XXII LA BAGUE

L’émotion passa des places fashionables aux galeries et loges supérieures. Chacun s’entretenait de lady Jane B…, de S. A. R. et du diamant de la couronne.

– Vingt mille livres ! dit la grosse Dorothy Burnett ; oh ! monsieur O’Chrane, vingt mille !

– Ni plus ni moins, Dorothy, mon cœur, à ce qu’il paraît, le diable m’emporte ! c’est une jolie affaire.

– Un jolie affaire, monsieur ! C’est un vol qui mérite la corde à coup sûr !

– Que Dieu me damne, Dorothy, la corde, comme vous dites ! oui, la corde, mon cœur, de par l’enfer !

– C’est le jour des vols, s’écria le petit Français Lantures-Luces, en faisant irruption dans la loge de lady Campbell. Voulez-vous me permettre, milady… miss, voulez-vous me permettre ?… On ne pourrait trouver, je parle très sérieusement, dans tout Londres, un plus ravissant éventail !

– Et a-t-on rejoint le voleur ? vicomte, demanda lady Campbell.

– Le voleur, madame ? Je vous prie, parlez-nous de mon voleur ou de celui de lady Jane, de mon lorgnon ou de sa bague ? Mais ceci n’est pas la plus triste nouvelle de la journée, je parle sérieusement, et j’en sais une qui vous intéresse davantage… Ah ! voilà ce cher marquis !… Comment allez-vous, très cher, je vous prie ?

– Vous m’inquiétez, monsieur, dit lady Campbell, de quelle nouvelle voulez-vous parler ?

– Vous la savez peut-être, puisque ce cher marquis… Non ? Eh bien ! j’aurai l’avantage de vous l’apprendre. Il s’agit de ce pauvre Frank… Frank Perceval, madame.

Depuis le commencement du spectacle, disons mieux, depuis le bal de la veille, miss Mary Trevor souffrait, et Rio-Santo le savait.

Il savait que, livrée un jour à elle-même, un seul jour, elle se fût élancée là où l’appelait la vraie voix de son âme, cette voix qu’on avait étouffée, cette voix qui taisait maintenant le nom aimé pour prononcer de force un autre nom appris dans les larmes : mais il savait que ce jour ne viendrait pas, ne pouvait pas venir ; que lady Campbell veillait, sentinelle attentive ; que l’illusion mortelle serait entretenue sans relâche, ni pitié.

Parce que lady Campbell, arrivée au sommet de ce monceau de sophismes échafaudés à prodigieuse dépense d’esprit, était désormais invinciblement persuadée.

Aimait-il donc assez passionnément miss Trevor pour se faire le complice clairvoyant de la cruauté aveugle de lady Campbell ?

Non. Son amour était réel ; mais, comparé à l’autre sentiment qui était en lui, qui était en lui tout entier et plus que lui, son amour descendait à un plan inférieur. Ce pourquoi il eût brisé toutes barrières ; ce pourquoi il eût posé le pied sur une chose sainte, sur la tête d’un ami, sur le cœur d’une amante, afin de s’élancer mieux et plus loin ; ce pourquoi n’était pas de l’amour. C’était ce qu’il appelait « son ambition », ce qu’un artiste eût appelé son idée, un conquérant sa politique. C’était une pensée vaste, un désir immodéré, une passion raisonnée. C’était la contemplation d’un but, aperçu d’abord autrefois comme une lueur lointaine, et qui, à mesure qu’il avait monté dans la vie, avait grandi, grandi jusqu’à se faire soleil, jusqu’à brûler son imagination qu’il emplissait de rayons trop ardents. Entre lui et le but, Mary était un degré.

Mais que le lecteur n’aille point se méprendre et jauger Rio-Santo à la mesure de ces dons Juans diplomatiques qui arrivent par les femmes, comme on dit pour exprimer par des mots acceptables une ignominieuse idée.

Ceux qui l’ont connu, ceux que l’explosion de sa pensée fit trembler, comme eût pu faire l’éruption d’un volcan au milieu des trois millions d’habitants de Londres, pourraient dire tout ce qu’il y avait en lui de jeunesse, de charme, d’amour franc, sincère, de volupté entraînante et sans arrière-pensée. Il méditait et calculait autant qu’un premier ministre, agissait davantage et trouvait le temps de rêver comme un poète et d’aimer comme un fou.

Lorsque M. le vicomte de Lantures-Luces prononça, dans la loge de lady Campbell, le nom de Frank Perceval, le petit Français dut être étonné de l’effet produit. Rio-Santo tressaillit comme un lion au repos qui sentirait l’aiguillon d’une guêpe à travers l’épaisse égide de son cuir : lady Campbell perdit son sourire et fronça le sourcil ; miss Trevor releva soudainement sa jolie tête affaissée et tourna vers le vicomte un regard avidement interrogateur. Lantures-Luces n’était guère habitué à un pareil succès. Il s’arrêta pour se faire désirer davantage.

– Eh bien, monsieur, dit miss Mary ; eh bien ?

Rio-Santo quitta la place qu’il occupait derrière la jeune fille et se dressa auprès de Lantures-Luces, qui disait :

– Ce pauvre Frank s’est battu en duel.

– En duel ! répéta Mary haletante.

– Et il a été blessé…

– Légèrement, monsieur, n’est-ce pas ? interrompit lady Campbell avec un signe de tête qui demandait impérieusement une réponse affirmative.

– Je vous demande pardon, répondit Lantures-Luces ; dangereusement, madame… fort dangereusement.

– Frank ! blessé ! murmura faiblement Mary, qui mit la main sur son front pâle et ferma les yeux.

– Quant au nom de son adversaire… reprit Lantures-Luces.

Il s’arrêta tout à coup : le marquis venait de lui serrer violemment le bras.

– Bien, très cher, je vous comprends, reprit-il ; j’ignore le nom de celui qui a blessé le pauvre Frank.

Lady Campbell et Rio-Santo échangèrent un regard ; d’un côté, ce fut une question ; de l’autre, un aveu. Miss Trevor laissa glisser sa main le long de son corps et rouvrit les yeux.

– N’a-t-on pas dit que Frank Perceval est blessé, murmura-t-elle, blessé dangereusement, mon Dieu ?

Lady Campbell voulut lui prendre la main, mais Mary chancela sur son fauteuil et tomba de côté, privée de connaissance. Lantures-Luces se retira pour aller conter cet incident aux dandies de la loge infernale.

– Pauvre enfant ! dit lady Campbell en mettant son flacon de sels sous les narines décolorées de sa nièce. Ah ! milord, qu’avez-vous fait ?

– Il m’avait insulté, madame, et il est mon rival !

– Rival malheureux, monsieur ! car cet évanouissement prouve seulement que Mary se souvient du compagnon de sa jeunesse. Veuillez demander ma voiture, milord !

Rio-Santo baisa la main de lady Campbell et se dirigea d’un pas rapide vers l’entrée du théâtre.

– Il faut que demain tout soit fini ! murmura-t-il ; à tout prix je serai le mari de miss Trevor.

Susannah et la comtesse de Derby se retrouvaient seules dans la loge de cette dernière. Les visites avaient pris fin. La comtesse, bonne et prévenante, parla de Brian, et Susannah écouta avec bonheur chacune de ses paroles. Quand lady Ophélia se tut, Susannah la remercia naïvement, livrant ainsi son secret et divulguant d’un mot son amour, comme si elle n’eût point su que, dans le monde, l’amour est chose qu’il faut cacher. La comtesse lui prit la main en souriant.

– Je voudrais être votre amie, dit Susannah.

– Je suis la vôtre, madame, répondit Ophélia. Quand vous serez heureuse comme ce soir, venez vers moi ; la vue de votre bonheur me consolera ; quand vous souffrirez, venez encore, venez surtout : on souffre moins lorsqu’on est deux à souffrir.

Susannah la regarda étonnée.

– Vous, si brillante, si belle, murmura-t-elle, vous parlez de souffrir !

– Que Dieu vous préserve, madame, dit Ophélia en essayant de sourire encore, vous qui êtes plus brillante et plus belle, d’apprendre que, contre certaines souffrances, noblesse et beauté sont impuissantes à nous protéger.

Susannah pressa doucement la main de la comtesse entre les siennes.

– Je n’ai jamais aimé que vous et lui, pensa-t-elle tout haut ; celles qui ont une sœur sont heureuses.

Elles ne se séparèrent que sous le péristyle du théâtre, après le spectacle.

La voiture de Mme la princesse de Longueville ! cria un groom à brillante livrée.

Susannah avait presque oublié son noble nom. La comtesse lui dit adieu pour monter elle-même dans son équipage. Susannah s’élança dans le sien. À peine y était-elle, qu’une main d’homme ferma la portière.

– Princesse, dit en même temps la voix de Tyrrel l’Aveugle, qui était assis à côté d’elle, nous sommes loin d’hier soir et de la Tamise, n’est-ce pas ? Remettez-moi l’objet qu’on vous a confié.

Susannah tira de son sein, sans répondre, la bague, et la tendit à l’aveugle, qui la prit.

– C’est bien, dit-il, demain vous aurez de la besogne, madame. Il vous faudra soigner un malade et mettre un baiser sur le front d’un homme qui n’est pas l’honorable Brian. Mais c’est un Honorable aussi, et Perceval vaut Lancester.

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