II UNE QUÊTE À TEMPLE-CHURCH

À l’heure où le capitaine Paddy O’Chrane échappait par un plongeon à la poursuite du police-boat, Stephen Mac-Nab, Écossais de naissance, médecin de profession et âgé de vingt-quatre ans moins deux mois, prit ses cousines sous le bras pour les conduire à l’église du Temple. Les cousines de Stephen Mac-Nab allaient ainsi tous les premiers dimanches du mois à Temple-Church, pour entendre le sermon du révérend John Butler et chanter des psaumes. L’aînée avait nom Clary, la cadette Anna. Leur père, l’un des juges de paix du comté de Dumfries, demeurait au château de Crewe, près de Lochmaben, et s’appelait Angus Mac-Farlane.

Clary et Anna étaient les deux plus jolies misses qu’on pût voir. Deux filles de l’Écosse méridionale, à la tournure gracieuse et dégagée, un sourire fin, à l’œil civilisé. Clary avait le regard plus fier, le front plus hautain, le sourire plus mélancolique. Anna, au contraire, timide et rieuse à la fois, avait gardé, jeune fille, sa physionomie d’enfant : elle ne voyait que joie et bonheur dans le lointain de sa vie à venir ; aucune pensée de tristesse n’avait plissé jamais son front insoucieux ; son grand œil noir, qui riait et chatoyait sous les longs cils châtains de sa paupière, ne connaissait de larmes que celles qui coulent sans amertume et se sèchent sur la joue sans laisser de trace à l’âme.

Toutes deux avaient été élevées dans les idées enthousiastes de la dévotion écossaise. Prier était leur occupation principale, et les choses de la religion remplissaient leur vie. La mère de Stephen Mac-Nab, leur tante, chez qui elles demeuraient, était comme elles Écossaise et pieuse comme elles. Sa maison n’était fréquentée que par quelques bonnes dames charitables, mais peu divertissantes, et le révérend John Butler, qui s’était pris pour les deux sœurs d’une affection paternelle.

Quant à Stephen, c’était un brave jeune homme qui, après avoir étudié cinq ans la médecine, pensait connaître à fond la vie. Il aimait beaucoup ses deux cousines, savoir : Clary d’amour ou quelque chose d’approchant, et Anna d’amitié ; mais ces deux sentiments ne différaient point assez en lui pour qu’il pût s’en rendre compte d’une façon arrêtée. En les définissant, nous anticipons sur leur développement, et si vous eussiez interrogé Stephen, il n’eût certes point pu vous en dire aussi long.

Ce dimanche dont nous parlons, mistress Mac-Nab se trouvant souffrante, Stephen fut chargé de l’office de chaperon. Il descendit gaillardement le trottoir de Cheapside, et se sentit tout fier d’avoir aux bras de si charmantes compagnes. Clary et Anna s’appuyaient de chaque côté sur son bras. Clary était silencieuse et pensive, souriant parfois, machinalement ou par complaisance, aux plaisanteries de son cousin. Anna écoutait de toutes ses oreilles, et ne se souvenait point d’avoir jamais rencontré un homme qui eût autant d’esprit que Stephen.

À mesure qu’on approchait de l’église, ce dernier perdait un peu de sa gaieté. Cinq années d’université avaient sensiblement émoussé l’ardeur de dévotion qu’il avait, lui aussi, apportée d’Écosse.

– Mes chères cousines, dit-il tout à coup en quittant Fleet-Street pour entrer dans Inner-Temple, je suis un détestable étourdi !

– Pourquoi cela ? demanda Anna.

Clary n’avait pas entendu.

– Parce que j’ai oublié de visiter l’un de mes malades.

Stephen prononça ces mots avec une certaine emphase. Ce malade était son premier client.

– Vous le verrez demain, dit Anna.

– Demain ? Il sera peut-être trop tard !

Clary regarda Stephen en souriant.

Ils arrivaient au perron de l’église. Anna quitta d’un air boudeur le bras de son cousin, et entra ; Clary la suivit : Stephen resta sous la porte et se prit à réfléchir.

– Clary a de singulières distractions, pensa-t-il ; et je trouve qu’elle fait fort aisément le sacrifice de ma haute protection… Si j’entrais ?

Dût le lecteur prendre une opinion très défavorable de Stephen Mac-Nab, qui remplira dans ce récit un rôle recommandable, nous sommes forcé d’avouer qu’il n’avait aucune espèce de visite à faire. Il avait projeté une bonne causerie au coin du feu, chez quelque ami du voisinage ; mais la distraction de Clary lui donna à penser. Il franchit le seuil à son tour, et, se glissant derrière les piliers du chœur, il prit place à un endroit où, sans être vu, il pouvait espionner à son aise les deux sœurs. Il y avait eu des paroles prononcées touchant un mariage entre Stephen Mac-Nab et l’une de ses cousines, à son choix ; Stephen avait donc un peu le droit de se poser en observateur.

À cette heure, il n’y avait plus guère dans l’église que le petit troupeau du révérend John Butler, composé en presque totalité de femmes. Cette petite congrégation vaquait au service du soir dans le chœur, car Temple-Church, l’un des plus vieux débris de l’architecture gothique qui soit à Londres, conserve l’apparence et les distributions d’une église catholique.

Stephen ne vit rien d’abord. Les deux jeunes filles, à genoux au milieu d’un décuple rang de femmes, étaient absorbées par la prière. Le révérend John Butler, debout dans la petite chaire qui se colle à l’une des parois de l’abside, récitait un psaume que l’assistance répétait en chœur. Quant le prêtre se tut, il se fit un long silence, pendant lequel chacun se recueillit et continua mentalement l’oraison. Puis tout le monde se leva.

Alors seulement Stephen put découvrir le visage des deux sœurs. Anna, avant de s’asseoir pour écouter la lecture, adressa dans la foule un ou deux sourires bienveillant à ses compagnes. Clary n’imita point son exemple, mais elle tourna vers le pilier auquel s’adossait Stephen un regard indifférent et distrait. Au même instant, elle tressaillit vivement ; sa tête se pencha ; une pâleur subite chassa les fraîches couleurs de sa joue.

– Maladroit que je suis ! se dit Stephen ; elle m’a reconnu.

Et par un mouvement instinctif, il se cacha derrière le pilier. Au bout de quelques secondes, il allongea de nouveau la tête avec précaution.

Clary avait gardé la même position. Bien que le ministre eût prononcé les premières paroles du sermon, elle ne s’était point assise. Une force mystérieuse semblait immobiliser chacun de ses membres, et son regard perçant et plein de feu ne se détachait pas du pilier.

– Voilà qui est étrange ! pensa Stephen ; je ne l’avais jamais vue regarder ainsi.

Puis, quand il eut répété par deux fois le même manège, il se fit cette question, qu’un autre se fût faite peut-être dès la première épreuve :

– Est-ce bien moi qu’elle regarde ?

Pour s’en assurer, il fit rapidement le tour du pilier, et se trouva en face d’un homme, appuyé, comme lui-même l’était tout à l’heure, contre la pierre. Cet homme avait les yeux fermés : un vague sourire s’épanouissait sur sa lèvre.

Stephen tressaillit et pâlit à son tour. Il jeta un rapide regard vers Clary, mais celle-ci avait maintenant le dos tourné ; elle venait de s’asseoir. Ce fut Anna qui répondit à son regard par un coup d’œil reconnaissant, qui voulait dire :

– À la bonne heure ! vous n’avez pas été longtemps dans votre course.

Alors Stephen ressentit une angoisse profonde, la première peut-être qu’il eût jamais éprouvée. Sa conscience s’ouvrit et lui montra un nom écrit en lisibles caractères. Clary, qu’il avait jusqu’alors aimée à ses heures, pour ainsi dire, et quand il n’avait rien de mieux à faire. Clary lui apparut comme le but de sa vie. Plus d’hésitation ; pas même une pensée pour Anna. Il aimait Clary, il le savait, il ne se souvenait plus de ce temps lointain, qui était la minute précédente, et dont un abîme le séparait désormais ; de ce temps, disons-nous, où il méconnaissait sa passion. Son front brûlait ; son cœur battait par violents soubresauts dans sa poitrine, ses yeux se troublaient et voulaient pleurer…

Or, pourquoi cette brusque révélation ? C’est que tout désir sommeille en face d’un but qu’on peut toucher en étendant la main ; c’est que pour sentir le prix d’un trésor il faut avoir frayeur de le perdre ; c’est que Stephen venait de se dire : ce n’était pas moi qu’elle regardait !

Il resta quelques minutes anéanti sous ce coup de massue. Son naturel ferme et positif fit effort pour prendre le dessus et n’y put réussir. Il releva son œil plein de haine sur l’homme qu’il croyait son rival, et lui déclara, au fond du cœur, une guerre à mort.

Celui-ci n’avait garde de s’en douter, ses yeux restaient fermés ; sa bouche gardait son sourire.

Stephen fut violemment tenté de lui toucher le bras et de l’entraîner au dehors pour le provoquer et en finir d’un seul coup, mais il y avait en lui de l’Écossais. Il était de ces gens avisés et logiques dans leurs rancunes, qui se battaient volontiers pour un regard de travers, mais qui pensent que, pour réparer un tort grave, le duel est un expédient insuffisant et souvent dérisoire. Il se faisait cet argument digne d’un licencié d’Oxford : X… me blesse dans mes intérêts les plus chers ; je le provoque ; il me tue : suis-je vengé ?

Ici le raisonnement acquérait une force nouvelle. L’individu adossé au pilier, et qui était, pour le moment, l’X du problème, semblait un modèle de souplesse et de vigueur musculaires. C’était un homme d’une trentaine d’années, au moins en apparence, d’une taille haute, élégante et de modèle aristocratique. Sa mise, d’une simplicité parfaite, mais d’un goût merveilleux, ressemblait à la mise des esclaves de la mode, comme un tableau de maître peut ressembler à la pâle copie. Quant à son visage, il offrait un remarquable type de beauté ; son front haut, large et sans ride, mais traversé de haut en bas par une légère cicatrice presque imperceptible quand sa physionomie était au repos, s’encadrait d’une magnifique chevelure noire. On ne pouvait voir ses yeux ; mais sous sa paupière baissée, on devinait leur puissance. Sa bouche, entrouverte maintenant par le sourire, était surmontée d’une fine moustache noire, à l’espagnole, et laissait voir une rangée de dents blanches, qui eussent fait honneur à la bouche d’une jolie femme. Cet ensemble de traits un peu trop délicats peut-être était relevé par deux sourcils tranchants et hardiment dessinés qui lui prêtaient un aspect de fermeté et de hauteur. Adossé au pilier, dans une attitude nonchalante, il avait l’air de dormir et de suivre en dormant un rêve joyeux.

Stephen le contempla longtemps avec dépit. Le jeune médecin se savait joli garçon, mais il ne lui vint pas même à l’idée qu’on pût établir un parallèle entre lui et ce superbe étranger. Sa jalousie le lui montrait plus parfait encore qu’il ne l’était réellement. Pour lui, ce nonchalant dormeur prenait des proportions fatales, et Stephen ne pouvait pas même lui reprocher la légère cicatrice qui coupait son front ; il ne la voyait pas, bien que cette partie de l’église resplendît d’une très vive lumière. Il fallait en effet, pour que cette cicatrice apparût, blanche et tranchée, que le front se rougît sous l’effort d’une passion soudainement excitée. Or, en ce moment, le front du rêveur était pâle et uni comme celui d’un enfant.

Stephen était jaloux. Il s’éloigna du beau rêveur pour observer plus commodément la conduite de Clary dans le mouvement qui allait avoir lieu parmi les congréganistes. À peine était-il à son nouveau poste, que l’assistance se leva en masse : l’âme de Stephen passa dans ses yeux.

En se levant, Clary jeta un second regard vers le fameux pilier. Cette fois encore le regard fut long, perçant et plein de feu. Stephen eût donné six mois de sa vie pour une œillade semblable. Il voulut voir comment y répondait le rêveur. Chose étrange ! le rêveur rêvait toujours ; il n’avait point ouvert les yeux ; il n’était pour rien dans tout cela. Stephen se sentit profondément humilié.

– Il ne la voit seulement pas ! murmura-t-il en frémissant de rage ; c’est elle qui aime et non pas lui ! cet homme m’a vaincu sans le savoir !

Cependant, un soupir souleva la poitrine de Clary, qui se retourna à regret vers l’autel. Le ministre entonna un psaume, et un chœur de voix fraîches et pures étouffa bientôt sa voix chevrotante. Le rêveur dressa voluptueusement l’oreille. Son sourire s’épanouit davantage, toute sa physionomie exprima un vague ravissement ; Stephen le contemplait avec surprise. À mesure que le psaume avançait, la pose de l’inconnu devenait plus molle et plus sensuelle ; il semblait en proie à une ravissante extase.

– Pour nos malades ! dit en ce moment une voix douce derrière Stephen.

Il se retourna et reconnut Anna, qui tenait la bourse de quêteuse, suivant la mode qui commence à revenir dans certaines congrégations protestantes. Stephen, dans sa détresse, se crut en droit d’agir comme un fou : il fouilla la poche de son gilet, et, pris d’un accès de prodigalité inqualifiable, il jeta bruyamment, l’un après l’autre, quatre demi-couronnes dans la bourse. Anna le remercia par un gracieux sourire.

Après cet acte romanesque de générosité, Stephen pensa :

– En cela, du moins, je te surpasserai, haïssable inconnu !

– Pour nos malades ! dit encore Anna en s’arrêtant devant le rêveur.

Celui-ci tressaillit et ouvrit à demi les yeux. À la vue d’Anna, il recula d’un pas en portant la main à son front, comme on fait quand on se croit le jouet d’une illusion ; puis il demeura immobile, couvant la jeune fille du regard. Anna, honteuse et rougissant, voulut s’éloigner ; mais le rêveur la retint d’un geste plein de grâce, et, sortant de sa poche un riche portefeuille, il prit une bank-note de dix livres qu’il déposa dans la bourse en s’inclinant profondément. Stephen serra convulsivement les poings et se mordit la lèvre jusqu’au sang.

– Dix livres ! et moi dix shellings ! grommela-t-il.

L’inconnu suivit quelque temps Anna du regard, tandis qu’elle continuait de quêter. Quand elle se fut perdue dans la foule, il redressa tout à coup sa riche taille, et jeta un coup d’œil autour de lui. Ce coup d’œil tomba indifférent et distrait sur Stephen, qui tressaillit, se demandant :

– Où donc ai-je vu cette figure-là ?

Ce fut en vain qu’il fouilla ses souvenirs ; il dut bientôt reconnaître qu’une vague ressemblance l’induisait sans doute en erreur.

Il faisait nuit déjà depuis longtemps. La partie du temple où se tenaient les congréganistes était brillamment éclairée, tandis que la nef et les bas-côtés disparaissaient plongés dans une complète obscurité. Le bel inconnu, interrompu dans son rêve, quitta le pilier où il s’appuyait naguère et se dirigea lentement vers l’un des bas-côtés. En même temps que lui s’ébranla un homme mal vêtu et de mine patibulaire, qui avait ouvert de grands yeux à la vue du billet de banque donné à la quêteuse. Cet homme, au lieu de suivre notre rêveur, prit le bas-côté opposé, de telle sorte que dans leur promenade circulaire, tous deux devaient se rencontrer au centre de la nef, c’est-à-dire à l’endroit le plus obscur et le plus désert.

Stephen avait vu cela, et une soudaine pensée traversa son esprit. Il était à Londres depuis assez longtemps pour savoir que le commun des malfaiteurs s’y fait un jeu du sacrilège. Il crut deviner qu’un crime allait être tenté. Cédant aussitôt à un sentiment d’honneur, il quitta sa place et s’enfonça sous l’ombre de la voûte, résolu à prêter, s’il en était besoin, un loyal secours à l’inconnu.

Celui-ci marchait à pas lents, comme s’il eût cherché, en connaisseur, le point précisément le plus favorable pour entendre, voilée et perdue dans le lointain, la sainte musique des psaumes. Parfois, il levait la tête et admirait les mystérieuses guirlandes formées par les nervures de la voûte, auxquelles arrivaient de pâles reflets des lumières de l’abside, tandis que la voûte elle-même restait plongée dans l’obscurité. Il admirait la confuse forêt des piliers éclairés sur une seule de leurs arêtes, et qui ressemblaient ainsi à une étroite bande de lumière jaillissant du sol et touchant la charpente. À chaque pas, c’était un nouvel aspect toujours plus saisissant et plus étrange. Notre rêveur n’avait fait que changer son rêve.

Stephen le suivit longtemps, mais la nef était plongée dans une obscurité si profonde, qu’à dix pas les objets disparaissaient complètement. Dans un de ces capricieux détours auxquels se livrait notre rêveur, Stephen le perdit tout à coup, et quoi qu’il fît, il ne put le découvrir de nouveau. Alors Stephen s’élança vers l’autre bas-côté pour arrêter le misérable auquel il supposait des projets sacrilèges. L’homme mal vêtu fut introuvable.

La musique des psaumes continuait de monter, harmonieuse et sainte, vers la voûte.

Notre beau rêveur, cependant, ignorant le danger peut-être imaginaire et la sollicitude dont il était l’objet, poursuivait sa promenade enchantée. Il était arrivé à cet endroit de la nef que recouvrent d’épaisses nattes de jonc. C’étaient ces nattes qui, étouffant le bruit de ses pas, avaient fait perdre sa trace à Stephen. À cet endroit, les notes du chant religieux, brisées par la double barrière des piliers de l’abside et des colonnes du maître-autel, lui arrivaient mourantes et tout imprégnées d’une mélancolique harmonie. L’abside resplendissait en face de lui ; le crucifix de marbre blanc semblait rayonner une lueur divine. Notre inconnu donnait son cœur sans réserve aucune à toute cette poésie. Il appelait les souvenirs des jours de sa jeunesse chrétienne. Il se reposait des fatigues d’une vie bien agitée peut-être, peut-être bien coupable, dans un extatique bonheur.

Car notre inconnu était ainsi fait : homme de volupté, il pouvait se faire chrétien une heure, afin de savourer les émotions sans rivales d’un vague et délicieux mysticisme. Il pouvait être bienfaisant parfois pour jouir du bonheur que donne la bienfaisance. C’était un homme tout de sensations, qui savait extraire une jouissance de chaque chose et de chaque événement ; un homme capable à la fois du bien et du mal : généreux par caractère, franchement enthousiaste par nature, mais égoïste par occasion, froid par calcul, et d’humeur à vendre l’univers pour un quart d’heure de plaisir.

Et l’énergie que d’autres dépensent pour se rapprocher d’un but constant, unique et dès longtemps convoité, il la prodiguait, lui, pour effleurer une jouissance éphémère, pour se passer une fantaisie, pour satisfaire un caprice ; le caprice satisfait laissait la place à un nouveau désir, et alors c’étaient d’autres efforts, toujours couronnés de succès, parce qu’ils étaient puissants.

Ce jour-là, il avait caprice de rêverie, et s’en donnait à cœur joie. La poésie débordait autour de lui : il savourait la poésie.

Les congréganistes avaient entonné leur dernier psaume.

Notre rêveur, sentant qu’on allait éloigner la coupe de ses lèvres, voulut n’y point laisser une goutte : il s’étendit sur un banc pour regarder et écouter mieux.

En s’asseyant, il crut entendre un léger bruit derrière lui ; bien peu de chose suffit pour faire vibrer sur son axe de brume cette girouette qu’on nomme la rêverie.

Insensiblement, et sans qu’on s’en doutât, d’autres idées envahirent le cerveau de notre inconnu.

L’immense nef, ténébreuse et solitaire, s’offrit à lui tout à coup sous un aspect lugubre.

Les derniers bruits de la musique sacrée lui semblèrent propres à étouffer un râle d’agonie.

L’ombre pouvait cacher des malfaiteurs, et pendant qu’on priait Dieu là-bas, au milieu des lampes et des cierges allumés, Satan veillait peut-être dans la nuit, et guidait en riant les pas cauteleux d’un assassin.

Il donnait son esprit à ces nouvelles pensées, lorsqu’un autre bruit, léger encore, mais plus voisin, vint frapper son oreille.

C’était comme le frôlement d’un corps contre la natte.

L’inconnu demeura immobile ; mais le rêve s’envola, et son esprit, rendu subitement au domaine de la réalité, examina froidement sa situation.

Par un mouvement lent, continu, imperceptible, il tourna la tête, et vit une masse noirâtre s’avancer vers lui en rampant.

– Ce drôle m’a volé mon idée, pensa-t-il ; il veut m’assassiner.

Il ne bougea point encore, et attendit ; au bout de quelques secondes, l’individu qui rampait ainsi, et qui était l’homme mal vêtu, se releva brusquement et fit un bond en avant ; mais son couteau, supérieurement dirigé pourtant, ne frappa que le dossier d’un banc.

L’inconnu s’était prestement effacé.

Quand l’assassin voulut se redresser, il sentit son poignet serré comme par un étau.

– Ouf ! fit-il en laissant échapper un douloureux gémissement ; je croyais qu’il n’y avait au monde qu’un poignet comme celui-là !

Il approcha son visage de celui de l’inconnu.

Leurs yeux étaient habitués à l’obscurité ; ils se reconnurent en même temps.

– Bob-Lantern ! murmura notre beau rêveur.

– Grâce ! Votre Honneur ! s’écria l’assassin en tombant à genoux. Je ne vous avais pas reconnu !

Son Honneur lâcha le bras de Bob-Lantern. Ce dernier joignit aussitôt les mains en suppliant.

– Mon bon maître, dit-il, mon bon monsieur Edward, j’avais faim, et la vie est durement chère à Londres… si c’était comme là-bas, en Écosse…

– Silence ! dit impérieusement M. Edward ; venez demain, on vous paiera ; mais, plus de mauvais coups comme cela, maître Bob ! sinon !…

M. Edward s’achemina vers l’arrière-chœur.

Bob le suivit, les mains dans les poches, de l’air d’un chien que vient de corriger son maître.

De guerre lasse, Stephen avait regagné l’abside où la congrégation se préparait au départ.

Ce fut avec une inexprimable surprise qu’il vit l’inconnu revenir, escorté par l’homme mal vêtu.

Le danger passé, toutes ses idées de dépit et de haine reprirent le dessus, et il se repentit presque de ses inquiétudes.

M. Edward ne méritait plus en ce moment qu’on lui appliquât cette épithète de rêveur que nous lui avons si souvent donnée. Il marchait le front haut et la taille cambrée, comme un homme dégagé de toute préoccupation. Il s’arrêta un moment devant les congréganistes, et, jetant le gant avec lequel il avait touché Bob-Lantern, il entreprit la longue et difficile opération de faire entrer ses doigts dans un autre. Bob ramassa le gant et le mit dans sa poche.

Tout en mettant son gant, M. Edward avisa la charmante quêteuse qui lui était apparue au sortir de son rêve, mais il n’aperçut point Clary, dont le regard ne le quittait pas un instant.

Stephen, lui, par contre, ne voyait que Clary, et la jalousie lui faisait bouillir le sang.

Avant de partir, M. Edward mit le binocle à l’œil.

– Elle est décidément ravissante, murmura-t-il, en faisant signe à Bob de s’approcher.

Quant Bob fut à sa portée, il se pencha à son oreille et dit :

– Tu vois bien cette jolie enfant, là-bas, près de la chaire ?

– La quêteuse ?

– Précisément. Tu vas la suivre, et demain tu m’en diras des nouvelles.

Bob-Lantern fit un signe affirmatif, et M. Edward ayant achevé de mettre son gant, effectua sa retraite.

Il passa tout près de Stephen, mais il ne prit pas garde au regard haineux que lui jeta le jeune médecin.

Clary le suivit des yeux jusqu’à la porte.

À peine était-il parti, que Stephens s’élança vers Bob-Lantern.

– Le nom de cet homme ? dit-il.

– Quel homme ? demanda Bob au lieu de répondre.

– L’homme qui vient de vous parler.

– Je n’en sais rien.

Stephen plongea ses doigts dans sa poche et en retira un souverain qu’il fit glisser dans la main de Bob-Lantern.

– C’est différent, dit ce dernier qui mit la pièce d’or en lieu sûr ; vous voulez savoir son nom ?

– Oui, dépêche !

– Je n’en sais rien.

Puis, exécutant cette manière de révérence qui est, par tout pays, le mode de remerciement de gueux, il ajouta :

– Que Dieu vous bénisse ! mon jeune gentleman.

Et il disparut.

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