XVI INVENTAIRE DE POCHES

Lorsque Snail et Mich, son beau-frère, arrivèrent devant le théâtre, la scène avait complètement changé d’aspect. Toute la population des tavernes, tous les divers groupes épars naguère dans Long-Acre, Harte-Street, Russel et Before-Lane s’étaient rués à la fois devant la façade. Il y avait cohue factice, foule dont la moitié à peine représentait des spectateurs sérieux. L’autre moitié se composait de voleurs et d’agents de police, les premiers travaillant, les autres regardant.

À ce moment où les portes viennent de s’ouvrir, c’est la foule qui entre, le public, ce qu’ailleurs on appelle les gens de rien.

Voyez ! au plus fort de la foule, un homme se glisse. On dirait un serpent au milieu d’une haie vive. Ses mains manœuvrent avec une rapidité prodigieuse. Où donc disparaissent, bon Dieu ! tous les objets qu’il s’approprie ? Il ne dédaigne rien : foulards, mouchoirs de coton, montres, pans d’habits qu’il coupe sans que leur propriétaire s’en doute le moins du monde ; tout lui est bon. Il trouve place pour tout : ses mains s’emplissent incessamment et sont toujours vides. Suivez bien ! voici un policeman de mauvaise humeur qui le prend sur le fait, flagrante delicto. Notre homme se tourne et lui adresse un sourire aimable.

– Bien charmé de vous rencontrer, monsieur Handcuffs, lui dit-il avec courtoisie ; je pense que mistress Handcuffs est en bonne santé, comme je le souhaite. Je vous cherchais depuis huit jours pour vous faire un petit présent.

Le policeman sourit à son tour, tend la main et reçoit un souverain qu’il fait disparaître avec une adresse qui sent d’une lieue son ancien filou.

– Bien le bonsoir ! reprend notre homme, et mes respects sincères à madame.

La vie est durement chère, et notre ami Bob-Lantern n’a pas des représentations allemandes tous les jours.

Passons des filous au public.

Au plus fort de la cohue, voici une tête maigre et longue qui dépasse toutes les autres têtes de quatre bons pouces pour le moins : elle est grave, soutenue par un col de crin et s’emboîte entre deux épaules que recouvre un frac bleu. Cette tête appartient à notre digne ami, le capitaine Paddy O’Chrane. Le capitaine prend ce soir du loisir. Il vient de boire un bowl de cold-without préparé comme il faut par les mains de la fille qui a remplacé Susannah aux Armes de la Couronne. Il a son plus bel habit bleu à boutons noirs ; il a sa plus jaune culotte chamois ; il est en bonne fortune.

En bonne fortune avec mistress Dorothy Burnett elle-même. Nous ne la pouvons point voir, parce que son rouge et gros visage est à un pied au-dessous de la surface de la foule, mais elle est là, nous l’affirmons sur l’honneur, au bras du bon capitaine qui a grand peine à retenir les marques de sa légitime fierté.

– Patience, ma chère mistress Burnett, patience, Dorothy ! disait le bon capitaine ; encore un petit quart d’heure et nous nous prélasserons dans deux bonnes places de galerie que je vais louer, Dieu me damne, Dorothy ! au prix de deux shellings la pièce.

– Oh ! Paddy ! oh ! monsieur O’Chrane ! murmura mistress Burnett, j’étouffe. Je donnerais six pence pour avoir de l’air !

Le capitaine, dont la tête recevait en plein le vent du soir qui ne pénétrait pas jusqu’à sa malheureuse compagne, enfouie dans la cohue, respira longuement et avec satisfaction.

– Où diable prenez-vous que l’air manque ici, Dorothy ? demanda-t-il, le vent vous siffle dans les oreilles. Ah ! misérable drôle ! je t’y prends !

Ces derniers mots s’appliquaient à un personnage dont le capitaine venait de saisir la main dans sa poche. Il tenait ferme, mais ne pouvait point se retourner à cause de la pression de la foule.

– Messieurs, dit-il à ses voisins de derrière, agissez en vrais Anglais, de par Dieu ! arrêtez-moi ce piteux coquin qui ne sait pas son métier, le diable m’emporte !

Personne ne répondit à cet appel.

– Dorothy ! s’écria le capitaine, dont le poignet commençait à faiblir, dégagez votre bras, ou que Dieu vous confonde ! et tâchez de m’aider à retenir ce bandit.

Mistress Burnett essaya de se retourner et réussit à souffler comme une machine à vapeur, voilà tout. Le filou, pendant cela, usant par une pression continue la force du poignet de Paddy, finit par lui faire lâcher prise et s’esquiva. Le capitaine fouilla vivement sa poche.

– Le drôle n’en a pas eu le démenti ! grommela-t-il ; je ne connais que ce coquin de Bob pour avoir un sang-froid pareil. Moi qui avais justement besoin de lui parler. Mon amour, on m’a volé mon foulard.

– Monsieur O’Chrane, répondit la tavernière, j’étouffe !

– Mon amour, je vous plains sincèrement. Ce foulard m’avait coûté une demi-couronne dans Field-Lane.

– Eh bien ! monsieur O’Chrane, je dis que Dieu vous a puni. Tous les foulards qu’on vend dans Field-Lane sont des foulards volés. J’étouffe, monsieur ! Et si vous achetiez vos mouchoirs dans d’honnêtes maisons comme par exemple chez ma cousine…

– Chez le diable, madame !

– J’étouffe, monsieur !

Parvenu au sommet du perron, le capitaine Paddy se dressa de toute sa hauteur, ce qui n’est pas peu dire, et jeta un regard circulaire dans la foule au-dessous de lui. Il ne vit point ce qu’il cherchait sans doute, car il gronda sourdement, releva son col de crin et se haussa sur ses pointes. Dans cette nouvelle position, il figurait assez bien un baliveau, débris oublié d’une futaie haut lancée, qui dresse son tronc maigre et droit au milieu d’un taillis trapu. Son regard erra longtemps parmi la foule sans plus de succès que la première fois.

– C’est une chose étonnante, sur ma parole ! grommela-t-il en se laissant lourdement retomber sur ses talons ; étonnante ou le diable m’emporte ! Il n’y a pas un seul de ces pervers coquins dans la foule. Et à qui diable veut-on que je m’adresse, si ce n’est à ces chers garçons ?

– Je sens un peu d’air, monsieur O’Chrane.

– Bien. Dorothy, fort bien. Moi, je sens encore une main dans ma poche, mais, de par tous les diables, celui-là ne m’échappera pas.

Le capitaine avait saisi la main d’un second filou et la serrait à la broyer. Un miaulement où il y avait de la douleur et de l’ironie se fit entendre derrière lui, et presque en même temps deux dents aiguës et tranchantes comme des dents de brochet s’enfoncèrent dans la chair de ses doigts.

– Snail, abominable matou ! s’écria Paddy en faisant de convulsifs efforts pour se retourner, de par l’enfer, je te tordrai le cou si tu ne lâches pas ma main !

– Fi, capitaine, fi ! de par l’enfer ! répondit Snail après avoir donné un dernier coup de dent. N’avez-vous pas honte de venir au spectacle sans foulard ! Baissez la tête que je vous dise quelque chose.

– Je veux mourir si cette maudite vipère ne m’a pas mordu jusqu’au sang ! grommela Paddy qui pourtant se baissa ; qu’as-tu à me dire, Snail ?

– J’ai à vous dire, capitaine… Tiens ! c’est mistress Burnett des Armes de la Couronne ! Pas dégoûté, monsieur O’Chrane !… J’ai à vous dire… De par Dieu ! comme mistress Burnett est rouge, capitaine !

– J’étouffe ! dit machinalement la pauvre tavernière, qu’un flux de foule avait rejetée dans son état de quasi asphyxie.

– Elle étouffe, capitaine ! répéta Snail ; il faut donner des coups de poing dans le dos aux personnes qui étouffent. C’est connu !

Et Snail frappa bel et bien la grosse aubergiste entre les deux épaules.

– Oh ! monsieur O’Chrane ! oh ! râla-t-elle suffoquée à la fois par le manque d’air et la colère.

La cohue riait aux alentours.

– Là ! dit Snail ; la respectable dame est soulagée et me doit un verre de gin gratis pour le moins. Quant à vous, capitaine, ajouta-t-il tout bas, j’ai à vous dire qu’il y a du fun, ce soir, pour sûr !

– Comment sais-tu cela, maître scamp (gamin) ?

– Je sais cela. Eh ! mais, je sais bien des choses, capitaine, allez ! Et pour ce qui est du lark de ce soir, comptez-y. Tous les amis sont à faire l’amour et à boire dans les flash-houses de Drury-Lane et de Bow-Street. Turnbull mugit comme un bœuf dans le spirit-shop, auprès du station-house . Il boit comme un trou à la santé du pauvre Saunie qui est mort. Il y a eu convocation en grand, capitaine, et je parierais Madge contre mistress Burnett que nous allons danser ce soir le vrai bal des larkers.

 C’est bon, petit tas de boue, c’est bon, cher et charmant enfant ! dit le capitaine entre ses dents. Tu pourrais bien avoir raison, et du diable si mistress Burnett ne serait pas mieux à son comptoir qu’ici. Enfin, n’importe, s’il y a bal, nous danserons.

– À bientôt, capitaine, reprit Snail ; je ne vous en veux pas, au moins, pour le foulard que vous avez oublié d’apporter. Bien des respects, mistress Burnett !

– Et où vas-tu comme cela ? demanda Paddy.

– Au Pipe and Pot, capitaine ; si vous avez besoin de moi, venez. Vous trouverez là Madge, ma sœur Loo, Mich et d’autres.

– Bien, Snail, que le diable t’emporte, mon fils ! Allons, Dorothy, mon amour, entrons, s’il vous plaît.

Dorothy ne demandait pas mieux. Elle lâcha un instant le bras du capitaine et passa le seuil. Paddy se préparait à la suivre, mais il était dit que cette soirée serait pour lui grosse d’incidents bizarres. Au moment où il allait franchir le seuil, deux mains se posèrent lourdement sur ses épaules, et une voix inconnue murmura ces mots à son oreille :

– Je vous défends de vous retourner pour me voir, gentleman of the Night.

Paddy s’arrêta et ne bougea pas. Le flot continua d’entrer et le sépara de mistress Burnett qu’il perdit de vue.

– Connaissez-vous lady Jane B…, la maîtresse du duc d’York ? demanda la voix.

– Oui, milord.

– Si elle vient, au premier acte, dans la loge de Sa Majesté Royale, vous descendrez au foyer, tout de suite après la tombée du rideau. Au foyer, un homme vous abordera et prononcera le mot. Vous ferez ce qu’il vous dira.

– Oui, milord.

– Si elle ne vient pas au premier acte, vous attendrez le second ; si, au second, elle n’est pas venue, vous attendrez encore…

– Oui, milord. Et quelle sera, s’il vous plaît, ma besogne ?

Les mains cessèrent de s’appuyer sur les hautes épaules de Paddy.

– Point de réponse ! grommela-t-il. Du diable si je ne donnerais pas un shelling ou deux pour voir la figure de ce mystérieux coquin, que je respecte, comme c’est mon devoir. Toujours des secrets ! Je ne suis pas curieux : mais si je ne savais que les milords de la Nuit sont plus puissants qu’il ne faut pour me faire pendre, je trouverais bien moyen de voir clair en tout ceci.

– Paddy ! monsieur O’Chrane ! cria une voix lamentable sous le péristyle.

– Bien, Dorothy, mon amour, gros robinet à gin ! répondit le capitaine. Dieu me damne ! il faut bien faire ses affaires.

Et le bon Paddy entra sans oser se retourner pour voir le propriétaire de cette voix mystérieuse qui venait de lui parler à l’oreille.

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