I Par le brouillard

Un soir de novembre, un soir de dimanche, le bon capitaine Paddy O’Chrane était attablé devant un gigantesque verre de grog dans le parloir de la taverne de Crown’s Arms. Comme il y a dans Londres un demi-cent de tavernes qui portent pour enseigne les Armes de la Couronne, nous ne croyons pas inutile de spécifier que l’établissement dont nous parlons ouvre ses quatre fenêtres, ornées de rideaux rouges, et sa porte qui surmonte un raide perron de cinq marches, dans Water-Street, au quartier de la Tour. Quant au capitaine Paddy, c’était un Irlandais de six pieds de long sur six pouces de diamètre, vêtu d’un frac bleu à boutons noirs, d’une culotte chamois, bouclant sur des bas de filoselle, et chaussé de larges souliers non cirés.

De l’autre côté du parloir s’asseyait un homme d’une quarantaine d’années à la physionomie honnête et calme. Il portait un costume décent, sans prétentions à l’élégance, mais éloignant toute idée de gêne. Ses yeux, immobiles et dilatés, avaient le regard fixe des yeux qui ne voient plus. Il venait parfois à la taverne, où il était connu sous le nom de Tyrrel l’Aveugle. Mistress Burnett, la souveraine de céans, dont le trône était naturellement dans le comptoir, venait à de rares intervalles dire un mot gracieux au capitaine Paddy, qui, très évidemment, était un habitué de la maison.

Une fille de taverne se tenait debout entre les deux portes.

Cette fille eût gagné une fortune à ne rien faire, au temps où les artistes étaient des princes et payaient leurs modèles au poids de l’or. Elle était admirablement belle. Autour de son front, dont le profil rappelait la courbe idéale du dessin antique, il y avait comme une auréole de robuste et calme dignité. Ses longs cheveux, d’un noir de jais, tombaient en larges boucles sur ses épaules demi-nues. Sa taille, magnifique en ses contours, gardait une grâce latente, mais exquise, parmi sa vigueur hautaine, et ajoutait à la fière perfection de son visage, comme un noble piédestal met en lumière la valeur d’une statue. Le type juif dominait dans ses traits, et sa carnation n’était point celle d’une Anglaise.

Elle se tenait debout. Dédaigneuse du point d’appui que lui offrait le lambris, elle n’inclinait point sa superbe taille, dont les profils immobiles semblaient de marbre. Son œil noir, grand ouvert, restait terne et sans reflets comme l’œil d’une somnambule. Nul mouvement parmi les muscles de son visage. La lumière croisée des lampes venait frapper la mate pâleur de son front et s’y absorbait comme un cristal dépoli.

C’était sur elle que se fixait sans cesse l’œil sans regard de l’aveugle, qui cependant savourait lentement et à petites gorgées un verre d’eau-de-vie sucrée.

Dans la salle commune une vingtaine d’individus, dont le costume en désordre se rapprochait de celui des watermen (marins) de la Tamise, venaient d’arriver ensemble et buvaient, debout, le petit verre de gin pur.

– Susannah ! dit le capitaine Paddy O’Chrane, mélangez-moi, mon cœur, pour six pence de gin avec de l’eau froide, sans sucre. Vous mettrez une idée de citron, Susannah !

La belle fille à qui s’adressait cet ordre ne bougea pas.

– Je veux être damné si elle m’entendra ! grommela le capitaine ; je vais me voir forcé d’appeler mistress Burnett. Mistress Burnett !

La dame et suzeraine de la taverne des Armes de la Couronne entra d’un pas majestueux et discret à la fois. Elle était fort rouge, fort courte, et portait un bonnet dont le fond de dentelle avait bien deux pieds anglais de haut.

– Je veux que Dieu me damne, mistress Burnett, reprit le capitaine, si je n’ai pas commencé par appeler Suky ; mais le Vanguard tirerait une pièce de quarante-huit à son oreille, le diable m’emporte, mistress Burnett ! sans la faire bouger plus qu’une souche.

– Suky ! cria mistress Burnett d’une voix stridente.

Un imperceptible tremblement agita la paupière de l’aveugle. La jeune fille ne bougea pas.

– Voyez, de par Dieu, dit le capitaine, je gage un shelling contre six pence, qu’elle ne daignerait pas répondre au lord mayor en personne.

Pendant que le capitaine parlait ainsi, mistress Burnett s’était élancée vers Susannah, dont elle avait rudement secoué le bras.

– Eh bien ! fainéante ; eh bien ! dit-elle avec colère.

La belle recula d’un pas et devint pourpre. Une reine eût envié le geste involontaire avec lequel elle répondit à la brutale attaque de sa maîtresse. Ce fut un mouvement de hauteur si soudaine, de dignité si vraie, que la tavernière demeura, bouche béante, incapable d’articuler un mot de plus. L’aveugle, en ce moment, sourit et se frotta les mains, comme si une joyeuse pensée eût subitement traversé son esprit.

Mais Susannah reprit bien vite son attitude de morne indifférence. L’éclair de ses beaux yeux noirs s’éteignit. Mistress Burnett retrouva son courage.

– Donnez donc du pain à une malheureuse ! dit-elle ; prenez donc chez vous une mendiante toute nue ! Pour vous remercier, elle ruinera votre établissement, mécontentera vos pratiques…

– Mistress Burnett, interrompit de loin le capitaine, du diable si je croyais causer tout ce bruit. Laissez là cette pauvre fille, de par Dieu ! et donnez-moi mon grog.

La tavernière obéit, mais, offensée du ton d’insolite brusquerie que prenait avec elle le capitaine, elle voulut s’en venger, et, par un geste commun aux femmes de bas lieu de tous les pays, elle porta son poing fermé jusque sous les narines de Susannah. La belle fille se prit à sourire avec dédain. L’aveugle avala d’une seule gorgée tout le reste de son eau-de-vie sucrée.

– Je ne donnerais pas ma soirée pour cent livres ! murmura-t-il.

Cinq heures sonnèrent à la pendule. Les individus qui buvaient dans le tap s’agitèrent en murmurant, et l’un d’eux, grand garçon taillé en Hercule, avança la tête jusqu’à la porte du parloir. Le capitaine se leva vivement.

– Bien ! Turnbull ; bien ! pitoyable drôle, grommela-t-il en boutonnant militairement son étroit frac bleu. Susannah ! Elle ne m’entendra pas, vous verrez… Mistress Burnett ! je reviendrai ce soir, ma chère dame, ou le diable m’emporte ! Faites préparer mon grog, je vous prie. Vous savez ? du gin pour six pence, madame, mélangé avec de l’eau froide, sans sucre… une idée de citron !

Le capitaine prit sa canne et descendit les degrés de la taverne. Les watermen l’avaient précédé. Ils se dirigèrent de compagnie vers Lower-Thames-Street, la seule grande rue qui les séparât de la Tamise. Les matelots allaient par petits groupes de trois ou quatre hommes. Paddy les suivait à une vingtaine de pas de distance. En passant devant la porte de Custom-House, ou un douanier fumait son cigare de contrebande, Paddy porta la main à son chapeau.

– Un diable de brouillard ! dit-il, monsieur Bittern.

– Un brouillard du diable, monsieur O’Chrane ! répondit le douanier.

Paddy rejoignit ses matelots dans une ruelle déserte qui conduit à la Tamise, au bout de Botolph-Lane. Ils longèrent la ruelle dans le plus profond silence et atteignirent un escalier en mauvais état et hors d’usage à cause de la proximité de Custom-House-Stairs (escalier de la douane). Le capitaine jeta tout autour de lui un regard perçant. Rien de suspect ne se montra, faut-il croire, car il fit signe, et les matelots commencèrent à descendre sans bruit les degrés qui mènent à la rivière.

– Qui porte le manteau ce soir ? demanda Paddy.

Deux hommes sortirent des rangs.

– Saunie et Patrick ? reprit le capitaine. Veillez bien, mes drôles, et nous autres, embarque !

Saunie et Patrick restèrent en haut des degrés, déplièrent de lourds manteaux de watchmen qu’ils portaient sous le bras, s’en enveloppèrent et se couchèrent immobiles sur le sol. Le reste des matelots et le capitaine Paddy O’Chrane se partagèrent également entre trois bateaux à quille, noirs, effilés, et dont le plat-bord s’élevait très peu au-dessus de l’eau.

– Borde les avirons ! dit à voix basse Paddy, qui commandait le bateau-amiral ; nage !

Les trois barques quittèrent silencieusement la rive, louvoyant et se frayant passage à grand’peine à travers les embarcations de tous genres qui encombrent les deux côtés du canal de la Tamise. Un brouillard dense, presque palpable, et tout imprégné de lourdes vapeurs de la houille, recouvrait le fleuve comme un linceul. C’est à peine si l’on voyait çà et là quelques feux rougis par la réfraction de la brume. Presque toutes les lumières des navires à l’ancre étaient éteintes. Personne sur les allèges, personne sur les embarcations de haut-bord. De loin en loin seulement, un fanal oublié achevait de charbonner sa mèche noirâtre au-dessus d’un gardien engourdi.

C’était un soir de dimanche. Les affaires dormaient.

Les trois bateaux de l’amiral Paddy O’Chrane avaient gagné enfin le canal central et commençaient à remonter le fleuve.

– Joli temps, Tomy, mon garçon, joli temps, ou le diable m’emporte ! dit le capitaine en passant sous une arche de New-London-Bridge.

– Joli temps, capitaine ! répondit le robuste Tom Turnbull, mais la marée va atteindre son plein.

– Et la brise se lèvera au reflux, ajouta l’un des rameurs, dont l’exubérant embonpoint emplissait presque toute la largeur du bateau ; il faut nous presser. La brume ne tiendra pas.

– Pressons-nous, gros Charlie, pressons-nous, dit un petit garçon, jeune drôle fort précoce qui répondait au nom de Snail (limaçon). Aussi bien, nous avons besoin de donner de nos nouvelles à Son Honneur ; nos poches sont vides et la vie est durement chère, comme dit maître Bob Lantern…

– Silence, extrait de brigand, mon fils bien-aimé, dit paternellement le capitaine. Moins on parle de Son Honneur et mieux cela vaut. Mais que diable devient ce vil pendard, ce cher garçon de Bob Lantern ?

– Marié, répondit Charlie, dans Saint-Giles avec une créature de six pieds sans semelles. On ne le voit plus guère.

– Ah ! mais, s’écria le petit Snail, maître Bob est plus fin que nous. Il travaille pour son compte. Les dimanches au soir, il va dans les églises. Il y a de bons coups à faire dans les églises, savez-vous ?

– La paix, graine de pendu, mon enfant chéri ! interrompit encore le capitaine ; nous voici sous le pont de Blackfriars, où les policemen croissent en pleine terre. Charlie ! tu vas toucher, gros oison ! scie à bâbord, scie !

Charlie obéit. Le bateau sortit de l’ombre qui régnait sous l’arche, et les deux rives apparurent de nouveau.

– Oh ! oh ! s’écria Tom Turnbull, trois lumières ! La besogne est au complet, et nous n’aurons pas trop de trois bateaux ce soir.

Les lumières dont parlait Tom se distinguaient parfaitement à travers la brume ; l’une d’elle brillait entre le pont et Whitefriars ; la seconde se voyait sous Temple-Gardens ; la troisième, enfin, était dans Southwark, à gauche des degrés d’Old-Barge-House. Toutes trois lançaient des rayons verts d’une grande intensité ; néanmoins, au milieu des feux de toute sorte qui brillaient en plein air ou derrière les fenêtres, ces trois lumières devaient nécessairement passer inaperçues.

– Il faut nous séparer, dit le capitaine. Je me réserve pour ma part ce vieux coquin de Gruff, le meilleur de mes camarades, et son hôtellerie maudite du Roi Georges, que Dieu bénisse ! À toi l’auberge des Frères-Blancs, Gibby… à toi Southwark et l’hôtel de la Jarretière, Mitchell. Comportez-vous, misérables, comme de jolis chrétiens !

L’un des bateaux, en conséquence de cet ordre, nagea vers Southwark ; le second, coupant le courant de la Tamise en sens inverse, gagna la Cité. Celui du capitaine continua à remonter le fleuve.

– Pas de fanal jaune aujourd’hui, dit Turnbull ; c’est drôle, en ce temps-ci où les gens du continent arrivent par bandes.

– C’est heureux, ou que je sois pendu, répliqua Paddy ; je n’aime pas à voir le fanal jaune. Il me semble toujours entendre le dernier cri du pauvre diable qu’on égorge. Oui… c’est une faiblesse, mais quand je vois le fanal jaune, je change mon gin du soir pour de l’oldtom afin de me remonter le cœur. Tu ris, Tomy, coquin sans entrailles. Eh bien ! je te dis, moi, que cela me coûte un shelling, et que c’est un objet !

– Un mort de plus, un mort de moins, prononça Turnbull avec indifférence ; sur la quantité, cela ne fait rien.

– Rien de rien ! ajouta en riant le petit Snail.

– Et puis, reprit le gros Charlie, il faut que tout le monde vive, capitaine. Si nos trois hôteliers ne faisaient pas de temps en temps leur métier d’assommeurs, que deviendraient Bishop et C°, nos bons frères de la Résurrection ?

– Moi, j’aime la lanterne jaune ! conclut le petit Snail.

– Dans un âge si tendre, murmura Paddy, ce cher enfant est déjà le plus venimeux reptile que je connaisse. Attention à toi, Charlie !

Le bateau venait de quitter le milieu du fleuve pour s’engager dans ce dédale d’allèges, de barques pontées, de steamers grands ou petits et de pleasure-boats qui encombrent les abords du rivage. Charlie joua fort habilement de l’aviron, Turnbull saisit le gouvernail, et le bateau toucha sans encombre au-dessous de Temple-Gardens. L’endroit où il s’était arrêté formait une sorte de petit havre, protégé par la saillie d’une haute maison construite en partie sur pilotis, en partie sur la terre ferme.

C’est cette maison qui portait le fanal aux rayons verts.

Paddy tâta l’un des énormes poteaux qui soutenaient la voûte, et trouva un fil de fer terminé par un anneau : il sonna. Au bout de quelques instants, un grincement se fit entendre juste au-dessus du bateau. On eût dit la charnière d’une trappe jouant sur ses gonds rouillés.

– Who’s there (qui est là ?) prononça une voix prudemment contenue.

– Fellow, mon brave, fellow (camarade), honnête et très digne Gruff, répondit le capitaine ; que Dieu me damne sans pitié si je ne suis pas bien aise de vous offrir le bonsoir ! Comment se porte, je vous prie, votre respectable compagne ?…

Paddy fut interrompu par un très rude soufflet que lui donna un ballot qui se balançait au bout d’une corde dont l’autre extrémité pendait à la voûte.

– Bien, Gruff, triste coquin, gronda-t-il avec humeur. Puisses-tu glisser toi-même, une belle nuit de brouillard comme celle-ci, par le trou de ta trappe !

Tout en maugréant, il s’effaça vivement, et ses hommes détachèrent le ballot, qu’ils jetèrent au fond de la barque. La corde remonta.

– Ça sent le musc, dit Tom ; il y a là une valise de gentleman, pour sûr. Charlie, amarre la soupape avant que la cale soit pleine.

– La soupape joue comme un charme, Tomy, mais je n’aimerais pas à prendre un bain ce soir, répondit le gros rameur.

Un second ballot vint se balancer à hauteur d’homme ; il eut le même sort que le premier.

La corde remonta pour redescendre encore. Cinq ballots furent ainsi jetés dans la barque.

– Bonne nuit ! dit alors la voix d’en haut d’un ton bourru. La corde disparut ; la trappe se referma.

– Nage, Charlie ! commanda le capitaine, le brouillard a l’air de vouloir se lever… Gruff, vieux vampire, boucher nocturne, misérable tueur, bonne nuit !… Mais voici le bateau de Whitefriars. Ohé !

– Six ballots, capitaine.

– Bien ! nagez, mes drôles ! J’aperçois la barque de cet abject scélérat de Mitchell, notre bon camarade. Ohé !

– Deux petits paquets, capitaine.

– Deux petits paquets ! répéta Paddy, en haussant les épaules d’un air mécontent.

Les trois bateaux commencèrent à redescendre le fleuve. La marée était encore pour eux. Ils avançaient rapidement, et ils se retrouvèrent bientôt sous les arches monumentales de London-Bridge. Le brouillard avait diminué d’intensité. On voyait maintenant s’élancer de toutes parts une forêt de mâts sveltes et penchés en arrière, reliés par mille écheveaux de minces cordages ; l’eau du fleuve commençait à répercuter vaguement les lointaines clartés du gaz.

– Le jeu se brouille, dit Turnbull. Nous sommes éclairés en plein par les réverbères du pont. On doit nous voir.

– Nage, Charlie, gros marsouin ! commanda le capitaine. Encore un coup d’aviron et nous nous cachons derrière ce trois-mâts de la Compagnie. S’il plaît à Dieu, nous arrivons à bon port : sinon…

Paddy s’interrompit, poussa un gros soupir et continua :

– L’eau doit être froide pour un bain, mes chéris !

La barque quitta le milieu du canal, où les ténèbres se faisaient visibles, pour entrer sous l’ombre du trois-mâts. Charlie cessa de ramer. On était à cent brasses environ des degrés où s’était opéré l’embarquement. Les deux autres bateaux arrivèrent et imitèrent l’exemple du premier : ils s’arrêtèrent.

– Miaule, Snail, méchant matou, dit le capitaine.

À l’instant même un miaulement aigu et merveilleusement modulé partit du fond du bateau. Quelques secondes après, un sourd aboiement se fit entendre du côté du rivage.

– Malédiction ! grommela Paddy, nous sommes barrés ! Mais, après tout, ce diable de Saunie aboie si bien qu’on ne sait jamais si c’est lui ou quelque dogue galeux égaré par les rues. Miaule encore, Snail.

Le cri du chat fut imité une seconde fois. Un second aboiement lui répondit.

– Il n’y a pas à dire non ! murmura Turnbull ; c’est Saunie. Le police-boat est entre nous et les degrés.

– Brigands de douaniers ! ajouta Paddy ; comme si nous faisions la contrebande, nous autres ! Allons, mes drôles ! il nous faut virer de bord et tâcher de prendre terre au-dessus du pont. Heureusement, la brise mollit et le brouillard revient. Nage partout !

Les trois bateaux s’ébranlèrent à la fois ; mais, au moment où la barque de Paddy sortait de l’ombre, une masse noire doubla l’avant du trois-mâts de la Compagnie.

– Ho ! de la barque ! cria une voix impérieuse.

– Vire, Tomy ! nage, Charlie ! dit tout bas le capitaine.

Le bateau répondit aux efforts combinés des deux matelots et s’élança du côté du rivage, mais un lourd grappin mordit le plat-bord et arrêta instantanément la marche.

– Coupez-moi cela en deux temps, de par l’enfer, mes jolis compagnons ! dit le capitaine.

Tomy donna un furieux coup de hache.

– C’est une chaîne ! murmura-t-il avec dépit.

Le capitaine enfonça son chapeau et mit sa canne à sa boutonnière.

– Attention ! dit-il. Du diable si j’avais envie de prendre un bain ce soir ! Détale, Charlie, tu pèses sur la soupape. Largue l’amarre, Tomy… et sauve qui peut !

Ce fut un coup de théâtre. Le fond de la barque s’ouvrit soudainement : hommes et ballots tombèrent à l’eau. Le grappin de la police n’amena qu’une coquille vide et percée. Les deux autres barques, profitant de la bagarre, avaient gagné le débarcadère, où l’équipage du bateau-amiral arriva presque en même temps qu’eux.

– L’eau est froide, dit le capitaine en mettant le pied sur les degrés ; froide, ou le diable m’emporte !

Il n’avait perdu ni sa canne ni son chapeau. Snail se secoua comme un barbet mouillé, miaula et se fourra sous le manteau de Saunie, – qui aboya. Les autres chargèrent les ballots sur leurs épaules et remontèrent les ruelles sombres du quartier de la Tour, en ayant soin, cette fois, de ne point passer devant la douane.

Quant au bon capitaine Paddy O’Chrane, il s’en alla paisiblement chez lui mettre un autre frac bleu et une culotte chamois de rechange ; après quoi il se rendit à la taverne des Armes de la Couronne.

Au moment où il entrait dans le parloir, une scène violente avait lieu, mistress Burnett, folle de colère, levait sa main qui retomba brutalement sur la joue pâle de Susannah.

Tyrrel l’aveugle entendit sans doute le bruit du coup, car il se leva brusquement. Son visage, insignifiant d’ordinaire, exprima soudain une curiosité surexcitée jusqu’à la passion.

– Est-ce une virago ? pensa-t-il tout haut ; est-ce une femme forte ?

Susannah avait éprouvé une secousse terrible. Ses traits livides se contractèrent. Un feu sombre brûla au fond de son œil. Sa robuste nature se révoltant d’instinct contre l’outrage, on put croire qu’elle allait bondir en avant et frapper ; son corps souple et musculeux se ramassa soudainement comme le torse généreux d’une panthère qui va s’élancer sur sa proie.

– Eh ! eh ! se dit le capitaine, je parie un shelling contre six pence que ma digne amie va recevoir son compte !

Mistress Burnett eut la même pensée, car le carmin foncé de sa joue disparut ; elle trembla. Mais la belle fille, comprimant sa fougueuse colère, croisa ses bras sur sa poitrine avec mépris.

L’aveugle laissa échapper un sourire de soulagement.

Susannah, sans dire un mot, traversa le comptoir à pas lents et descendit les degrés de la taverne. Tyrrel jeta une couronne sur la table, oublia de demander sa monnaie, et sortit en tâtonnant.

– Allons ! dit le bon Paddy, ma digne amie l’a échappé belle ! Quant à Suk, grâce à ce diable de Tyrrel, elle aura du moins où coucher ce soir… pourvu qu’il ne se casse pas le cou.

Tyrrel, en arrivant au bas du perron, entendit un pas léger dans la direction de Thames-Street. Il se mit en marche aussitôt. Le pas de Susannah était ferme et frappait le sol à intervalles réguliers. Elle ne se hâtait point. À la lueur douteuse des réverbères, la beauté de ses formes atteignait une perfection presque fantastique. Tyrrel la suivait sans hésiter, comme si un instinct mystérieux eût éclairé sa nuit profonde. Il ne tâtonnait plus.

En sortant de Lower-Thames-Street, Susannah prit le même chemin que nos matelots, et entra dans le lane étroit qui mène au fleuve. Tyrrel s’élança et la rejoignit.

– Où allez-vous, ma fille ? demanda-t-il avec sollicitude.

– À la Tamise ! répondit Susannah sans s’arrêter et sans presser le pas.

C’était le premier mot que Tyrrel l’entendît prononcer. Sa voix, douce et grave, participait de l’expression de son visage. Elle était belle… mais elle était morne.

– À la Tamise ! répéta Tyrrel. Songeriez-vous donc à mourir ?

– Oui, répondit Susannah.

– Pourquoi ?

– Parce que je n’ai ni espoir pour l’avenir, ni asile pour le présent.

– Je vous donnerai un asile, Susannah, et je vous rendrai l’espoir.

Susannah ne s’arrêta pas.

– Bien souvent des gens sont venus vers moi pour me parler ainsi, dit-elle ; ils voulaient m’acheter. J’aime un homme ; je ne puis pas me vendre.

Tyrrel recula, étonné.

– Seulement à cause de cela ? demanda-t-il.

– Oui, répondit la belle fille avec fatigue.

Elle allait faire les quelques pas qui la séparaient encore de la Tamise. Tyrrel lui saisit le bras et lui dit avec une singulière émotion de curiosité :

– Vous n’auriez donc pas honte de vous vendre, Susannah ?

– Honte ! répéta-t-elle ; non.

– Que vous a donc appris votre mère ? s’écria Tyrrel stupéfait.

– Rien. Je suis l’enfant d’une femme qui déserta mon berceau, et d’un juif qu’on a pendu à Newgate, parce qu’il avait volé.

Susannah prononça ces mots d’un ton simple et sans effort. L’émotion de Tyrrel redoublait.

– Vous ignorez donc tout ! reprit-il.

– Non, répondit-elle ; je sais vivre.

Puis, s’animant soudain, elle ajouta d’une voix vibrante :

– Mon père était bien riche avant d’être pendu ! J’ai appris à me parer, à chanter, à danser, à parler les langues du continent…

– Vrai, Susannah ; dis-tu vrai ? interrompit Tyrrel.

– Je vais mourir, répliqua froidement la jeune fille.

La lueur égarée de quelque lampe allumée dans une maison voisine vint éclairer vaguement le visage des deux acteurs de cette scène. Les traits exquis de Susannah avaient repris leur morne immobilité ; l’œil de Tyrrel, au contraire, brillait d’un éclat étrange.

– Et si on te rendait la vie que tu menais chez ton père, enfant ? demanda-t-il.

– Ma vie ! ma vie ! murmura la belle fille ; ma vie d’autrefois !

– Je te la rendrai, te dis-je.

Elle sembla hésiter un instant, puis, se dégageant par un brusque mouvement, elle franchit la distance qui la séparait du fleuve, en disant :

– Il y en a tant déjà qui m’ont parlé ainsi ! Non ! mon cœur et mon corps, tout cela est à lui !

– Mais je ne te demande ni ton cœur ni ton corps, enfant ! s’écria Tyrrel ; je suis aveugle !

Ces paroles arrivèrent aux oreilles de Susannah au moment où elle se balançait déjà, en équilibre, au-dessus de l’eau. Elle se rejeta en arrière.

– Ni mon cœur ni mon corps ! répéta-t-elle ; aveugle ! Alors que voulez-vous ?

– Je veux ta volonté.

Susannah pencha sa belle tête sur son sein.

– Un jour, murmura-t-elle, je suis tombée, mourant de fatigue et de faim, sur le seuil de cette femme qui vient de me frapper. En échange de ma liberté, elle me donna du pain, rien que du pain ! Je puis bien être encore servante. Que faut-il faire ?

Tyrrel sortit de sa poche une bourse bien garnie qu’il mit dans la main de Susannah.

– Attendre, dit-il. Écoutez bien ceci : Je vous achète, non pas pour moi qui suis faible, mais pour une association qui est terrible et forte. Je vous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-même et sais ce que vous pouvez. Silence sur notre rencontre ! Fidélité, obéissance passive, voilà vos devoirs. Ce soir, retirez-vous où vous voudrez. Demain, à midi, frappez à la porte indiquée sur cette adresse (il lui remit une carte) ; la porte s’ouvrira, vous entrerez et vous ordonnerez, – car cette maison sera la vôtre. Adieu, Susannah ! Vous me reverrez !

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