X FAITS ET GESTES DE BOB LANTERN

En sortant de la maison Edward and C°, Bob-Lantern joua des jambes et des coudes le long du boueux trottoir de Cheapside et remonta vers le quartier Saint-Giles. Il eut bientôt franchi l’espace qui sépare Cornhill du fangeux labyrinthe portant le nom de Saint-Giles, et enfila une ruelle étroite et tortueuse où l’air s’épaississait, où le brouillard se faisait si opaque qu’on voyait à peine devant soi, bien qu’il ne fût guère que midi. Il poussa une porte de bois, dont les planches vermoulues et comme pulvérulentes se reliaient par des crampons de fer rouillé.

La maison où il entrait ainsi, comme presque toutes celles de cet immonde quartier, n’avait qu’un étage, Bob-Lantern ne demeurait point au rez-de-chaussée ; il n’habitait point non plus le premier : l’escalier qu’il prit fut celui de la cave. À mesure qu’il descendait, une atmosphère chaude et pesante l’enveloppait ; des miasmes fétides emplissaient sa poitrine. Un autre eût été révolté, peut-être suffoqué ; mais Bob-Lantern accueillit ces exhalaisons comme un cheval accueille la bonne odeur de l’écurie. Il poussa un grognement de bien-être et souleva le loquet d’une porte qui donnait entrée dans une manière de cellier chauffé à trente degrés centigrades par un poêle en fonte rempli de coke incandescent.

– Dieu me pardonne, Tempérance, dit-il en entrant, tu te brûles comme une vieille damnée que tu es.

Personne ne répondit. Le poêle, rouge, ronflait comme un soufflet de forge.

– Tempérance ! reprit Bob-Lantern ; Tempérance ! fille de Satan, me répondras-tu ?

Un ronflement humain se mêla au ronflement du poêle, et une voix grondeuse prononça ces mots avec le lourd bégaiement du sommeil :

– Encore un verre, mistress Goosse ; le gin est bon, et c’est le vieux Bob qui paie.

Lantern bondit comme un tigre vers l’endroit de la cave où la voix s’était fait entendre. Un instant il disparut dans la profonde obscurité qui régnait partout où ne frappait point l’ardeur rougeâtre sortant de la porte du poêle, puis il revint traînant après lui un objet inerte, une sorte de paquet massif et d’un considérable volume. Arrivé auprès du poêle, il lâcha prise. Le paquet s’affaissa, immobile.

– Elle est ivre comme un tonneau de porter ! s’écria-t-il avec colère. Tempérance ! sorcière maudite ! Tempérance !

Tempérance, c’était le nom du paquet, ne bougea pas.

– Dieu me damne, reprit Bob ; elle ne peut pourtant pas rester ici. Je veux être seul !

Il saisit le tisonnier brûlant et l’approcha des narines de Tempérance qui tressaillit violemment et se dressa, chancelante, sur ses pieds. C’était une grande et forte femme de quarante ans, dont le teint ardent et les yeux rougis accusaient la passion favorite.

– J’ai soif ! dit-elle d’une voix rauque en abaissant sur Bob son regard hébété.

– Ah ! tu as soif, éponge ! riposta celui-ci qui brandit son tisonnier ; tu as soif ! Quand je travaille toute la journée pour gagner quelques misérables pence, tu as soif, tu bois et tu t’enivres. Dieu m’écrase, Tempérance, quelque jour je te briserai la tête contre le mur.

Malgré l’énergie brutale de ces menaces, il y avait de la tendresse dans la voix de Bob, tandis qu’il parlait ainsi. Tempérance fit machinalement le tour du poêle et s’approcha d’une table où il y avait un verre et une cruche de genièvre, tous deux vides.

– Pas une goutte ! grommela-t-elle. Mon joli Bob, n’as-tu pas dans ta poche quelque demi-couronne pour faire plaisir à ta petite femme ?

– Une demi-couronne, damnée ! C’est le gain d’un homme pour huit heures de travail. Tu me ruineras !

– J’ai soif ! interrompit Tempérance, qui s’était accroupie derrière le poêle et commençait à se rendormir.

– Il faut pourtant que je la renvoie ! murmura Bob ; si elle savait… Femme, ajouta-t-il tout haut, je veux que le diable t’emporte si je puis te rien refuser. Tiens, voilà six pence, va boire.

– Six pence ! Mon joli Bob, encore six autres !

Lantern fronça ses sourcils fauves et leva son tisonnier d’un air menaçant. Tempérance, à qui l’idée de humer deux ou trois verres de gin rendait des jambes, déguerpit et remonta l’escalier en chantant. Lantern la suivit doucement jusqu’à la porte de la rue, qu’il referma derrière elle. Cela fait, il revint en son réduit, dont il barricada soigneusement la porte.

– Est-il possible, murmura-t-il en allumant une lampe au feu du poêle, qu’un bijou de femme comme cela ait des goûts de dépense semblables. Cinq pieds six pouces !… et des couleurs ! On ferait tout le quartier Saint-Giles sans trouver sa pareille. Il y a bien des lords qui la voudraient pour lady… À propos de lord, ma course d’hier soir pourra servir à deux fins. Le comte est un fier connaisseur, et cette petite quêteuse est bien la plus gentille fillette… pas pour moi : je préfère les femmes de taille : mais pour les gentlemen qui aiment à promener des maîtresses de cinq pieds… Cinq pieds !

Lantern haussa les épaules et se dirigea vers un des angles de sa cave.

– De sorte que, poursuivit-il, le comte de White-Manor mordra comme il faut à l’hameçon. C’est une cinquantaine de guinées, l’un dans l’autre, que me vaudra cette colombe méthodiste… ça tombera bien ! la vie est durement chère et Tempérance boirait la Tamise !

Il tâta l’une des pierres de la muraille, qui bascula et tomba, laissant à découvert un trou large et profond. Lantern y plongea son regard. Il ne parlait plus. Une joie avide et passionnée faisait scintiller ses petits yeux, derrière les poils recourbés de ses sourcils. Il posa la lampe allumée par terre et s’en alla écouter à la porte. Puis, en deux sauts, il regagna son trou et y jeta ses deux mains convulsivement ouvertes. Tout son corps eut un frémissement et le trou rendit un bruit d’or qu’on remue. Le visage de Lantern, éclairé d’en bas par la lampe posée à terre, reflétait les énergiques élancements d’une jouissance parvenue à son paroxysme. Il remua l’or doucement d’abord et comme on caresse une femme aimée, puis ses deux mains se crispèrent ; il murmura des mots étranges ; ses doigts semblèrent pétrir son trésor. Nous ne saurions dire au juste combien de livres contenait cette caisse d’espèce originale, mais le trou était grand et quelquefois les bras de Lantern disparaissaient dans l’or jusqu’au coude.

Quand il se fut bel et bien enivré de la vue et du contact de son trésor, il sortit de sa poche les sept souverains qu’il avait récoltés dans la maison de commerce Edward and C°, et les envoya rejoindre le reste.

– Pauvres petits amours ! soupira-t-il ; c’était bien chaudement dans ma poche ! N’ayez pas peur, je reviendrai vous voir ; je vous amènerai de la compagnie, s’il plaît à Dieu !

Il replaça la pierre et l’enfonça si adroitement que l’œil le plus exercé n’aurait pu la distinguer des autres pierres, ses voisines.

– Tempérance a le nez fin quand elle n’est pas ivre, dit-il ; mais elle est toujours ivre, et je suis plus fin qu’elle, moi ! D’ailleurs, ajouta-t-il en défaisant les barricades intérieures de sa porte, n’est-ce pas pour elle que je travaille, le cher cœur !

Quelques minutes après, Bob-Lantern franchissait la dernière marche de son escalier et revoyait le jour. Il recommença la course précipitée que nous lui avons vu déjà fournir et rasa les maisons avec une rapidité de locomotive. Il était environ deux heures après midi. Une fois hors du quartier Saint-Giles, Bob-Lantern se lança dans Oxford-Street, et, méprisant désormais les trottoirs, éclaboussa les fiacres en galopant dans la boue. Sa course le mena au milieu de Portman-Square, devant une grande maison d’aspect opulent, dont, selon l’usage, une grille défendait la façade. Bob-Lantern mit le pied sur la première marche de l’escalier.

– Que veut ce drôle ? cria un apprenti jockey du poids de quinze kilogrammes.

– Mon bon petit monsieur Tulipp, répondit Bob, je viens voir M. Peterson, l’intendant de milord comte de White-Manor.

L’apprenti jockey le reconnut, et le précéda dans l’escalier qui conduisait aux étages supérieurs.

– Tu attendras longtemps, puissant Bob, dit-il en ricanant, car il y a déjà bien du monde dans l’antichambre de M. Paterson.

– Que voulez-vous, mon bon petit monsieur Tulipp, répondit Bob, s’il faut attendre, j’attendrai.

Il y avait, en effet, foule nombreuse dans l’antichambre de l’intendant. C’étaient cinq ou six tenanciers de milord qui venaient renouveler leurs fermages, des fournisseurs, des clients, dans le sens latin du mot, et une demi-douzaine de maquignons. Tulipp entrouvrit la porte de M. Paterson et prononça le nom de Lantern. Les pauvres diables, qui attendaient là depuis plusieurs heures peut-être, plongèrent un avide regard par l’ouverture de la porte afin de voir quel était l’importun dont la visite prolongée outre mesure leur barrait impitoyablement le seuil de M. l’intendant. Ils regardèrent de leur mieux, mais ils ne virent personne que M. Paterson lui-même, qui, demi-couché sur un fauteuil à bas dossier, appuyait ses gros pieds sur la grille de sa cheminée.

– Lantern ! répéta M. Paterson, sans regarder Tulipp. Ah ! diable, Lantern, dis-tu. Qu’est-ce que c’est que Lantern ?

– C’est moi, s’il plaît à Votre Honneur, répondit Bob qui voulut s’avancer.

– Après nous, l’homme, après nous ! prononcèrent en chœur les fermiers, fournisseurs et maquignons.

– Il me semble que je connais cette voix, murmura Paterson. Eh ! j’y suis ! ce Lantern est un coquin de mérite… Fais entrer !

M. Paterson était un homme de taille moyenne, légèrement obèse, dont les cheveux rares et parfaitement incolores encadraient un visage blafard. Au milieu de ce visage rayonnait un nez charnu, couleur de feu. Ce nez était prodigieux. On l’avait vu pâlir deux ou trois fois durant les cinquante années que M. Paterson avait passées sur terre ; mais en ces cas, par une réaction explicable, ses joues jaunâtres d’ordinaire étaient devenues pourpres. Évidemment ce nez avait la propriété de déteindre sur le visage.

Au bout d’une minute environ, il leva les yeux sur Bob et haussa les épaules.

– Tu vends quelque chose ? dit-il en cherchant une plaisanterie qu’il ne trouva pas ; quelque chose comme ?… Oui, par le diable ! quelque chose qui… tu entends, méchant drôle ?

Bob se mit à rire débonnairement et répondit :

– Le fait est que je vends quelque chose comme cela.

– Tu arrives mal ; la marchandise est en baisse ici. Milord n’en veut plus.

– C’est fâcheux, répondit Bob avec froideur ; fâcheux pour Sa Seigneurie, car, pour moi, voyez-vous, monsieur Paterson, je ne suis pas exposé à garder longtemps cette marchandise en magasin.

– Elle est donc bien jolie ? demanda l’intendant.

– Un ange !

M. Paterson haussa une seconde fois les épaules.

– Milord est blasé, mon pauvre Jack Lantern.

– Bob-Lantern, s’il plaît à Votre Honneur… Ah ! milord est… je n’ai pas bien compris.

– Blasé ! c’est un mot qui nous vient de France, comme les vins frelatés et les petits couteaux de deux pence. Il veut dire… Ma foi ! c’est difficile à expliquer, honnête Jack.

– Bob, s’il plaît à Votre Honneur.

– Honnête Bob… c’est difficile. Dis-moi, as-tu quelquefois mangé plus de tranches de bœuf rôti que ton estomac n’en pouvait contenir ?

– Rarement, Votre Honneur, la vie est si durement chère !

– Enfin cela t’es arrivé une fois ou cent fois, peu importe. Eh bien, ce jour-là tu étais blasé sur le bœuf.

– C’est-à-dire que je n’en voulais plus.

– Juste ! Milord ne veut plus d’anges.

Lantern salua bien bas et prit le chemin de la porte. Au moment où il touchait le seuil, la voix de Paterson l’arrêta :

– Quel âge a-t-elle ?

– Quelque chose comme dix-sept ans… peut-être dix-huit ans. Ah ! Votre Honneur, c’est frais comme une cerise ; c’est élancé comme une baguette de saule, c’est gracieux, c’est gentil, c’est blond, c’est modeste…

– Ta, ta, ta, ta ! interrompit l’intendant ; où demeure-t-elle ?

– Ceci fait partie de ce qu’on m’achète, répondit Lantern avec un ignoble sourire.

– Écoute, honnête John, reprit Paterson.

– Bob, s’il plaît à Votre Honneur.

– Jack, Bob ou John, tout cela me plaît, mon garçon ; mais ne m’interromps plus… On pourrait tenter un dernier essai, si elle est aussi charmante que tu le dis. Aussi bien, depuis que milord a changé de vie mon crédit se perd. Croirais-tu que Sa Seigneurie m’a demandé l’autre jour quelques explications sur ses affaires ?

Bob prit un air profondément stupéfait.

– Est-ce bien possible ! dit-il sans rire.

– Ce n’est que trop vrai. Il est temps de le remettre en sa route. Je verrai cette jeune fille. Que te faut-il ?

Bob revint vers le foyer et mit son coude sur la tablette de la cheminée.

– Je vous dirai son nom, je vous dirai son adresse, et vous me compterez trente souverains d’or, répondit-il.

– Tu es fou, digne John ! s’écria l’intendant. Trente souverains pour une adresse !

– Et un nom… le nom et l’adresse de la plus jolie miss de Londres.

– Tout autre que toi aurait pu rencontrer cette jeune fille.

– Londres est grand. Si Votre Honneur veut chercher, je ne m’y oppose pas.

M. Paterson réfléchit un instant, puis il se leva sans mot dire et se dirigea vers son secrétaire. Bob le suivit d’un regard avide. L’intendant ouvrit l’un des tiroirs et compta lentement trente souverains d’or.

Bob saisit l’or et le fit disparaître comme par enchantement dans une de ses vastes poches.

– Anna Mac-Farlane, dit-il ensuite à voix basse, tandis que Paterson écrivait sous sa dictée, 32, Cornhill, vis-à-vis de Finch-Lane ; deux sœurs, une vieille tante ou mère… un blanc-bec qui doit être un frère ou un cousin.

– Je n’aime pas le blanc-bec ! grommela l’intendant.

– Ça gêne ; mais… au besoin… j’entreprends aussi ces sortes d’affaires.

Lantern avait fait un geste atroce, à la signification duquel on ne pouvait point se méprendre. M. Paterson le regarda en face et se prit à rire.

– Tu dois amasser des millions, digne Jack ! dit-il après un silence.

– Moi ! je n’ai pas un penny vaillant outre les trente souverains que je viens de recevoir. Adieu, Votre Honneur, et merci ! je reviendrai dans quinze jours voir si l’on a besoin de moi… à moins que le blanc-bec ne vous offusque par trop.

– Reviens demain, dit Paterson.

Bob fit un signe affirmatif et sortit. Les fermiers, les fournisseurs et les maquignons le regardèrent passer avec une hargneuse envie. Quand il fut parti, la sonnette de l’intendant se fit entendre, et un valet vint annoncer aux patients de l’antichambre que Son Honneur ne recevrait plus que le lendemain.

Bob reprit intrépidement sa course ; mais comme il était quatre heures après midi et que la nuit de Londres commençait, il eut soin de tenir sa main sur la poche qui renfermait ses trente souverains.

– Voilà une bonne affaire ! se disait-il ; je donnerai six pence à Tempérance.

Un monsieur bien couvert lui barra le trottoir, au moment où il retournait vers Finch-Lane ; Bob voulut passer à droite ou à gauche ; mais le monsieur l’arrêta d’un geste et lui dit avec un fort accent français :

– Mon ami, l’église Saint-Paul ?

– C’est une belle église, répondit froidement Lantern.

– Pourriez-vous m’indiquer la route ?

– Hé ! hé ! dit Bob, c’est malaisé ; mais pour deux shellings je le ferais.

– Deux shellings, se récria le Français ; pour un mot !

– Allons, je le ferai pour un shelling, puisque vous n’êtes pas un Russe, monsieur le Français.

Bob tendit la main. L’étranger y mit un shelling en grondant quelques paroles peu flatteuses contre l’hospitalité anglaise.

– C’est bon, dit Bob… Eh bien, milord, faites cent pas en suivant votre nez, et vous rencontrerez le portail de Saint-Paul.

– J’y allais donc ? demanda le Français.

– Directement, milord.

Bob passa de côté et se jeta dans la foule.

– Maintenant, se dit-il, irai-je chez le blanc-bec lui vendre le nom de M. Edward ? Non. Il faut laisser aller les choses. Cela le mettrait en défiance. Ah ! ah ! ah ! le bon marché qu’a fait M. Paterson ! M. Edward lui soufflera la belle avant qu’il ait le temps de dire zest ! Cela le regarde.

Comme il n’était pas encore l’heure de se coucher, il voulut utiliser le reste de sa journée. Bob était un effréné travailleur.

– Dieu me damne ! pensa-t-il, le temps est bon pour mendier ce soir. Le brouillard est chaud et les vieilles femmes sortent de leur trou… Attention aux policemen !

Bob, en finissant ces mots, fit un haut-le-corps qui disloqua entièrement son torse et lui donna l’aspect le plus misérable que gueux puisse désirer. L’une de ses épaules se haussa, tandis que l’autre s’effaçait ; son bras gauche, tordu et retourné, joua merveilleusement la paralysie. Sa jambe gauche, volontairement raccourcie, boita et donna à toute sa personne un mouvement de tangage qui faisait compassion à voir. Il jeta autour de lui un regard circulaire et cauteleux pour s’assurer que le trottoir était pur de tout agent de police. Un second regard tria, parmi la foule, une vieille dame au grand chapeau noir qui ne pouvait être moins que la veuve d’un patron de banque ou d’un bosseman décédé au service de l’État.

Bob se traîna vers elle en balançant comme un sloop battu par la tempête.

– Respectable madame, murmura-t-il derrière elle, je n’ai pas mangé depuis quinze jours et demi.

La dame pressa le pas.

– Ô bonne mistress ! reprit Bob, ayez compassion d’un malheureux marin qu’une blessure reçue à la mémorable bataille de Trafalgar, sous les yeux du glorieux Nelson, empêche de travailler et réduit au triste métier de mendiant !

Le nom de Nelson est toujours d’un effet puissant sur une oreille anglaise. La dame fouilla dans son vaste sac et en retira une demi-couronne qui, sans doute, devait servir ce soir à sa partie de whist.

Bob baisa la couronne et promit à la dame les bénédictions de Dieu.

– Milady ! s’écria-t-il en s’attachant aux pas d’une seconde victime qui, selon lui, avait une tournure tory ; ne laissez pas périr d’inanition un brave soldat de notre demi-dieu, Sa Grâce le puissant duc de Wellington… J’ai cinquante-trois blessures, noble lady, et Napoléon, Napoléon en personne, je le jure sur mon salut, m’a brisé la jambe d’un coup de botte forte…

Milady lui donna un shelling pour s’en débarrasser.

Bob continua ce jeu durant une heure environ avec diverses chances de succès. Au moment où il allait quitter la partie, il sentit une lourde main se poser sur son épaule. Bob ne prit point la peine de se retourner. Il connaissait la main des policemen. Par un mouvement rapide comme l’éclair, il rendit à son torse sa forme accoutumée, et, se baissant tout à coup, il fit lâcher prise à l’agent : avant que celui-ci eût pris une attitude de défense, les deux poings de Bob frappèrent en même temps sa poitrine qui sonna comme un tambour.

L’agent tomba dans la boue au grand plaisir des cokneys. Bob s’en alla le cœur paisible. La soirée s’avançait. Il possédait bien encore quelques petites industries qu’il mettait en pratique à ses heures de loisir, mais, ce soir, il se sentait pris de tendres pensées à l’endroit de Tempérance, dont les cinq pieds six pouces ne lui avaient jamais semblé si pleins de charmes.

Bob reprit donc le chemin de Saint-Giles ; il marchait maintenant le front haut et les mains dans les poches, comme fait tout honnête homme dont la conscience est tranquille et qui a reçu le prix d’un labeur honorable.

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