XIII LE PETIT LEVER

Lady Ophélia Barnwood, comtesse de Derby, s’éveilla le lendemain du bal de Trevor-House longtemps après le milieu du jour. Ses traits délicats portaient la trace des fatigues de la veille ; ses yeux lassés ne voulaient point s’ouvrir, et les souvenirs de la fête voltigeaient confusément autour de son intelligence engourdie. Il faisait froid malgré un grand feu qui rougissait de sa lueur ardente le demi-jour de sa chambre à coucher. Lady Ophélia, au lieu de se lever, se coula, frissonnante, au plus profond de ses couvertures et voulut rappeler le sommeil.

Mais il est une heure où le sommeil fatigue, où le contact des draps agace les nerfs, une heure où il faut être debout, et agir, et vivre.

Lady Ophélia repoussa brusquement ses couvertures, sauta hors de son lit et mit ses petits pieds dans ses mules de satin. Un long soupir souleva sa poitrine.

C’était un souvenir qui passait. Naguère, à ce même moment, un coup discret était frappé à la porte extérieure de Barnwood-House. La femme de chambre, en entrant, annonçait que « milord attendait au salon ». Milord, c’était l’homme aimé, l’homme que l’on regrettait maintenant avec amertume et détresse : le marquis de Rio-Santo.

Hélas ! hélas ! tout était donc fini !

Ophélia tendit la main pour atteindre la sonnette. Au moment où son doigt touchait le cordon, un coup de marteau retentit à la porte extérieure. Ophélia se redressa tout à coup. Un éclair jaillit de son œil ; un rayon d’espoir joyeux illumina son front.

– Si c’était lui ! pensa-t-elle.

Mais cette espérance dura peu. Ophélia se souvint tout à coup des événements de la veille. Ses traits se rembrunirent de nouveau.

– C’est le jeune Frank Perceval, se dit-elle ; il vient au rendez-vous que je lui ai donné pour lui apprendre… Vais-je dévoiler ce terrible secret, mon Dieu ?

Une femme de chambre entrouvrit doucement la porte.

– Milady est levée ? dit-elle avec étonnement. Un gentleman sollicite l’honneur de présenter son respect à milady comtesse. Voici sa carte.

– Ce n’est pas M. Perceval, murmura Ophélia en jetant un coup d’œil sur la carte où était gravé le nom de Stephen Mac-Nab ; je ne puis recevoir, Jane… Attendez ! Tirez les rideaux ; il y a quelque chose d’écrit au crayon sur cette carte.

Jane tira les rideaux, et un jour plus vif éclaira la chambre.

– De la part de l’honorable Frank Perceval, lut Ophélia. Que veut dire ceci ? Jane, faites qu’on introduise ce gentleman au salon et revenez m’habiller.

– Que veut dire ceci ? répéta lady Ophélia lorsque sa femme de chambre fut sortie ; de la part de Frank Perceval ! À coup sûr, le pauvre jeune homme aura fait quelque coup de désespoir.

Jane entra, et lady Ophélia lui ordonna de serrer seulement sa robe et de lisser ses cheveux. Encore ce fut à peine si elle lui donna le temps d’exécuter cet ordre.

Stephen attendait au salon.

– Madame, dit-il, veuillez excuser ma visite. Je n’ai point eu l’honneur de vous être présenté, mais je remplis un devoir et viens m’acquitter d’un message de Frank Perceval.

La comtesse lui montra un siège.

– M. Frank Perceval n’a pu venir lui-même ? demanda-t-elle.

– Il n’a pu venir, milady, répondit Stephen avec tristesse, et, pour l’empêcher de venir, il a fallu une impossibilité bien réelle…

– Que lui est-il arrivé, monsieur ?

– Frank a été blessé en duel, madame.

– En duel ! répéta la comtesse.

– Blessé grièvement.

– Et par qui, monsieur ?

– Il ne m’a point dit le nom de son adversaire.

– Et vous n’avez nul soupçon ?

– Si fait, milady ; les soupçons que j’ai valent une certitude ; mais je viens vers vous pour Frank et je dois faire comme lui : oublier ce duel pour m’occuper d’une chose plus importante.

– Plus importante, monsieur ? murmura la comtesse qui manifesta quelque malaise.

– Il y a deux heures à peine, reprit Stephen Mac-Nab, on a rapporté Frank à Dudley-House, évanoui, mourant. Un terrible événement dont je ne puis me rendre compte a retardé les premiers secours, et bien peu s’en est fallu que mon malheureux ami ne mourût sous mes yeux, victime d’un assassinat.

– Vous me faites frémir, monsieur ! dit la comtesse ; un meurtre tenté sur un blessé !

– Un empoisonnement, milady.

– Et… pensez-vous… pouvez-vous croire que l’adversaire de M. Perceval…, ce serait horrible, monsieur ! ait été pour quelque chose dans cette lâche machination ?

Stephen ne répondit pas tout de suite ; cette question, il ne se l’était point encore faite à lui-même, et un vague soupçon traversa son esprit. Mais rien ne donnait corps à ce soupçon et il répondit :

– Je ne puis le croire, madame.

Lady Ophélia respira.

– En tout cas, poursuivit Stephen, le danger est évité. Lorsque Frank a recouvré la parole, il y a de cela une demi-heure, madame, le premier mot qu’il a prononcé a été le nom d’une personne chère…

– Miss Trevor ?

Stephen salua et reprit :

– Le second a été votre nom, madame.

L’embarras de la comtesse redoubla.

– Mon nom ! dit-elle ; oui. Je pense savoir pourquoi. Hier, au bal de Trevor-House, j’avais prié M. Frank Perceval… Je suis réellement désolée que sa blessure l’empêche…

– Il m’a envoyé en son lieu et place, madame, dit Stephen.

– Vous, monsieur ! M. Perceval ne peut croire… Ce que j’avais à lui dire était complètement confidentiel.

– Je suis son meilleur ami.

– Je n’en doute pas, monsieur, mais je ne puis…

– Frank souffre bien, madame, et il attend ! interrompit Stephen.

– Vous me navrez, monsieur !… Écoutez…

La comtesse s’arrêta tout à coup et prêta l’oreille avidement. Le marteau de la porte extérieure avait faiblement retenti.

– C’est lui, murmura-t-elle, c’est lui !

Son malaise devint une fiévreuse agitation.

– Monsieur, reprit-elle, cette entrevue doit finir à l’instant. Je refuse de vous prendre pour intermédiaire entre moi et M. Perceval. Ne me jugez pas à la légère, monsieur ; car mes motifs sont bien graves, et veuillez ne point vous offenser, car ces motifs n’ont rien qui vous soit personnel.

Stephen s’était levé.

– J’espérais apporter une consolation au pauvre Frank… commença-t-il.

– Dites-lui, s’écria la duchesse, dites-lui qu’il saura tout, dites-lui…

– Milord ! interrompit la femme de chambre qui entrouvrit la porte du salon.

– Ne lui dites rien, monsieur ; je réfléchirai. Faites entrer milord au boudoir, Jane. Priez M. Perceval de m’excuser, monsieur… faites-lui savoir combien je prends part à son accident, et… veuillez me pardonner de rompre aussi brusquement cet entretien.

Stephen salua froidement et sortit.

La comtesse retomba, épuisée, sur son fauteuil.

– Non ! murmura-t-elle ; oh ! non ! je ne puis révéler ce secret… ce serait le perdre. Inspirez-moi, mon Dieu !

En descendant l’escalier, Stephen coudoya un homme dont le chapeau rabattu cachait en partie le visage. Cet homme lui jeta un regard de côté et tressaillit légèrement. Ce fut lui que Jane introduisit presque aussitôt après dans le salon, en annonçant :

– Milady, milord marquis !

Rio-Santo porta respectueusement à ses lèvres la main de la comtesse et se tint debout devant elle.

– Vous m’en voulez ? dit-il en souriant doucement ; vous avez raison, madame, car c’est être bien coupable que de vous causer du chagrin, même involontairement. Vous savez mon secret pourtant, tout mon secret ! N’est-ce donc pas aimer que de se confier ainsi sans réserve ?

– Vous avez été quinze jours sans me voir, murmura la comtesse avec des larmes dans les yeux.

– Mais aujourd’hui, je viens, Ophélia, je viens sans calculer le danger, parce que je souffrais trop de l’absence. Croyez-moi, je regrette autant que vous, plus que vous peut-être, ces jours où nous étions heureux sans contrôle. Plus que vous, je maudis cette fatalité qui me pousse en avant. Personne n’échappe à sa destinée, madame. Il faut que j’atteigne mon but ou que je meure !

Rio-Santo s’était redressé. Son noble visage avait pris une expression de fierté indomptable. Lady Ophélia le contempla quelques secondes et joignit ses mains sur sa poitrine.

– Oh ! je vous aime ! murmura-t-elle ; Dieu n’a point pitié ! Je vous aime plus que jamais ! je vous aimerai toujours !

Il s’assit sur un coussin aux pieds de la comtesse, qui passa ses deux mains dans les boucles lustrées de ses beaux cheveux noirs.

– Vous dites vrai, n’est-ce pas ? murmura-t-elle ; vous ne me trompez pas ? Mon Dieu ! cet amour que vous me donnez ; cet amour occulte et honteux, qui est la part dont ne veut pas ma rivale, j’y tiens, José-Maria, j’y tiens plus qu’à la vie… plus qu’à l’honneur.

Rio-Santo lui baisa les mains. Elle cessa de parler ; ses yeux humides se séchèrent et devinrent brûlants. Sa respiration pénible et entrecoupée souleva par soubresauts les charmants contours de sa gorge.

Il y avait maintenant de l’amour, de l’amour véritable dans l’œil ardent de Rio-Santo. L’homme d’impressions soudaines cédait à l’impression du moment. Il était venu pour jouer une comédie, et, comme ces acteurs qui prennent au sérieux un rôle appris, il subissait au vrai sa fiction passionnée : il aimait.

Lady Ophélia savourait cet instant de bonheur et s’y cramponnait comme si elle eût craint de voir l’illusion s’enfuir.

– Oh ! non, non ! dit-elle enfin, sans savoir que sa pensée s’échappait au dehors. Que m’importent ces gens et leurs souffrances ! Il m’aime. Je ne dirai rien… rien !

Ses yeux fermés à demi ne voyaient plus. Sa pensée nageait vaguement en un rêve.

Rio-Santo avait pâli. Ses sourcils s’étaient froncés, laissant apparaître au milieu de son front rougi la longue ligne blanche d’une cicatrice perpendiculaire. Il prit la main de la comtesse et la serra sans doute bien fort, car la pauvre femme ouvrit les yeux en poussant un cri de douleur. Elle changea de couleur en voyant la pose menaçante et les traits bouleversés du marquis.

– Qu’avez-vous, don José ? demanda-t-elle.

– Madame, dit-il d’une voix sévère et contenue, il faut me répondre, me répondre clairement et sur-le-champ ! Que parlez-vous de trahir, et quel est cet homme que j’ai rencontré tout à l’heure sur mon chemin ?

Share on Twitter Share on Facebook