VII EDWARD AND C°

Il y avait alors, un peu au delà de l’angle formé par Finch-Lane et Cornhill, une ruelle étroite, à peine macadamisée, du fond de laquelle on n’apercevait qu’une mince bande du ciel en demi-deuil. Cette ruelle longeait l’un des côtés d’une énorme maison carrée, qui donnait d’autre part sur Finch-Lane et aussi sur Cornhill, où s’étalait sa vaste façade.

La partie du rez-de-chaussée qui donnait sur Cornhill était occupée par deux beaux magasins jumeaux. Le premier montrait derrière les glaces de ses croisées un magnifique assortiment de bijouterie ; l’autre contenait tous les divers objets qui constituent la toilette des deux sexes. On lisait sur l’enseigne du bijoutier le nom de Falkstone ; sur celle du costumier le nom de Bertram.

Sur Finch-Lane s’ouvrait, toujours dans la même maison, une boutique de changeur ; mais ici l’aspect était tout différent. Finch-Lane, rue étroite et encaissée, formait une espèce de moyen terme entre la grande artère et la noire allée dont nous avons parlé. Le jour y était déjà plus sombre, ce qui, joint à la disposition particulière des rideaux et grillages intérieurs, donnait au change-office une physionomie presque mystérieuse. Nonobstant, il ne s’y passait rien de fort extraordinaire, il faut le croire, car, tant que durait la journée, on y troquait des bank-notes contre de l’or et de l’or contre des bank-notes. À côté du changeur, il y avait un brocanteur. Ici, une couche d’ombre de plus. On était moins près du street et plus avant dans le lane. Le brocanteur allumait ses lampes vingt minutes avant le changeur. Le changeur se nommait M. Walter ; le brocanteur s’appelait Peter-Practice.

Enfin, sur les derrières de la maison, dans l’étroite allée actuellement détruite, s’ouvraient huit ou dix fenêtres grillées, dont les carreaux blanchis à la craie ne laissaient point pénétrer les regards indiscrets à l’intérieur.

C’était là que se tenaient les bureaux de la maison de commerce Edward ans Co.

Quel commerce faisait cette maison ? Nul n’aurait pu le dire au juste, et ce mystère préoccupait fortement les petites marchandes de Finch-Lane et les grosses marchandes de Cornhill. On disait bien vaguement et sans savoir qu’Edward and C° tenaient entrepôt de marchandises étrangères. Quelles marchandises ? On voyait souvent des hommes arriver avec des paquets ; on voyait parfois des chariots s’arrêter à la porte. Ballots et paquets entraient, mais jamais, au grand jamais on ne voyait rien ressortir.

C’était, on en conviendra, fort étrange. Ceux qui avaient pénétré dans les bureaux soit sous prétexte de prendre une bank-note sans escompte, soit sous tout autre prétexte usité commercialement, avaient vu des grillages ; derrière ces grillages, d’impénétrables rideaux verts, voilà tout. Un valet à livrée couleur de feu, qui se tenait à la porte d’entrée, était le seul être vivant qui montrât son visage dans ce singulier office.

Le costumier et le bijoutier de Cornhill, le brocanteur et le changeur de Finch-Lane étaient venus s’établir là en même temps tous les quatre, et en même temps que les bureaux de la maison Edward and C° s’installaient sur la ruelle sans nom.

De temps en temps, tous les mois environ, on voyait s’ouvrir les larges croisées du premier étage donnant sur Cornhill. Un beau, un magnifique gentleman apparaissait alors derrière les soyeuses draperies des rideaux. Quel était ce gentleman ? Était-ce le chef de la maison Edward and C° ?

Ce que l’on savait, c’est que Edward and C°, le brocanteur, le changeur, le costumier et le bijoutier étaient là depuis un an, qu’ils faisaient en apparence de très bonnes affaires et qu’il n’y avait pas le plus petit mot à dire sur leur crédit.

Une fois les curieux du quartier crurent avoir trouvé le mot de l’énigme. On avait vu une trentaine d’hommes robustes et pauvrement couverts franchir le seuil d’Edward and C°. Ces hommes étaient des matelots, ils venaient chercher de l’emploi ; évidemment, Edward and C° étaient des courtier d’engagement. Bon et lucratif et moral métier ! Excellent raisonnement !

Mais, au bout d’un mois, on vit revenir les mêmes hommes. Ces matelots s’engageaient bien souvent ! Au bout d’un autre mois, on les vit revenir encore ; puis encore, au bout du troisième mois. Ce n’étaient pas des matelots. Qu’était-ce donc ?

Le lendemain du bal de Trevor-Place était justement le jour choisi par les prétendus matelots pour rendre visite aux bureaux de la maison de commerce Edward and C°. Vers onze heures du matin, on les vit arriver par escouades et franchir la porte de la maison carrée qui donnait sur la petite ruelle. Il y en avait trente-six. Quand le trente-sixième fut passé, le valet ferma la porte à double tour et se retira.

Les trente-six nouveaux venus étaient presque tous des gaillards robustes, à la mine déterminée. Quelques-uns portaient au visage ces ignobles traces que laissent les habitudes de débauche ; d’autres gardaient sur la joue d’honorables blessures, résultat d’une rencontre récente au pugilat ; d’autres enfin montraient une face nette et pleine entre la double haie de leurs épais favoris. Ceux-là n’avaient point l’air d’avoir balayé fort longtemps la boue de Londres, mais on n’eût point aimé à les rencontrer la nuit en rase campagne par les chemins déserts. Un ou deux jeunes gens à peine sortis de l’enfance faisaient partie de la réunion.

La plupart d’entre eux ont déjà passé sous nos yeux, et le lecteur eût reconnu dans cette honorable assemblée bon nombre de nos nocturnes navigateurs de la Tamise.

Ainsi se trouvaient là le robuste Tom Turnbull, qui, à la lumière du jour, il faut le dire à sa louange, avait tout l’air d’un déterminé coquin ; le gros Charlie, rameur du bateau amiral commandé la veille au soir par le bon capitaine Paddy O’Chrane, Patrick, Saunie l’aboyeur, Snail le miauleur, et les autres dont nous n’avons point prononcé les noms.

Il ne manquait là que le bon capitaine lui-même, son frac bleu à boutons noirs, sa culotte de chamois et sa canne sauvée naguère du naufrage.

Le bureau où ils se trouvaient réunis était une grande pièce coupée en deux par un grillage aux mailles duquel se collait un opaque rideau vert. Ce grillage avait de petites fenêtres. Au-dessus de l’une d’elles se lisait le mot : CAISSE. Nos trente-six gaillards savaient lire assez pour déchiffrer ce mot magique.

Ils s’étaient assis en silence sur un banc de bois disposé comme un divan tout autour de la chambre. Le dernier venu seulement, ne trouvant point de place sur le banc, se tenait debout dans une embrasure et collait son nez aux vitres dont la transparence se cachait sous une épaisse couche de craie.

Il avait un court paletot étriqué comme en portent les lightermen (bateliers d’allèges) sur une chemise bleue, un pantalon de cotonnade rayée, fendu au-dessus de la cheville et laissant voir des bas immodérément rapiécés. Sa coiffure consistait en un vieux chapeau de feutre à bords microscopiques, sa chaussure en souliers dont la semelle avait bien deux pouces d’épaisseur.

Notre homme était de petite taille, et ses membres disgracieusement attachés offraient un ensemble dépourvu de toute symétrie. En revanche, chacun de ces membres pris en particulier avait un vigoureux dessin, et la tête se plantait gauchement, mais ferme entre deux épaules d’une largeur respectable.

Le chapeau avait beau être petit, il ne laissait à découvert qu’un front large tout au plus de trois doigts. De ce front, partait sans transition aucune un nez aquilin, pâle, fortement busqué, dont les étroites narines avaient peine à y introduire la quantité d’air indispensable à la respiration. Point de barbe, si ce n’est, çà et là, quelques durs baliveaux de couleur roussâtre qui perçaient, à une ligne d’intervalle, la peau chagrinée de sa joue. Une bouche mince et rentrée, aux deux côtés de laquelle un sourire d’habitude avait creusé deux petites rides joviales. Un regard pénétrant, cauteleux parfois, parfois hardi sous les poils recourbés de sourcils roux et touffus. Un ensemble de physionomie enfin exprimant à la fois une sorte de bonhomie native, une avidité sans limites et la dure insouciance qui trône sur presque tous les fronts des enfants du Londres populaire.

Avant de dire son nom, que le lecteur connaît, nous ajouterons un trait qui a son originalité : partout, à son pantalon, à son paletot, à son gilet, jusqu’à sa chemise, il avait des poches. Son paletot seul en comptait cinq. La principale, placée à un endroit où la coutume évite d’en mettre d’ordinaire, descendait de la ceinture à la hauteur de mi-cuisse, par devant, et se trouvait solidement doublée en cuir. Les autres, vastes et consciencieusement cousues, se dissimulaient de leur mieux.

Cet homme était Bob-Lantern, notre assassin de Temple-Church.

Les trente-cinq compagnons de Bob-Lantern étaient au complet depuis quelques minutes, lorsqu’une voix s’éleva derrière les rideaux verts.

– Êtes-vous tous là ? demanda-t-elle.

– Nous sommes tous là, monsieur Smith, répondit Tom Turnbull.

On entendit, derrière le rideau, le bruit strident et sec du tourniquet d’une serrure à combinaisons.

– Étourdi que je suis ! dit au même instant l’invisible M. Smith ; j’ai oublié de faire changer mon papier… Nicholas.

Nicholas, le valet en habit de couleur de feu, entra aussitôt par une porte intérieure dans le réduit réservé où se tenait M. Smith. Celui-ci lui mit entre les mains une liasse de bank-notes.

– De la monnaie ! dit-il ; tout de suite !

– Avez-vous entendu, vous autres ? dit Tom Turnbull à voix basse ; de la monnaie !

– Eh oui ! Tomy, mon mignon, répondit le gros Charlie en dirigeant sa salive noircie par le tabac au milieu d’un carreau blanchi, on va nous chercher de la monnaie !

– Charlie a raison, appuya Snail, enfant demi-nu, dont les traits, flétris déjà, reflétaient en germe toutes les passions mauvaises.

Tom Turnbull s’était levé. Puis, sans mot dire, il était monté sur le banc afin de voir par-dessus le grillage.

– Que diable fais-tu là, Tomy ? demanda Charlie.

Tomy retomba sur ses pieds au milieu de ses compagnons et mit un doigt sur sa bouche.

– Chut ! siffla-t-il tout bas.

Il rassembla toute la troupe en cercle autour de lui.

– Ici, à deux pas de nous, dit-il, il y a une caisse de fer, une caisse ouverte.

– Eh bien ?…

– Dans cette caisse, point d’argent…

– Tant pis !

– Point d’or…

– Ah bah !…

– Taisez-vous, pour l’amour de Satan ! s’écria Tom Turnbull. J’assomme le premier bavard !

Snail se retira prudemment au dernier rang.

– Point d’or ! répéta Turnbull ; savez-vous pourquoi il n’y a point d’or ?

– Non, Tomy ; tu vas nous le dire.

– C’est que la place manque ! c’est que, depuis le haut jusqu’en bas, il y a des bank-notes !

Tous les yeux brillèrent ; un sourd murmure s’éleva.

– Patience ! mes amis, patience ! dit M. Smith qui prenait cela pour un signe d’ennui.

M. Smith était assis devant son bureau et lisait tranquillement les colonnes immenses et serrées du journal Le Times. Impossible de vous faire son portrait. Ce pouvait être un fort bel homme, mais de larges lunettes vertes et un garde-vue d’une dimension extraordinaire masquaient presque entièrement son visage.

– Mes chéris, dit une voix qu’on n’avait point encore entendue, il faut de la prudence.

– Bob-Lantern ! s’écria-t-on de toutes parts : d’où diable sors-tu, Bob-Lantern ?

Bob-Lantern avait quitté doucement la position qu’il occupait auprès de la fenêtre, pour se joindre au groupe qui entourait maintenant Tom Turnbull. Tout le monde s’était retourné de son côté. Il fit un signe de main pour réclamer le silence, cligna de l’œil et dit tout bas :

– C’est durement tentant ! dit-il en passant sa langue sur sa lèvre. Si on pouvait travailler tout doucement… je ne dis pas. Le capitaine ne va pas venir, au moins ?

– Non, répondit Charlie.

– C’est durement tentant ! répéta Bob qui se prit à réfléchir.

Il se glissa jusqu’à la grille qu’il ébranla avec précaution.

– Patience, mes amis, patience ! dit M. Smith qui lisait toujours son journal.

– C’est fort, murmura Bob-Lantern ; c’est durement fort !

– Fort ! répéta Tom Turnbull en haussant les épaules ; écoutez, vous autres, êtes-vous des hommes ?

– Oui, Dieu me damne ! répondit le petit Snail.

– Que faut-il faire ? demandèrent les autres.

Tom lança sa botte massive dans la menuiserie qui soutenait le grillage. Le grillage trembla mais ne tomba pas.

– Qu’est cela ? s’écria M. Smith d’une voix émue et courroucée.

Tom voulait redoubler. Bob-Lantern l’arrêta.

– Tu fais trop de bruit, dit-il ; il faut toujours s’arranger pour ne donner qu’un coup.

Et, sans prendre d’élan, sans faire en apparence de grands efforts, il frappa la serrure du grillage d’un coup si violent de son talon ferré que la serrure vola en éclats. Cela fait, il se jeta de côté, laissant la foule se ruer dans le bureau réservé.

– Je n’ai donné qu’un coup, murmura-t-il avec satisfaction, mais il était durement joli !

Lorsque nos trente-six assiégeants s’élancèrent dans l’enceinte réservée, M. Smith, averti par le premier coup de Tom Turnbull, essayait de se mettre en défense. Il avait roulé son bureau entre la porte et la caisse, et tâchait de fermer cette dernière, mais il n’y pouvait point réussir. Un pan de sa redingote, pris dans la jointure, rendait vains tous ses efforts.

– Ne vous donnez pas tant de peine, monsieur Smith, dit rudement Tom Turnbull ; l’affaire est faite, et, si vous êtes gentils, nous vous laisserons partager.

– Avant de toucher à cette caisse, vous m’assassinerez sur place !

– Ça peut se faire, répondit froidement Tom Turnbull.

Un immense éclat de rire accueillit cette saillie.

– Ça peut se faire ! répéta le petit Snail ; Dieu me damne ! ça peut se faire !

Bob-Lantern avançait le cou derrière la porte et plongeait son regard cauteleux et tout brillant d’intelligence jusqu’au fond de la caisse.

– Le fait est que le coup promet, murmura-t-il ; mais j’ai vu de ces plaisanteries-là tourner durement mal…

L’intérieur du bureau réservé formait à peu près la moitié de la pièce. Il était meublé comme tous les bureaux. À droite, s’ouvrait une porte qui communiquait à d’immenses magasins servant à la maison Edward and C° ; à gauche, un escalier tournant montait au premier étage. Nos assaillants ne prirent point souci de remarquer tout cela. Ils avaient autre chose à faire.

Tandis que Tom, Charlie et d’autres tournaient la table que M. Smith avait jetée comme un rempart au-devant de la caisse, un autre, plus agile ou plus pressé, sauta sur cette table en criant :

– À moi la première part !

– Bravo, Saunie ! dit la foule.

M. Smith cessa tout effort pour fermer la caisse.

– À toi la première part ! répéta-t-il en mettant rapidement sa main dans son sein d’où il tira une paire de pistolets.

Il visa. Saunie chancela. Sa cervelle éclaboussa les assaillants, qui reculèrent.

– Ah ! c’est comme ça ! fit Bob-Lantern en faisant retraite jusqu’auprès de la porte d’entrée.

Mais les autres n’imitèrent pas son exemple. Tom Turnbull et Charlie, s’élançant en même temps, renversèrent M. Smith. Turnbull chercha son couteau pour le lui mettre dans la gorge.

À ce moment, il se passa quelque chose d’étrange. Tous les assaillants, à l’exception de Turnbull et Charlie, subitement saisis d’une panique terreur, se retirèrent lestement derrière le grillage, laissant le cadavre de Saunie étendu sur la table.

Voici ce qui causait cette terreur :

Au bruit du coup de pistolet, amorti pour la rue, mais qui avait dû retentir fortement à l’intérieur de la maison carrée, un homme masqué de noir s’était montré au haut de l’escalier. Tous l’avaient vu, excepté Charlie et Tom, lesquels étaient sérieusement occupés.

L’homme masqué, s’adressant au caissier, lui dit avec nonchalance :

– Pourquoi ce bruit, monsieur Smith ? J’ai besoin de repos. Que l’on fasse silence !

Turnbull et Charlie lâchèrent prise en entendant cette voix et levèrent la tête ; puis ils reculèrent de plusieurs pas, tremblant de la tête aux pieds.

– Son Honneur ! dit Tom.

Charlie prit une posture suppliante.

– Ils sont durement pincés, murmura Bob-Lantern dans son coin. J’avais toujours pensé que ce diable d’escalier menait quelque part…

Son Honneur reprit à pas lents le chemin par où il était venu. Charlie et Tom s’en allèrent piteusement rejoindre leurs camarades. M. Smith se releva et remit son bureau à sa place.

– Il faudra me débarrasser de cela, dit-il froidement en montrant le cadavre de Saunie.

– Oui, monsieur Smith, répondit respectueusement Turnbull.

Comme si de rien n’eût été, M. Smith ouvrit le Times et reprit sa lecture où il l’avait interrompue, en attendant que Nicholas apportât la monnaie.

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