VI LA FILLE DU PENDU

La carte donnée par Tyrrel l’aveugle à la belle fille de taverne, Susannah, le soir précédent au bord de la Tamise, portait : Winpole-Street.

À midi, Susannah, exacte au rendez-vous, franchit la grille ouverte, monta les degrés de granit du perron et souleva le marteau de la porte du n° 9 de Winpole-Street.

C’était une maison de belle apparence. Susannah n’eut pas besoin de redoubler son appel. La porte s’ouvrit au moment même où le marteau retombait. Un domestique à brillante livrée la reçut sans mot dire et la précéda dans la première pièce du rez-de-chaussée, où une suivante était assise et semblait attendre. À l’entrée de Susannah, la suivante se leva.

– Je vais annoncer madame la princesse à madame la duchesse, dit-elle en français.

« Que madame la princesse veuille bien entrer au salon, à moins que madame la princesse ne préfère monter à son appartement. Madame la princesse est ici chez elle.

– Je le sais, répondit Susannah.

Elle entra dans un fort beau salon, meublé avec luxe. Elle se jeta dans un fauteuil. La femme de chambre sortit à reculons en faisant force révérences.

La belle fille de taverne avait reçu le titre de princesse et ces marques de respect sans manifester le moindre étonnement.

Elle avait quitté ses habits de la veille pour revêtir un costume élégant, mais bizarre et presque théâtral.

Une robe de velours noir dessinait ses formes magnifiques ; au lieu de chapeau, sa tête s’entourait d’un vaste voile de dentelle, jeté comme au hasard et dont les plis diaphanes laissaient voir, courant parmi sa chevelure, les facettes miroitantes d’un diadème de jais.

Une porte tourna sur ses gonds, tandis que la draperie qui la masquait glissait le long d’une tringle dorée.

Sur le seuil se montra une figure de vieille femme qui disparaissait presque au milieu d’un flot exubérant de rubans et de dentelles.

Au centre de cette figure, deux yeux vifs, mobiles outre mesure, perçants et curieux, brillaient sous des paupières agitées d’un tremblement nerveux.

La propriétaire de ces yeux et du reste était une petite femme frêle et maigre, enveloppée dans une ample douillette de satin.

Elle s’arrêta sur le seuil et braqua son regard sur la jeune fille. Ce regard dura longtemps. C’était celui d’une femme experte et connaisseuse. Examen fait, elle laissa échapper un sourire et un geste de satisfaction.

– Parfait ! murmura-t-elle ; parfait ! Parlez-moi d’un aveugle pour déterrer les jolies femmes !

Elle toussa et laissa retomber la porte. Susannah se retourna lentement.

– Ma chère enfant, dit la vieille femme, je suis la duchesse douairière de Gèvres ; vous êtes, vous, la veuve de mon malheureux neveu, mort à la fleur de l’âge et que je regretterai toujours, le prince Philippe de Longueville. Embrassez-moi, chère nièce.

La vieille Française embrassa au front Susannah qui se laissa faire.

– Princesse, reprit-elle, vous vous souviendrez, j’espère, du nom de votre mari, que vous pleurez depuis six mois. Philippe de Longueville, ma chère belle, – Philippe – de – Longueville. Est-ce entendu ?

Susannah leva ses grands yeux chargés de nonchalance sur sa nouvelle tante :

– Autant ce nom-là qu’un autre, dit-elle.

– Fi, Susanne ! Fi, mon enfant ! Pas plus de respect que cela pour le nom des descendants de Dunois ! Nous sommes bâtards du sang royal, ma chère belle, et cent poètes ont chanté plus ou moins bien notre illustre ancêtre !

La vieille Française déclama cette tirade avec une emphase moitié sérieuse, moitié comique.

– Princesse, poursuivit-elle en approchant un fauteuil où elle enfouit brusquement sa petite personne, vous êtes ma nièce, je suis votre tante, il faut que nous nous aimions beaucoup. La loi de la nature est formelle à cet égard… Vous êtes vraiment la plus belle fille que j’aie rencontrée depuis soixante ans que je suis sur la terre ! À propos, voici vos armes, ma chère nièce : ce cachet sera désormais le vôtre. Elle mit au doigt de Susannah un large anneau enrichi de brillants, au chaton duquel était gravé l’écusson de France avec la brisure d’Orléans et la barre de bâtardise.

– Parlons affaires maintenant, reprit-elle. D’abord, veuillez lire cette lettre qui est à votre adresse.

Susannah prit la lettre et l’ouvrit. Voici ce qu’elle contenait :

« En quittant l’homme qui vous a sauvé la vie hier au soir, vous avez gagné Goodman’s-Fields, quartier des juifs. Là, vous avez tourné longtemps autour des ruines d’une maison démolie…

– La maison de mon père ! interrompit Susannah.

« Vous vous êtes fait conduire à Waren’s-Hôtel, Regent-Street, où vous avez passé la nuit. Ce matin, vous êtes partie avec le jour, à pied ; vous avez acheté ce costume qu’il vous faudra changer contre un autre plus décent ; puis vous avez passé deux heures à attendre au coin de Clifford-Street une personne qui n’est pas venue… »

– Qui n’est pas venue ! répéta tristement Susannah.

« Vous aviez grand désir de la voir, pourtant ! continua la lettre qui semblait répondre à l’interruption de Susannah ; rien n’est caché pour l’œil ouvert désormais sur vos actions.

« ATTENDEZ. Quand l’ordre viendra, soyez prête ; quand vous aurez obéi, silence ! »

Point de signature. Susannah jeta la lettre et regarda la vieille femme en face.

– On m’a suivie, dit-elle ; à quoi bon ? Ces gens se disent puissants ; que m’importe ? Ils me menacent : c’est folie de menacer une femme qu’on a rencontrée sur le chemin de la mort.

Les yeux perçant de Mme la duchesse douairière de Gèvres se baissèrent sous le regard de Susannah, comme les cornes d’un limaçon se renfoncent au contact inattendu d’un corps étranger.

– Dieu me pardonne, mon enfant, dit-elle d’un ton soumis et tout à fait exempt de cette nuance de raillerie qui perçait dans ses premières paroles, vous allez beaucoup trop loin. On vous a suivie peut-être… je penche à le croire, mais c’est une pure sollicitude. On se dit puissant : on l’est, ma fille, on l’est à un point que vous ne pouvez soupçonner. Quant aux menaces, fi donc ! Point de menaces ! Vous servirez à l’accomplissement d’un projet… de plusieurs projets… que sais-je ? Mais en échange, vous aurez le luxe, vous aurez les plaisirs, vous aurez le bonheur…

– Le bonheur ! murmura la belle fille dont l’œil perdit sa morne fixité ; il ne m’aime pas !

– Qui pourrait donc ne pas vous aimer, ma fille ?

– Il ne me connaît pas !

– Tant mieux ! savez-vous tout ce qu’il y a de séductions nouvelles en vous depuis hier ? Hier, vous n’étiez que belle ; aujourd’hui, vous êtes riche et vous êtes princesse. Écoutez et croyez, Susanne. De même que vous servirez cette puissance mystérieuse dont nous parlions tout à l’heure, de même cette puissance vous servira. Ce que vous souhaiterez s’accomplira ; ce qui vous apparaissait comme un rêve plein de démence deviendra réalité.

Susannah avait redressé son front. Son beau visage perdait graduellement son expression de morne insensibilité. Son œil scintillait par intervalles sous l’arc violemment tendu de ses noirs sourcils. Ses narines s’ouvraient, son sein battait ; une sorte de courant magnétique semblait injecter la vie à flots dans chacune de ses artères. Elle n’était plus belle, elle était sublime. La Française, éblouie par ce rayonnement soudain, se taisait et la regardait.

– Ce que je souhaiterai s’accomplira, répéta-t-elle, ce qui m’apparaissait comme un rêve deviendra réalité…

Elle leva les yeux au ciel, et deux larmes descendirent le long de ses joues.

– Oh ! ce que je souhaite, reprit-elle en joignant les mains avec une inexprimable passion ; ce qui est mon rêve, c’est mon amour ! Sont-ils assez puissants pour me donner mon amour ?

La Française se prit à sourire et attira vers elle les deux mains de Susannah.

– Ils peuvent tout, répondit-elle en donnant à sa voix contenue une mystérieuse emphase. Vous avez bien pleuré, n’est-ce pas ?

– Oh ! bien pleuré ! répondit Susannah.

– Vous oublierez ce que c’est que les larmes. Dites-moi, l’homme que vous aimez est sans doute puissant et riche ?

– Je le crois pauvre. Il venait bien souvent emprunter à mon père, du temps qu’il y avait de l’or dans la maison qui est maintenant démolie, à Goodman’s-Fields.

– Quel est son nom ?

– Brian de Lancester.

– Brian de Lancester ! répéta la Française qui ne put retenir une grimace de dédain, le pauvre frère du riche comte de White-Manor ! Bon Dieu ! ma fille… Et c’est pour M. de Lancester, le pauvre garçon, que vous avez tant pleuré !

Susannah retira vivement ses mains.

– Je l’aime, dit-elle en relevant sa tête avec cet air de reine que nous lui connaissons ; je suis fière de l’aimer.

– Vous avez raison, ma toute belle, répliqua timidement la vieille femme. Après tout l’Honorable Brian de Lancester héritera peut-être un jour de White-Manor et de la pairie. C’est lui que vous cherchiez au coin de Clifford-Street ?

Susannah fit un signe de tête affirmatif.

– Pauvre chère enfant ! s’écria la duchesse ; mais s’il avait passé devant vous il ne vous aurait pas aperçue ; s’il vous avait aperçue, il ne vous aurait point remarquée ; s’il vous avait remarquée, vous étiez perdue ! N’ouvrez pas ainsi vos beaux yeux étonnés, ma fille… perdue, je le répète ! Bon Dieu ! pensez-vous que Brian de Lancester, tout original et fou qu’il est, – je vous prie de m’excuser, – aille se prendre ainsi de passion pour toutes les demoiselles qu’il rencontre par hasard au coin des rues ?

– C’est vrai, murmura Susannah, qui pâlit comme on fait après un danger évité.

– Ce n’est pas ainsi qu’il faut le rencontrer, princesse, c’est dans quelque splendide raout du West-End… à Almack… au Park, derrière les glaces de votre équipage armorié.

– C’est vrai, c’est vrai, dit encore Susannah ; le luxe, la richesse, il m’avait fait oublier tout cela… Hier, on m’a promis du luxe…

Elle se leva et, comme si ses yeux se fussent dessillés tout à coup, elle promena son regard autour du salon. Ce qu’elle vit la fit rire joyeusement, et sa joie était noble et belle comme sa douleur.

– C’est bien, reprit-elle ; on m’a tenu parole. Tout cela est presque aussi brillant que la maison de Goodman’s-Fields, qui est maintenant démolie, avant que mon père fût pendu… Oh ! je vivrai ici comme autrefois… je peindrai de belles fleurs, je chanterai… puis je le verrai… Quand le verrai-je ?

Susannah avait prononcé les premiers mots d’un ton rêveur et plein d’un doux ravissement ; ce fut d’une voix brusque et passionnée qu’elle fit cette dernière question. La vieille femme réfléchit un instant, croisant ses petites mains ridées sur ses genoux, et fermant les yeux à demi :

– Vous le verrez ce soir, dit-elle enfin.

– Ce soir ! s’écria Susannah qui bondit comme une jeune lionne et parut en proie à une sorte de délire ; ce soir !

Puis, reprenant son attitude de grâce exquise et hautaine, elle tendit sa main à la Française et lui dit avec une expression d’infinie gratitude :

– Merci ; je vous aimerai.

La vieille femme secoua lentement la tête.

– Ma pauvre enfant, vous l’aimez bien, vous l’aimez trop. Un tel amour est dangereux parce qu’il exclura la prudence. Saurez-vous avoir des secrets pour lui ?

– Non, répondit Susannah, je lui dirai tout.

– Vous vous perdez, ma fille !

– Qu’importe ?

– Et vous le tuerez !

Susannah perdit son sourire et fronça le sourcil.

– Je ne menace pas, mon enfant, reprit la Française ; je connais, comme tout le monde, le caractère audacieux de l’Honorable Brian de Lancester. Si vous dites un mot, il comprendra le reste, il devinera, il voudra combattre. Or, combattre contre eux, c’est mourir.

– Je me tairai, interrompit Susannah.

– Je le crois, ma fille, poursuivit la douairière en attachant sur sa nièce improvisée un regard profond et scrutateur ; car vous savez qu’il y a des yeux et des oreilles ouverts autour de vous. N’est-ce donc pas assez pour un pauvre gentilhomme que l’amour de la veuve d’un prince qui a vingt ans, qui est plus belle qu’un ange et qui est plus riche qu’une reine ?

– Non, ce n’est pas assez, dit Susannah. Si j’étais véritablement reine, ce ne serait pas assez encore, car Brian est au-dessus de tout ; mais je me tairai… Vous m’avez dit que je le verrais ce soir ?

– Je vous tiendrai parole, ma fille.

La Française sonna. La femme de chambre parut, et, sur un ordre, apporta ce qu’il faut pour écrire.

– Il est trois heures, murmura la duchesse douairière tout en traçant quelques mots sur le papier ; nous avons trois heures encore ; c’est plus qu’il ne faut. Donnez ce billet à Joe, Mariette, et qu’il le porte en courant au docteur. Donnez cet autre à Dick ; il faut que le major l’ait dans une demi-heure. Faites aussi que Ned tienne prête pour six heures et demie la voiture de Mme la princesse. Allez !

– Ma chère nièce, reprit la duchesse, il y a ce soir une représentation allemande au théâtre de Covent-Garden. Commencez votre toilette, ma chère belle ; nous irons à la représentation allemande.

– Et Brian ?

– L’Honorable Brian de Lancester y sera.

– Comment le savez-vous ?

– Il y sera, ma fille.

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