VIII LES DEUX CÔTÉS DE LA RUE

Les trente-cinq individus qui venaient de faire le siège de la caisse Edward and C° demeurèrent une minute ou deux sous l’impression de l’apparition qui avait mis fin à leur émeute. Cette impression était sans doute bien vive et profonde, car ils n’osaient plus souffler mot.

Au bout de trois minutes, Snail, qui n’aimait point à rester en place, fit un mouvement ; Charlie se redressa ; Tom Turnbull toussa discrètement. La glace était rompue.

– Pauvre Saunie ! murmura Turnbull.

– Pauvre Saunie ! répéta le petit Snail, il aboyait si bien !

Ce petit Snail était un extrait de bandit assez curieux à voir. Il paraissait avoir treize ans tout au plus ; mais son visage pâle, flétri, jaune, ridé ressemblait déjà à un visage de vieillard. Ses traits avaient une expression double : tantôt ils respiraient l’abrutissement le plus complet, tantôt ils s’illuminaient d’un rayon de malice véritablement diabolique.

– Pourquoi M. Smith ne nous a-t-il pas dit tout de suite que Son Honneur était là-haut ? gronda Charlie en lançant au caissier un regard peu bienveillant ; nous serions restés tranquilles.

– Ça aurait pu s’arranger, dit tout bas Bob-Lantern, si on n’avait pas fait de bruit… Quant à Son Honneur, celui-là serait bien fin qui pourrait dire d’avance où il sera et où il ne sera pas…

– Tu le connais, toi, Bob ? interrompit Tom Turnbull avec une ardente curiosité.

– Mes chéris, la vie est durement chère, et je ne m’occupe que de mes petites affaires. Tant il y a que M. Smith a jeté bas Saunie comme il faut. On ne peut pas dire non.

Bob quitta son coin et s’approcha du cadavre qu’il tâta un instant en connaisseur.

– C’était un gaillard solide, reprit-il enfin. Ça fera un sujet passable, et on en aura bien une guinée à la résurrection. Qui veut m’aider à l’emporter ?

– Que personne ne bouge ! s’écria Turnbull. Ce corps est à moi.

– Pourquoi cela, Tom ?

– Parce que, répondit Turnbull en essuyant une larme, Saunie était mon ami… c’est bien le moins que je profite de son pauvre corps !

À ce moment, Nicholas, le domestique à livrée couleur de feu, entra dans le bureau. À l’aspect du corps de Saunie et du grillage rompu, il ne manifesta aucune surprise, ce qui tendrait à faire croire qu’il voyait souvent d’étranges choses dans les bureaux d’Edward and C°. Il remit à M. Smith un sac pesant que celui-ci vida sur son bureau qui fut en un instant couvert d’or.

M. Smith fit trente-six petites piles de cinq guinées chacune. Ensuite, il prit dans l’un de ses tiroirs une pancarte où se trouvaient inscrits trente-six noms, et fit l’appel. Chaque fois qu’il prononçait un nom, un homme se présentait qui recevait cinq guinées.

La dernière pile de cinq guinées fut enlevée au moment où l’on prononçait le dernier nom de la liste.

– Maintenant, dit M. Smith, en montrant le cadavre de Saunie, débarrassez-moi de cette ordure, et soyez plus sages une autre fois.

– Il faudrait un sac, monsieur Smith, répliqua Turnbull, et de la paille, pour l’emballer… le pauvre cher garçon !

M. Smith sonna Nicholas, qui apporta un sac et de la paille. En deux tours de main, le malheureux Saunie, convenablement emballé, ressembla comme deux gouttes d’eau à un colis de roulage.

En cet état, Tom Turnbull le chargea sur ses robustes épaules.

Il ne restait plus dans le bureau que M. Smith, Nicholas et Bob-Lantern.

– Que fais-tu là ? dit M. Smith à ce dernier.

– J’attends, répondit Bob ; Son Honneur serait bien aise de me voir.

– Et que peut te vouloir Son Honneur ?

– Ceci ou cela, mon bon monsieur Smith, peut-être s’informer des nouvelles de ma famille. Une chose certaine, c’est qu’il m’attend.

– Nicholas, dit M. Smith, allez demander à Son Honneur s’il veut recevoir ce drôle.

– Non pas ! interrompit Bob ; je suis tout rond, moi, et n’aime point les façons. Demandez tout bonnement à Son Honneur s’il veut causer un petit peu avec le pauvre Bob-Lantern.

L’instant d’après, Bob montait l’escalier tournant qui conduisait au premier étage et mettait ses lourdes semelles crottées sur les tapis d’un beau salon. Il traversa le salon, précédé de Nicholas ; il traversa ensuite deux ou trois pièces somptueusement meublées où il eut l’occasion de faire disparaître une demi-douzaine de menus objets dans les vastes abîmes de sa poche de cuir.

– Ce sera pour Tempérance ! pensait-il chaque fois qu’il s’appropriait ainsi quelque chose.

La dernière pièce où il entra était une sorte de grand boudoir donnant sur Cornhill. Auprès de l’une des fenêtres, dont les épais rideaux relevés laissaient pénétrer le pâle soleil des matinées de décembre, notre beau rêveur de Temple-Church, demi-couché sur une bergère de velours, fumait une pipe orientale au long tuyau d’ambre. À ses côtés, sur un fauteuil, il y avait un masque noir et un court pistolet à quadruple canon. Nous avons vu le masque ; quant au pistolet, si les assaillants eussent essayé de faire résistance lorsque Son Honneur avait descendu l’escalier tournant, nous l’eussions, sans nul doute, entendu placer son mot dans l’entretien.

– Que veux-tu ? dit-il à Bob.

Celui-ci appela sur sa lèvre mince et halée un patelin sourire.

– Je viens, si c’est égal à Votre Honneur, pour lui présenter le bonjour et aussi pour la petite affaire que Votre Honneur sait bien.

Bob cligna de l’œil en prononçant ces derniers mots.

– Je ne sais rien, répondit M. Edward. Tâche de t’expliquer vite et clairement.

– Je vais tâcher, Votre Honneur… Comment ! vous avez oublié déjà Temple-Church et la petite quêteuse ?

Edward laissa tomber sa main et regarda Bob-Lantern.

– Je t’avais donné une commission, dit-il.

– Juste ! c’est pour ça que j’ai pris l’avantage de venir saluer Votre Honneur. J’ai suivi la demoiselle… les demoiselles, car elles sont deux, avec une manière de blanc-bec qui fait trois… À propos, il m’a demandé comment on vous nomme ?

– Qui ?

– Le blanc-bec. Il m’a donné un beau souverain pour ma peine.

– Tu lui as dit ?

– Rien du tout, Votre Honneur, rien du tout. C’est bien payé, pas vrai ?

– Et où demeure cette jeune fille ?

– Ah ! pour ça, Votre Honneur, vous n’aurez pas besoin de prendre un cab à l’heure pour lui rendre visite, et je me suis dit tout de suite : « C’est comme un fait exprès ! » Elle est à portée de la main, en face de vous, de l’autre côté de la rue.

Edward, par un mouvement instinctif, tourna vivement la tête et suivit le geste de Bob qui désignait, de l’autre côté de la rue, les fenêtres du second étage. Son mouvement fut si rapide qu’une ravissante figure de jeune fille, qui se montrait à demi derrière un rideau soulevé, n’eut pas le temps de se cacher. Edward lui lança un regard. La jeune fille devint pourpre ; ses yeux se fermèrent et le rideau tomba.

M. Edward se retourna vers Bob, lui jeta deux souverains et le congédia d’un geste. Bob baisa les pièces d’or comme font les mendiants de l’aumône qu’ils reçoivent.

– Que Dieu bénisse Votre Honneur ! dit-il.

En se retirant, il ajouta :

– Quarante malheureux shellings, quand il donne des bank-notes de dix livres aux quêteuses ; ça n’est pas juste. Peut-être bien que le blanc-bec serait plus généreux que ça ! J’ai durement envie de voir…

M. Edward était resté dans sa bergère ; il ne vit point le rideau de la fenêtre qui lui faisait face se soulever de nouveau et le beau front de Clary Mac-Farlane montrer pour la seconde fois la moitié de sa courbe gracieuse. La jeune fille abaissa vers lui un de ces regards longs et perçants que Stephen Mac-Nab avait trouvés si étranges la veille au soir à Temple-Church.

Son œil couvait, ardent et triste, le beau visage d’Edward et semblait ne point pouvoir s’en détacher. Clary était plus pâle encore que la veille. Il y avait des traces de larmes sous sa paupière endolorie, et sa joue accusait une longue nuit d’hiver sans sommeil.

Pourtant, à mesure qu’elle regardait Edward, toute sa physionomie s’illuminait graduellement ; sa tristesse faisait place à la mélancolie, qui, elle-même, se transformait en austère et spirituel bonheur.

Clary était bien belle ainsi. Son âme chaste, mais passionnée, brûlait au travers du feu de ses regards. Son sein battait avec force ; son haleine tombait, sèche et brûlante, sur le verre dont elle obscurcissait à peine la transparence ; sa lèvre devenait blanche et tressaillait en murmurant d’étranges paroles dont sa volonté n’était point complice.

Clary aimait Edward ; elle l’aimait de cet amour exalté que fomentent la solitude et la pureté quasi claustrales des mœurs, chez ces généreuses natures dont la chaleur propre fermente dans le repos.

Clary et sa sœur cadette Anna avaient passé leur enfance en Écosse, à Lochmaben, dont M. Mac-Farlane, leur père, était le principal magistrat.

À l’âge où toute jeune fille a le plus grand besoin des caresses et des enseignements d’une mère, Clary et Anna avaient perdu la leur. M. Mac-Farlane les garda pendant deux ou trois ans auprès de lui. Puis, tout à coup, Clary était alors bien jeune, mais elle se souvenait vaguement, néanmoins, la conduite de M. Mac-Farlane changea et s’entoura d’un mystère inusité.

Des hommes inconnus prirent accès en sa maison ; il eut avec eux de longues, de fréquentes conférences ; il fit de secrets voyages dont personne ne connut jamais ni le but, ni le motif.

Ce fut alors qu’il pria sa sœur, mistress Mac-Nab, que des relations de famille retenaient à Londres, de se charger de ses deux filles.

Clary, lorsqu’elle songeait à cet événement, ne pouvait s’empêcher de penser que son père désirait s’affranchir de leur enfantine surveillance, et qu’il avait de mystérieuses raisons pour faire ainsi le vide autour de lui.

Lorsque cette proposition fut faite à la mère de Stephen, elle était veuve depuis peu de temps et restait accablée sous le coup d’une catastrophe terrible qui lui avait ravi son époux. M. Mac-Nab était mort assassiné.

Elle accueillit ses nièces avec douceur, mais sans empressement. Cependant, à la longue, elle se prit pour elles d’une tendresse de mère.

Chaque fois que M. Mac-Farlane venait à Londres, et il faut avouer que ses visites n’étaient point très fréquentes, l’excellente dame tremblait qu’il ne lui vînt le désir d’emmener avec lui ses deux filles.

Elle avait grand tort de craindre, M. Mac-Farlane – le laird, comme on l’appelait – témoignait en revoyant ses filles une joie passionnée, mais sombre, et ne songeait guère à les emmener.

C’était un homme d’un caractère étrange. Le peu de temps qu’il restait à Londres se passait en courses faites à la hâte et qu’il expliquait en bloc par ce mot qui répond à tout : affaires, mot admirable et spécialement inventé pour déjouer toutes les tentatives de la curiosité.

À chaque nouveau voyage, Clary et Anna remarquaient avec chagrin le rapide changement qui s’opérait chez leur père. Il devenait vieillard avant l’âge. Les deux pauvres filles eussent voulu porter quelque consolation à cette douleur cachée ; mais M. Mac-Farlane n’aimait point les questions.

Clary et Anna, brusquement repoussées, se bornaient à plaindre silencieusement leur père.

Stephen Mac-Nab faisait comme sa mère. Il aimait fort ses cousines. La mort violente de son père, dont il avait été témoin par hasard, avait d’abord ébranlé ses jeunes facultés.

Mais il était encore un enfant alors, et les années remirent son intelligence en son assiette. Seulement, le souvenir de son père mort et celui de l’assassin étaient gravés en traits de sang dans sa mémoire.

L’assassin, qu’il n’avait vu qu’un moment par suite de la chute du masque qui couvrait son visage, ne se présentait pas à lui sous une forme bien arrêtée ; mais une circonstance restait, lumineuse et précise au fond de ses souvenirs : c’était un homme grand, robuste et souple ; à l’instant où la chute du masque avait découvert ses traits, il frappait ; en frappant ses noirs sourcils se fronçaient et dessinaient en blanc, sur son front rougi, la ligne tremblée d’une longue cicatrice.

Stephen voyait cela dans la veille comme lorsque le sommeil lui apportait des songes.

On a des connaissances à la douzaine qu’on fréquente assidûment ; on a un ami, un seul, et c’est beaucoup, qu’on ne voit pas une fois tous les mois.

Stephen était dans ce cas.

Londres lui fournissait ces camarades qui aident à perdre le temps et qu’on oublie avec un sensible plaisir lorsqu’on n’a plus de temps à perdre.

Stephen les voyait presque tous les jours, parce que sa profession de médecin lui laissait, hélas ! d’excessifs loisirs.

Mais il avait contracté durant les premières années de son séjour à l’université une liaison plus sérieuse : cette liaison, résistant à la séparation qui suit presque toujours entre jeunes gens de conditions diverses la première entrée dans le monde, était devenue bonne et solide amitié.

Stephen et son ancien compagnon d’enfance s’aimaient d’autant plus peut-être que tout chez eux était différent, presque opposé : l’un était, en effet, le fils de bourgeois, tandis que l’autre appartenait à la plus haute noblesse d’Angleterre.

Le gentilhomme, hautain, énergique, romanesque et mettant son avenir entier dans un amour poussé jusqu’au culte, contrastait avec le physician, dont le caractère ne manquait pas de fermeté, dont le cœur possédait cette bravoure commune à tout galant homme, mais qui ne poussait rien à l’extrême et ne pouvait avoir aucune prétention au titre de héros.

L’ami de Stephen Mac-Nab était Frank Perceval.

La journée de la veille avait été un grand jour pour Stephen. Il avait fait un choix entre ses deux cousines qu’il croyait aimer jusque-là d’une affection égale ; il subissait enfin cette langueur que le premier amour met dans l’âme la moins suspecte de sensiblerie. Et puis il était jaloux, ce qui dompte vertement les plus fanfarons !

Aussi était-il rentré chez sa mère dans un état de tristesse profonde.

Il était invité ce soir-là à un bal du grand monde, au bal de lord James Trevor.

Né sur la frontière d’Écosse, dans le comté de Dumfries, où lord Trevor possédait de magnifiques propriétés, Stephen recueillait en ceci l’héritage de l’estime qui avait autrefois entouré son père.

Lord Trevor, en effet, auquel il avait été présenté depuis peu, l’avait accueilli comme on accueille le fils d’un ami, et s’était rangé de grand cœur parmi les futurs clients du jeune docteur.

Un grand bal est chose attrayante à l’âge de Stephen, et pourtant l’heure étant venue où il fallait revêtir l’habit noir et chausser l’escarpin, il demeura boudeur, dans son fauteuil, vis-à-vis de son feu presque éteint.

À dix heures, mistress Mac-Nab frappa doucement à sa porte.

– Eh bien, mon enfant, dit-elle, tu ne pars pas ?

– J’aurais payé chacun de ses regards au prix de six mois de vie ! répondit Stephen avec chaleur.

Il songeait à Clary et à ce détestable inconnu de Temple-Church, si beau, si riche, si dédaigneux !…

– Ne comptes-tu point aller au bal ? demanda encore la vieille dame.

– À quoi bon ! s’écria Stephen ; qu’irais-je faire parmi cette noblesse orgueilleuse qui se rira de moi ou ne me regardera pas ! Je déteste les nobles, ma mère !

Et il ajouta à part lui :

– Je suis sûr que ce vaniteux donneur de billets de banque est pour le moins un comte !

– Ah ! Stephen, dit mistress Mac-Nab d’un ton de reproche, tu oublies que ton pauvre père avait l’estime de tous les gentilshommes de notre comté !… leur estime et leur amitié, reprit-elle avec un léger mouvement d’orgueil. Voici une lettre… mais tu n’auras point de plaisir à la lire, car elle est, je crois, d’un gentilhomme.

– De Frank ! s’écria vivement Stephen dont le front se rasséréna.

– J’ai appris à reconnaître son écriture, mon enfant, parce que ses lettres te donnent de la joie.

Stephen baisa sa mère d’un air qui demandait grâce pour sa mauvaise humeur.

– Il arrive aujourd’hui ! dit-il après avoir lu les premières lignes. Il doit être arrivé ! Pauvre Frank ! lui aussi va être bien malheureux.

– Lui aussi ! répéta mistress Mac-Nab. Serais-tu donc malheureux, toi, Stephen ?

Celui-ci s’efforça de sourire, et la bonne mère, rassurée, quitta son fils pour aller se reposer. À peine était-elle sortie que deux coups légers furent frappés à la porte et une douce voix de jeune fille, passant par le trou de la serrure, apporta ces mots timidement prononcés :

– Merci, mon petit cousin.

Puis on entendit un pas de gazelle effleurer lestement les marches de l’escalier conduisant aux étages supérieurs.

– C’est la voix d’Anna ! murmura Stephen après un silence ; c’est le pas d’Anna. Pauvre douce fille ! Ah ! Clary ne viendra pas, elle !

Il mit sa tête entre ses mains.

– Qu’elle était belle, mon Dieu, reprit-il, et comme ce regard m’eût rendu fier ! Mais quel est donc cet homme ? ajouta-t-il avec une violence soudaine ; où l’a-t-elle pu connaître ?

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