XI MORS FERRO NOSTRA MORS

L’honorable Frank Perceval ne portait point de titres. Son frère aîné, le comte de Fife, avait hérité de presque toute la fortune paternelle, suivant la loi anglaise.

Frank vivait de son faible patrimoine et d’une part de la fortune de sa mère qui habitait l’Écosse avec la dernière de ses filles, âgée de douze ans. La comtesse douairière de Fife aimait Frank avec une sorte de passion. Son caractère, son âge et sa figure lui rappelaient l’aînée de ses filles, morte malheureusement quelques années auparavant. Cette sœur, miss Harriett Perceval, et Frank étaient jumeaux. Frank habitait à Londres Dudley-House, propriété de sa mère, située dans Castle-Street, auprès de Cavendish-Square. Il avait un seul domestique, outre sa femme de charge, point d’équipages, point de chevaux.

La matinée était déjà fort avancée, lorsque Stephen Mac-Nab passa le seuil de Dudley-House. Il fut reçu par le vieux domestique de Frank.

Jack était un digne, discret, honnête, fidèle et dévoué serviteur. Il y aurait eu en lui du Caleb si Frank Perceval eût été dans la position désespérée du maître de Ravenswood. Mais Frank était fort loin de cette magnanime misère dont notre Walter Scott nous a fait un si émouvant tableau. Sa pauvreté, toute relative, eût été pour bien d’autres de l’opulence. Aussi Jack gardait-il une tenue fort respectable ; sa livrée, d’une propreté minutieuse, n’accusait point de trop longs services, et il y avait sur son visage un air de prospérité qui éloignait toute idée de famine.

Il connaissait Stephen depuis l’enfance et savait toute l’amitié que lui portait Frank ; à ces causes, il pardonnait un peu au jeune médecin de n’être point noble.

Votre Honneur va faire bien plaisir à Son Honneur, dit-il selon la mode écossaise, en continuant sa besogne et avec une cordialité respectueuse ; Son Honneur parlait souvent de Votre Honneur dans nos voyages. Son Honneur est sorti ce matin de bonne heure, mais si Votre Honneur veut l’attendre, je lui ouvrirai le cabinet de Son Honneur.

Stephen se fit introduire dans le cabinet de Frank. C’était une chambre dont la description n’aurait point d’intérêt pour le lecteur. Beaucoup de livres, quelques objets d’arts, deux ou trois portraits de famille et un grand écusson à quartiers, portant, sur le tout, les armes propres des Dudley, composaient sa décoration. Stephen s’assit près du feu.

– Rien n’a été changé ici, dit-il en souriant ; voici les auteurs que nous aimons tous deux, le portrait de la pauvre demoiselle Harriett…

Jack découvrit tristement son front.

– Voici, continua Stephen, le grand écusson de Perceval.

– Plairait-il à Votre Honneur que je le lui blasonne ? interrompit vivement le vieux valet.

Et sans attendre la réponse de Stephen, il commença d’une voix rapide et monotone cette explication technique, si souvent entendue que les mots s’en étaient gravés un à un dans sa mémoire :

– Il est, s’il plaît à Votre Honneur, parti de trois traits, coupé de deux. Au premier, de Fairfax : burellé d’or et de sable au lion d’argent brochant sur le tout ; – au deuxième, d’Argyle : d’argent à la nef d’azur équipée et ramée de même ; – au troisième, d’Errol : d’argent à trois écus de gueules ; – au quatrième, de Dudley-Stuart : contrécartelé aux premier et quatrième d’argent à la fasce échiquetée d’argent et d’azur de trois titres, qui est Stuart ; aux deuxième et troisième, d’or à trois tourteaux de gueules, qui est Courtenay, et, sur le tout, échiqueté d’argent et d’azur de douze pièces à la bande d’hermine, qui est Dudley ; – au cinquième, de Douglas : d’argent au cœur sanglant de gueules, au chef d’azur, chargé de trois étoiles d’argent ; au sixième…

Stephen bâilla et poussa un long soupir.

– J’ennuie Votre Honneur ? demanda timidement Jack ; il n’y a plus que quatre quartiers et l’écusson en abîme…

– Tu me les décriras une autre fois, mon vieux Jack, dit Stephen.

– Je serai toujours aux ordres de Votre Honneur.

Jack répondit cela, mais il ajouta à part lui : « On voit bien que Son Honneur n’est pas nobleman ! »

– Ton maître avait donc emporté ses armes ? reprit Stephen, qui voulait poursuivre l’entretien afin de ne point froisser le bon vieux valet.

– Certes, Son Honneur avait emporté ses pistolets de voyage…

– Je ne vois plus son épée…

– Votre Honneur se trompe, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi.

– Sa boîte de combat n’est plus à sa place, poursuivit Stephen.

Jack pâlit et trembla.

– C’est vrai, balbutia-t-il ; que Dieu ait pitié de nous !

– Que veux-tu dire ? s’écria Stephen en se levant.

– Son Honneur est sorti de grand matin, répondit Jack d’une voix étouffée ; si matin que j’étais encore au lit… Je ne l’ai pas vu… Il a emporté son épée… sa boîte de combat…

– Un duel ! interrompit Stephen.

– Et Son Honneur n’est pas encore revenu ! dit le vieux valet qui tomba faible sur un fauteuil.

Stephen se prit à parcourir la chambre à grands pas.

– Un duel ! répéta-t-il avec agitation ; arrivé d’hier ! un duel de ce matin ! Voilà qui est étrange ! Mais peut-être n’est-ce qu’une querelle sans importance qui n’aura pas de suite…

Jack secoua lentement sa tête grise.

– Tout ce qui touche à l’honneur de Perceval a de l’importance, dit-il, et mon maître n’est point de ceux qui prennent leurs armes pour ne s’en point servir… et midi va sonner ! et il est parti depuis sept heures !

Il mit son front entre ses mains.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-il, vous ne permettrez pas que le vieux Jack voie cela !

– Mon pauvre Jack, reprit Stephen, qui tâchait de se rassurer lui-même, nous nous alarmons à tort. Frank n’a pu avoir de querelle sérieuse depuis hier.

– Son Honneur n’a vu personne et n’est sorti que pour aller au bal de lord Trevor…

– Lord Trevor ! s’écria Stephen frappé d’un trait de lumière.

Puis il ajouta avec accablement :

– Le marquis de Rio-Santo !

Jack le regardait sans comprendre.

– Son Honneur ne connaît pas ce marquis-là, Votre Honneur.

– Rio-Santo ! dit encore Stephen ; ils se seront trouvés en présence. Et où s’informer, bon Dieu ! où savoir ?

– Où courir ! ajouta Jack ; par pitié, Votre Honneur, ayez compassion d’un pauvre vieillard. Je n’ai point compris vos paroles, mais j’ai cru deviner. Oh ! si vous savez où est mon maître, dites-le moi. Je courrai, dussé-je succomber en chemin ; j’essaierai de lui porter secours… Mon maître ! poursuivit-il en joignant les mains et avec des larmes dans ses yeux ; mon petit Francis, que j’ai porté dans mes bras, que j’ai bercé, que j’aime !

Stephen, dont l’inquiétude personnelle s’augmentait du désespoir du vieux Jack, s’approcha de la fenêtre et souleva machinalement le rideau. Une voiture débouchait à ce moment à l’angle de Regent-Street.

– Hélas ! poursuivit Jack, il y a comme une fatalité sur la noble maison. Presque tous les Perceval sont morts en duel de père en fils… et la devise qui entoure leur écu semble une éternelle et sanglante menace !

Stephen tourna la tête pour lire la devise.

– Mors ferro nostra mors ! répéta lentement le vieux Jack. La dernière fois que j’entendis prononcer ces mots latins, ce fut de la bouche du père de Son Honneur, feu le comte de Fife. Dieu ait l’âme de Sa Seigneurie ! Il les prononçait en accompagnant le cercueil de l’aîné de ses fils, mort en combat singulier.

Stephen n’entendait pas. La voiture s’était arrêtée devant le perron de Dudley-House. Deux hommes inconnus descendirent, qui, aidés du cocher, soulevèrent un objet inerte, étendu sur l’une des banquettes du fiacre.

Stephen poussa un cri déchirant.

– Frank ! mon pauvre Frank ! s’écria-t-il en s’élançant au dehors.

Le vieux Jack se précipita vers la fenêtre.

– Son Honneur ! murmura-t-il en tombant lourdement à la renverse : Mors ferro nostra mors !

Il était évanoui. Lorsqu’il recouvra ses sens, il gisait à la place même où il était tombé. Nul n’avait songé à le relever. Il parcourut la chambre d’un regard terne et stupide. La chambre était déserte. Le souvenir de ce qui s’était passé lui revint.

– Son Honneur, dit-il en un cri déchirant ; un duel… du sang !

– Chut ! fit une voix inconnue à la porte qui s’entrebâilla ; sur votre vie, taisez-vous !

La porte se referma. Jack se mit sur ses genoux et rampa jusqu’au seuil. Un faible bruit se faisait dans la chambre voisine. C’était comme un grincement de deux morceaux d’acier qu’on frotte doucement l’un contre l’autre. Jack se redressa et colla son œil à la serrure.

Il vit au milieu de la chambre le lit de son maître, qu’on avait retiré de l’alcôve pour avoir plus de jour. Sur le lit, Frank Perceval était étendu sans mouvement, les yeux clos, le visage livide, les membres affaissés comme sont les membres d’un cadavre. Çà et là, sur le sol, il y avait, épars, des linges tachés de sang. Auprès de la fenêtre, Stephen Mac-Nab, assis, pâle et la tête penchée, se voilait le visage de ses deux mains. Des deux côtés du lit, deux inconnus se tenaient debout : l’un vêtu de noir, aux traits de marbre, impassibles et mornes, tenait le poignet de Frank ; l’autre avait retroussé ses manches. Ses mains pleines de sang tenaient un long instrument d’acier, dont le bout disparaissait sous la chemise du pauvre Frank. Ce deuxième personnage n’était pas moins impassible que le premier. C’était lui qui avait entrouvert la porte pour ordonner le silence.

Jack ne respirait pas. Toute sa vie s’était concentrée dans sa faculté de voir. L’homme habillé de noir, qui était sans nul doute un médecin, continuait de tâter le pouls de Frank. L’autre inconnu, l’aide du premier, suivant toute apparence, introduisait sa sonde, palpait, tâtait et secouait la tête d’un air d’incertitude. Il prononça quelques mots que Jack ne put entendre. L’homme noir y répondit par un haussement d’épaules accompagné d’un sourire étrange.

L’aide, à ce moment, retira la sonde ensanglantée et mesura froidement la profondeur de la blessure.

Jack n’y pouvait plus tenir. Il fit jouer doucement le pêne. La porte s’entrouvrit. Les deux inconnus ne prirent pas garde. Jack put entendre, mais il ne pouvait plus voir.

Share on Twitter Share on Facebook