reste, nul ne pouvait affirmer le fait ; mais, justement à cause de cela, le fait passa pour positif et matériellement prouvé.

Aussi ce fut à qui des whigs ou des tories aurait sa première visite.

Trente invitations se croisèrent, signées de noms renversants et dont le moindre avait derrière lui un palais et des millions. Rio-Santo ne se pressa point de choisir.

Il se laissa désirer le temps convenable ; puis, un soir, après sa première excursion à Richmund, il se fit conduire à Derby-House. Lady Ophélia Barnwood, comtesse de Derby, était veuve ; elle avait vingt-cinq ans et passait pour la plus charmante femme de King’s-Road, qui est une rue très longue et toute peuplée de femmes charmantes.

Lorsqu’on annonça Rio-Santo, il courut une émotion muette parmi le double rang des femmes qui bordaient les salons de la comtesse de Derby.

Le premier rang frémit d’une délicieuse curiosité ; le second rang, la tapisserie, avança ses cinquante visages de douairières par-dessus les frais minois du premier, à peu près comme le fait la seconde ligne mettant le fusil en joue sur l’épaule du chef de file dans les feux de pelotons. Rio-Santo entra.

On le trouva bel homme ; mais il y eu çà et là quelques petits désappointements, parce que son ensemble n’était point suffisamment romanesque. De prime abord, on s’étonna que ce marquis, irréprochable à coup sûr, mais n’ayant rien de précisément extraordinaire, eût pu enlever pendant trois ans au comte d’Orsay, le sceptre de la mode européenne ; on eût voulu lui voir une cravate plus ineffable, une démarche plus poétique, un regard plus impossible à définir.

En somme, la première impression ne répondit pas tout à fait à l’attente générale. – Mais Rio-Santo parla. Le charme opéra d’autant mieux et plus vite, qu’il y avait eu contre ses séductions annoncées une sorte de réaction préalable.

Les jeunes ladies laissèrent aller leur cœur au courant de sa parole électrique, et la tapisserie regretta le temps heureux où elle pouvait être électrisée.

Il y a de par le monde un préjugé stupide entre tous les préjugés. On s’imagine que, pour être roi de la mode, il suffit d’être riche, beau, ferme sur la hanche, frivole de caractère et spirituel assez pour dire de jolis riens. On se trompe du tout au tout.

La royauté de la mode est élective ; ce trône-là ne se prend que par droit de conquête.

On dut reconnaître bientôt que Rio-Santo était un esprit d’élite. Son intelligence, souple et forte, embrassait tout. C’était un homme grave et c’était un homme brillant. En même temps, on fut ébloui du faste royal qu’il déploya, non pas en escompteur enrichi, mais en véritable grand seigneur. De sorte que, au bout de quelques semaines, Rio-Santo fut à Londres ce qu’il avait été à Paris, l’homme par excellence, le roi, le dieu.

Vers l’époque de son arrivée en Angleterre, quelques nouvelles figures s’étaient introduites dans le grand monde : c’étaient tous des gens de bon lieu, portant noms qui sonnaient comme il faut et menant un noble train de vie.

Nous citerons, parmi ces nouveaux venus, le major Borongham, sir Paulus Waterfield, le docteur Muller, le cavalier Angelo Bembo.

La première maîtresse de Rio-Santo à Londres fut, dit-on, la comtesse de Derby. Jusque-là, lady Ophélia avait eu la réputation la plus enviable pour une jeune veuve.

C’était, selon le sentiment général, une femme de merveilleux goût, d’esprit fort délicat, mais de cœur sec ; une coquette, enfin, des plus dangereuses et des moins attaquables.

C’était, en outre, car la coquetterie n’exclut rien quand on sait s’en servir, c’était une femme de principes choisis, pensant haut et bien, dévote autant qu’il faut l’être, et portant sans reproches le nom de feu son époux, l’un des plus nobles et beaux de la vieille monarchie anglaise.

Dans le monde, où tant de médisances se croisent avec tant de calomnies, lady Ophélia avait passé invulnérable ; nulle tâche, si petite qu’elle fût, n’avait terni le miroir vierge de sa renommée. Les hommes l’aimaient et la craignaient, ses rivales l’enviaient et la haïssaient.

Rio-Santo vint : l’existence de la comtesse s’enveloppa tout à coup d’un mystère inaccoutumé, que les langues méchantes ne tardèrent pas à rendre suspect ; elle eût pu se défendre, c’est-à-dire lever le voile et donner comme autrefois chaque heure de ses jours aux regards de la foule. Mais il était vrai ; elle aimait Rio-Santo, elle l’aimait de l’amour qu’inspirait à coup sûr ce terrible don Juan : amour fougueux, jeune, étourdi, sans prudence…

Rio-Santo, lui, aimait fort et vite. Sa passion brûlait trop pour durer. Il jeta aux pieds de lady Ophélia son cœur qui était sincère, son génie un moment dompté, son être entier, plus que son être, car il lui promit l’avenir. Mais Rio-Santo, s’il ne mentait jamais, se trompait, hélas ! bien souvent. Il se donnait à l’amour sans réserve comme ces enfants qui prodiguent leurs jouets à leurs compagnons de plaisirs, pour ensuite les reprendre. Rio-Santo reprenait ainsi tout ce qu’il avait donné à l’amour. Et il n’avait pas plus de remords que ces enfants dont nous venons de parler, parce qu’il était toujours de bonne foi.

Que Dieu vous garde, misses et miladies, de la rencontre de Rio-Santo !

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