XIV UN TÊTE-À-TÊTE

Lady Ophélia, brusquement éveillée de son rêve, regardait le marquis avec effroi.

– Je vous attends, madame, dit-il froidement.

– Et que voulez-vous de moi, milord ?

– Vous avez parlé de trahir, vous dis-je ; vous en avez eu la pensée, madame, peut-être le dessein, et je viens de voir un homme sortir de chez vous. Cet homme est l’ami de Frank Perceval.

– C’est vrai… il venait de sa part.

– De sa part ! répéta Rio-Santo avec amertume ; je vous ai vue hier causer avec Perceval, madame ; j’ai surpris entre vous des regards d’intelligence. Ne savez-vous pas que rien ne m’échappe et que, lorsque mes yeux sommeillent ou ne voient pas, cent regards sont là pour veiller à leur place ?

– Je sais que vous êtes puissant, milord, répondit la comtesse en relevant sa jolie tête avec une fierté calme ; puissant pour le mal comme l’ange déchu. Mais je ne vous crains pas.

– Vous ne me craignez pas ! répéta Rio-Santo, dont la voix éclata sourdement et s’emplit de menaces.

– Je vous aime, hélas ! je vous aime ! dit la comtesse après un silence et avec une expression soudaine de navrant désespoir.

Un sourire de triomphe plissa durant une seconde la lèvre de Rio-Santo, qui reprit d’une voix où il n’y avait plus de colère :

– Ophélia, il faut me pardonner ces mouvements de brusque courroux où s’échappe ma secrète souffrance. Je suis malheureux, vous le savez. Deux passions se partagent mon âme et s’y livrent un combat qui me tue : mon amour pour vous… et mon ambition sans limites… Cet homme, ce Frank Perceval s’est trouvé sur mon chemin ; je me suis détourné. Sur l’honneur, milady, j’avais pitié de cet enfant, qui, après tout, n’était hier qu’un innocent obstacle, mais cet enfant m’a insulté comme un homme et j’ai dû le punir…

– C’est donc bien vous ? interrompit la comtesse.

– Vous étiez instruite ? Ah ! milady, ce que vous appelez votre amour a parfois toutes les allures de la haine ! Vous voulez vous venger. Je suis plus malheureux que vous !

– Non, milord, non, répondit la comtesse, je ne veux point me venger. Le hasard, ou plutôt votre impitoyable colère m’a faite maîtresse d’un secret terrible. Je ne pense jamais à cette scène affreuse sans frémir… et parfois, il est vrai, ce mystère de sang pèse à ma conscience.

– Vous n’avez donc jamais été jalouse, milady ? demanda Rio-Santo, qui mit en sa voix une expression insinuante et tendre.

– Je le suis, milord.

– Eh bien ! ne comprenez-vous pas qu’un transport de jalousie ?…

– Pas un mot de plus ! interrompit la comtesse. Fi ! milord.

Rio-Santo courba le front sous ce reproche. Il avait essayé le mensonge et le mensonge lui faisait honte et dégoût, à lui que le crime n’épouvantait pas peut-être.

Sa cause était mauvaise, mais la comtesse l’aimait.

Le marquis, fort de son avantage et d’autant plus sûr de lui qu’il avait jeté tout à l’heure au dehors sa fougueuse colère, mit en usage toutes ses ressources et gagna la partie, – ou, du moins, il dut croire qu’il l’avait gagnée.

Parcourant successivement toute une série de transitions habiles, il passa de l’amertume à la tristesse, de la tristesse à la mélancolie, de la mélancolie à la tendresse, de la tendresse aux élans les plus chauds de la passion. Et comme il était doué de cette inestimable faculté de sentir à mesure qu’il parlait, de se créer pour ainsi dire une vérité à lui, factice et réelle en même temps, chacune de ces dégradations empreintes de bonne foi, chacune de ces paroles respirant la franchise acquéraient une irrésistible éloquence.

Mais l’éloquence a ses périls : elle est sujette à dépasser le but.

Voulant persuader et se faire fort de son amour, Rio-Santo arriva à dire que parfois, en lui, son ambition et sa tendresse pour lady Ophélia combattaient à armes égales ; son ambition, que pourtant il faisait à dessein si grande ! son ambition, qu’il appelait de ce nom unique, mais qui, en réalité, servait un autre sentiment fort, fougueux, implacable, qui donnait à ses espoirs, à ses projets, à ses efforts une portée réellement gigantesque.

– En ces moments, poursuivit-il, j’hésite et je souffre davantage. Je sais qu’enrayer mes projets, ce serait mourir, mais je me demande si mieux ne vaudrait pas mourir avec vous, Ophélia, que de vivre sans vous !

– Vous ne l’aimez donc pas, elle ? demanda la comtesse.

– Mary ? Pauvre fille ! qui ne l’aimerait ? dit Rio-Santo en affectant la pitié. Je voudrais l’aimer comme elle le mérite, madame ; mais entre elle et moi, il y a votre image.

– Si je croyais que vous m’aimez, don José !… murmura la comtesse avec une expression étrange.

– Croyez-le, croyez-le, Ophélia ! s’écria le marquis, emporté par une passion soudaine et véritable ; si mon but, mon but qui m’entraîne et me tue, disparaissait un jour à mes regards…

– Vous redeviendriez ce que vous fûtes pour moi, don José ?

– Ai-je donc changé, madame ? Que faut-il vous dire pour vous convaincre ? Je reviendrais à vos pieds… qui sait ? guéri peut-être de ce mal d’ambition qui me consume !

– Peut-être, répéta la comtesse qui se prit à rêver ; et vous seriez tout à moi ?

– Tout à vous, Ophélia !

À dater de cet instant, la comtesse fut distraite ; une secrète pensée, espoir ou crainte, semblait absorber son attention.

– Je vais ce soir à Covent-Garden, dit-elle enfin. Milord, m’y accompagnerez-vous ?

– Je vous y conduirai, Ophélia ; mais j’ai place dans la loge de lady Campbell.

– Si réduite que soit votre offre, milord, je l’accepte. Veuillez m’attendre un instant.

Elle sonna. Jane parut et reçut ordre de préparer la toilette de milady.

Rio-Santo resta seul dans le salon.

Il se jeta sur un sofa et tomba insensiblement dans l’une de ces rêveriez aimées qui lui étaient si habituelles. Mais cette fois sa rêverie n’erra point au hasard et fut déterminée par un beau portrait en pied de lady Ophélia qui décorait le salon.

Lady Ophélia, ou son portrait, avait de charmants cheveux cendrés, ondoyants, fins, à reflets rares et comme nacrés, dont les bandeaux encadraient un front de développement médiocre, mais singulièrement harmonieux de contours. Ses yeux, d’une couleur difficile à saisir et surtout à dépeindre, étaient doux, nobles et gardaient maintenant une arrière-nuance de mélancolie sous l’agate délicatement marbrée de leurs prunelles… Le reste de ses traits avait au suprême degré la beauté, beauté digne et pure, dont le défaut est de manquer d’expression et de grâce. Mais ce défaut n’était point chez lady Ophélia et d’ailleurs son regard eût donné de l’expression et du charme à la physionomie la plus insignifiante. Sa taille était moyenne et semblait grande à cause de la grâce noble qui régnait en son maintien. Elle avait des pieds de Française et ses mains atteignaient la suprême perfection du modèle aristocratique.

Tout cet ensemble, où dominait énergiquement l’élément noble, « la race », était un fidèle reflet du caractère de lady Ophélia. Dans sa nature prise à l’état normal, la distinction s’alliait à une sorte de fermeté courtoise et prévenante qui semble, en Angleterre, être le partage exclusif du sexe féminin. Il y avait certes entre elle et miss Mary Trevor quelques rapports éloignés de manières et d’éducation ; le type de leurs deux visages était bien également cette beauté britannique, suave, effacée, tournant un peu à l’idéal ; mais, outre la différence d’âge, il y avait de l’une à l’autre un large intervalle. Mary était la faiblesse ; Ophélia était la force domptée ; miss Trevor, la douce et pauvre enfant, ployait avant d’avoir combattu ; lady Derby, vaincue, gardait sa fierté native et savait encore se redresser à l’occasion.

Ni l’une ni l’autre du reste n’avaient de ces caractères qu’on puisse limiter précisément ou dépeindre d’une seule fois. Elles pouvaient se transformer ou tourner au souffle de ces vents capricieux qui apportent le calme ou la tempête dans l’atmosphère parfumée des salons. Faible, Mary pouvait se montrer forte quelque jour par hasard, et lady Ophélia avait prouvé déjà qu’elle pouvait être faible.

Si nous avons été conduit à cette sorte de comparaison, c’est que Rio-Santo la faisait mentalement, tout en contemplant le portrait de lady Ophélia. Il était encore sous le charme de la récente entrevue, mais pas assez pour ne point penser à Mary Trevor. Miss Trevor avait un avantage sur la comtesse de Derby. Elle se rattachait à ce que le marquis de Rio-Santo nommait « son ambition ».

Rio-Santo avait un vaste but ; ses regards portaient haut ; son bras était de force à atteindre jusqu’où portait son regard, et son cœur était plus robuste encore que son bras. Ce qu’il y avait au fond de son âme, nul ne le savait. Il marchait d’un pas ferme et sûr dans de ténébreux sentiers. Les moyens qu’il employait étaient étranges, pour ne rien dire de plus. Sur la question de savoir si le but était de nature à excuser les moyens, le lecteur sera juge.

Tandis que Rio-Santo flottait entre deux images charmantes qui sollicitaient ensemble ou tour à tour sa mémoire, lady Ophélia faisait précipitamment sa toilette.

– Je vous remercie, Jane ! dit-elle enfin de cet air qui signifie textuellement : c’est fini !

– Milady ne se fera pas coiffer ?

– Non, Jane. Laissez-moi ! Attendez… donnez-moi, je vous prie, ce qu’il faut pour écrire.

– Milady oublie que milord…

Ophélia l’interrompit par un geste de nerveuse impatience, et Jane se hâta d’obéir et sortit.

– Il le faut ! il le faut ! murmurait la comtesse en trempant sa plume dans l’encrier ; ne m’a-t-il pas dit que s’il venait à échouer…

Elle s’arrêta et posa la plume.

– Mon Dieu ! reprit-elle après un silence, je ne sais… je ne sais !

Elle mit sa tête entre ses mains et réfléchit durant une minute, puis elle saisit de nouveau la plume et traça rapidement quelques lignes.

– Je prendrai sa parole, dit-elle, sa parole de gentilhomme ! Frank est un loyal cœur. Je lui ferai promettre… Ah ! il le faut ! je ne puis plus vivre ainsi, et cet espoir me rend insensée !

Elle plia sa lettre qu’elle adressa : À l’honorable Frank Perceval, etc.

Elle la laissa sur sa toilette et revint au salon.

– Vous jetterez à la poste une lettre que vous trouverez sur ma toilette, Jane, dit-elle avant de sortir.

Un instant après, le bel attelage de Rio-Santo brûlait le pavé dans la direction de Covent-Garden. Au moment où Rio-Santo descendait dans le péristyle du théâtre et offrait sa main à la comtesse, un homme lui toucha le bras, glissa un papier dans sa main et disparut aussitôt parmi la foule.

Rio-Santo, tout en montant les degrés, déplia le papier et lut à la dérobée : « Côté gauche, n° 3. Princesse de Longueville. »

Occasion unique ! murmura-t-il en jetant un oblique regard à la comtesse ; la princesse fera comme il faut son entrée dans le monde.

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