XVII LA QUEUE DES ÉQUIPAGES

La foule était entrée. Une pluie fine et glaciale commençait à tomber. Il n’y avait plus devant le théâtre que quelques gens de police. Les filous avaient regagné les cabarets où ils trafiquaient maintenant les objets volés, soit entre eux, soit avec des receleurs que l’occasion attirait naturellement à cette foire ténébreuse.

Bob-Lantern vendit le foulard du capitaine deux shellings, et Snail retira trois couronnes de l’agrafe de mistress Burnett, qu’il s’était dextrement appropriée pendant sa conversation avec Paddy.

À presque tous les théâtres anglais, il y a trois entrées bien distinctes. La première, celle du public, a lieu à l’ouverture des bureaux ; la seconde se fait une demi-heure après celle-ci : le gentle people arrive en voiture ; la troisième est « l’entrée à demi-prix » dont il sera parlé plus tard.

Une des premières voitures qui s’arrêtèrent devant le péristyle de Covent-Garden fut celle de lady Campbell. Miss Mary Trevor et sa tante mirent pied à terre sans encombre et montèrent les degrés du perron.

– Avancez, cocher ! prenez tour…

– Prends tour, maraud ! s’écria du fond d’un autre équipage une voix flûtée et grasseyante. Ma toute belle, je parle sérieusement, ce drôle est capable de laisser passer devant nous cet ignoble cab.

Le marchepied tomba, la portière s’ouvrit et M. le vicomte de Lantures-Luces descendit avec précaution. Il tendit la main.

– Vicomte, je cherche mon flacon, dit une voix brève et cavalièrement timbrée, à l’intérieur.

– En vérité, charmante, en vérité !

– Le vicomte bondit, rentra dans la voiture et trouva le flacon. Cela fait, il redescendit et tendit de nouveau la main.

– Je suis sûre, vicomte, dit la voix cavalière, que vous avez égaré mon éventail !

– Le vicomte rebondit, escalada le marchepied et fut assez heureux pour trouver l’éventail demandé.

– Allons, diva mia, dit-il, donnez-moi votre main, je vous prie !

– C’est une chose terrible, vicomte ! s’écria la voix cavalière avec pétulance ; mon mouchoir a disparu.

Lantures-Luces, avec une patience admirable, se replongea une troisième fois dans l’équipage, et remit le mouchoir aux mains d’une dame assise sur la banquette du fond. À quelque chose malheur est bon. S’il n’avait pas fait ce mouvement, ses breloques eussent passé dans la poche du petit Snail qui avait déjà la main dessus.

– Charmante, dit le vicomte en redescendant, allez-vous me faire la grâce de me donner votre jolie main ?

– Avancez donc ! cria le cocher du cab, lequel attendait pour débarquer sa pratique, que toutes ces façons eussent pris terme.

La pratique, paraît-il, n’était pas moins impatiente que son cocher, car elle lui arracha le fouet des mains et allongea aux deux chevaux du vicomte un coup en estafilade qui indiquait un véritable bras de sportman. Les deux chevaux se lancèrent, et la dame se prit à pousser des cris perçants.

– Vous êtes, monsieur, un brutal ! s’écria Lantures-Luces ; je parle sérieusement. Voici ma carte, monsieur !

Il jeta sa carte dans le coupé.

– Ne vous effrayez pas, chère belle… et veuillez me faire la grâce de me donner votre jolie main.

Cette fois, la dame exauça la prière du petit Français, mit sa main gantée dans la sienne, et, repoussant le marchepied d’un coup de jarret qui fit violemment osciller la voiture, elle se trouva portée d’un seul bond à trois pas au-delà de Lantures-Luces, sur l’une des dernières marches du perron. Un groupe de dandies, qui s’était rassemblé sous le péristyle, se prit à battre des mains en disant :

– Brava ! brava ! la Briotta !

– Charmante ! murmura Lantures-Luces étourdi ; ma parole d’honneur, charmante ! je parle sérieusement.

Snail, changeant de tactique, sollicita doucement un cordon en soie qui correspondait au lorgnon du vicomte. Le lorgnon sortit à moitié du gousset. Pendant cela, le gentleman du cab était descendu et comptait tranquillement avec son cocher. La Brietta, légère et folle fille, prit un nouvel élan et s’en alla tomber au milieu du groupe fashionable.

– Diable ! fit Lantures-Luces dont Snail venait de voler le binocle et qui ne s’en apercevait pas, exclusivement occupé qu’il était de sa volage diva.

À ce même moment, Snail, en possession de son butin, voulut naturellement s’esquiver, mais un policeman, le bâton levé, lui barra le passage. De l’autre côté, le gentleman du cab s’avançait gravement vers Lantures-Luces, sans doute pour lui demander raison de son apostrophe. Voici ce qui arriva. Le policeman, impatienté des feintes de Snail qui cherchait passage en se jetant à gauche, puis à droite, laissa enfin retomber sa lourde baguette plombée. Snail l’évita en miaulant ; la baguette vint tomber d’aplomb sur l’épaule du gentleman.

Le gentleman recula d’un pas, boutonna d’un mouvement rapide son frac élégant et porta ses deux poings à la hauteur de l’œil. Le policeman eut l’air d’avoir envie de soutenir le choc, mais la lanterne d’un équipage ayant éclairé par hasard le visage de son adversaire, il s’enfuit comme s’il eût eu le diable à ses trousses.

– Hé ! s’écria Lantures-Luces, c’est ce cher Brian de Lancester. Ah ! ah ! vive Dieu ! messieurs, avez-vous vu quelque chose de plus drôle ? comme ce policeman a pris ses jambes à son cou ! Très cher, je voudrais savoir boxer comme vous pour punir un manant qui a fouetté tout à l’heure mes chevaux, au risque de briser notre chère idole, Briotta la diva.

– C’est moi, dit Brian qui redressait avec soin les revers déboutonnés de son frac.

– Bonsoir, Brian ! s’écria l’Italienne en quittant le groupe de dandies pour s’élancer vers M. de Lancester ; il n’y a que vous d’amusant à Londres, mon ami.

– Pas flatteur ! murmura Lantures-Luces ; non ! pas flatteur, ma foi !

Brian et la danseuse échangèrent une virile poignée de main.

– Venez-vous pour moi ? reprit la danseuse.

– Je viens pour moi, madame, répondit Brian.

– Pas poli ! pensa le vicomte ; non ! pas poli, ma foi !

Le groupe des dandies fit grande fête à Brian de Lancester. La Briotta, plantant là le vicomte qui l’avait amenée, se suspendit bon gré mal gré au bras de ce nouveau venu, qui allait en cab, mais qui semblait occuper dans l’échelle du fashion une magnifique et fort enviable position.

C’était un homme de trente-cinq ans environ, maigre, mais bien constitué, d’une taille au-dessus de la moyenne, élancée à la ceinture et carrée aux épaules qui avançaient un peu et se portaient trop haut. Ses traits, admirablement modelés et dont les contours semblaient fouillés au ciseau, avaient cet aspect glacial et compassé des visages anglais de pur sang ; mais dans le regard grave de son œil vert de mer, veiné de noir, il y avait une audace sans mesure, tenant presque de l’effronterie, et quelque chose de froidement railleur, en opposition directe avec l’expression ordinaire d’un regard britannique. Son front haut, large, pur et noblement dessiné, relevait puissamment l’effet de cette physionomie qu’adoucissait une charmante chevelure blonde, molle, bouclée, et où n’avait certes jamais passé le fer indigne du coiffeur.

Brian était ce qu’on appelle à Londres : un eccentric man.

Dieu sait qu’il nous faudrait de longues pages, spéciales, étudiées, consciencieuses, éloquentes, pour expliquer, ne fût-ce que sommairement, le monde d’idées qui se cache sous ce mot sans prétention à l’euphonie et fort laid en soi : eccentric man. Le caractère de l’Honorable Brian de Lancester, pour ceux de nos lecteurs qui daigneront le suivre, expliquera mieux le mot et la chose que toute espèce de dissertation.

Lantures-Luces, Brian et les dandies entrèrent de compagnie.

Ce fut à ce moment que l’équipage de lady Ophélia s’arrêta devant le péristyle. L’homme, qui avait parlé par derrière au capitaine Paddy et qui semblait guetter l’arrivée de quelqu’un, caché derrière l’angle saillant d’une maison, écrivit sur une page arrachée à ses tablettes ces mots : « côté gauche, n° 3, princesse de Longueville ; » puis il remit le papier avec un shelling à l’un des aventuriers qui croisaient sur la place et lui désigna Rio-Santo descendant de voiture. Comme nous l’avons vu, le message arriva à son adresse. Nous croyons absolument indispensable de donner ici quelques détails touchant la position de nos personnages dans la salle. Dans la première loge, sur le théâtre, à gauche (répondant aux avant-scènes des théâtres de France), il n’y avait personne. Cette loge attendait S. A. R. milord duc d’York, dont elle était la propriété ; la loge voisine était occupée par lady Campbell et sa nièce ; la suivante, portant le n° 3, par Mme la princesse de Longueville et sa tante. De l’autre côté du théâtre, on voyait, dans la première loge lady Ophélia et Rio-Santo ; dans la seconde, un vaste écran interceptait la vue des personnages qui pouvaient s’y trouver ; la troisième était occupée par des dames.

Aux loges de face, nous eussions reconnu bien peu de visages. Mais nous pouvons dire tout de suite au lecteur que ce gentleman, maussade, qui semble regarder fort attentivement le plafond et ne point faire attention à autre chose est le lord comte de White-Manor, frère aîné de Brian de Lancester, et maître de l’honnête M. Paterson, l’intendant qui fait des affaires avec Bob-Lantern.

Au rez-de-chaussée, à gauche, sous la loge du duc d’York, il y avait une immense baignoire, formée de deux loges dont on avait mis bas la cloison. Dans cette loge s’agitait M. le vicomte de Lantures-Luces, au milieu de ses dandies que nous avons rencontrés sous le péristyle.

Enfin, aux galeries supérieures, le bon capitaine Paddy O’Chrane, droit et raide, élevait sa titus à deux pieds au-dessus des bandeaux pommadés de la rouge mistress Burnett, dont la robe détachée, grâce à Snail qui avait volé son agrafe, permettait à ses formes de se montrer dans toute leur effrayante majesté.

Paddy ne perdait pas un instant de vue la loge du duc d’York. Cette loge restait déserte et le bon capitaine put croire un instant que l’entracte suivant se passerait pour lui dans les douceurs d’une conversation intime avec la tavernière aimée. Mais au moment où le rideau se baissait, la porte de la loge s’ouvrit avec fracas, et lady Jane B… y fit son entrée, couverte de diamants, sous les feux croisé de cent fashionables binocles braqués sur la personne de Sa Seigneurie. Paddy poussa un profond soupir.

– Mon amour, dit-il, que diable ! ne mangeriez-vous pas une orange, avec plaisir ?

– En avez-vous, monsieur O’Chrane ?

– Je vais aller en chercher, madame, ou que je sois damné !

Et le capitaine quitta précipitamment sa place, laissant sa compagne stupéfaite d’un empressement aussi inusité.

– C’est une bonne pâte d’homme que ce M. O’Chrane, pensa-t-elle, mais j’aurais mieux aimé un verre de rhum.

Paddy descendit tout droit au foyer. Il n’avait pas fait trois pas, lorsqu’un homme, qu’il ne connaissait point, lui barra le passage et le toisa de la tête aux pieds.

– Le capitaine Paddy ?… murmura cet inconnu après examen fait.

Puis il lui toucha légèrement la poitrine de son doigt tendu en disant :

– Gentleman of the Night.

Paddy s’inclina respectueusement. L’inconnu le prit à l’écart dans une embrasure. Ils causèrent environ dix minutes.

– Il y a des hommes de la famille dans tous les cabarets des environs, dit le capitaine au bout de ce temps ; je vous trouverai cela, milord.

– Un homme adroit.

– Une anguille !

L’inconnu mit un doigt sur sa bouche et se retira. Paddy poussa un second soupir.

– Du diable si mistress Burnett ne serait pas mieux à son comptoir qu’ici ! murmura-t-il ; mais qui choisirai-je de ce boueux misérable de Bob, le pauvre ami, ou du cher enfant, le petit Snail, une immonde créature ! Lequel prendre ?

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