XXI LA LOGE NOIRE

Snail fit les choses en conscience. Il dépensa ses cinq guinées chez un fripier de Long-Acre, et en sortit costumé en gentleman des pieds à la tête. Rien n’y manquait : ni les escarpins vernis, ni les bas de soie, ni les gants blancs. Avant d’entrer au théâtre, il retourna dans Before-Lane et cacha ses habits, dont il avait fait un paquet, dans l’enfoncement même où avait eu lieu son entrevue avec le bon capitaine Paddy O’Chrane.

C’était vers la fin du deuxième acte de Freyschutz. Snail entra au foyer et se mit à faire les cent pas de long en large, renflant de son mieux la poitrine, cambrant ses reins en mâchant un cure-dent de plume qu’il avait acheté pour compléter sa tenue de gentleman. Il avait pourtant arboré sur sa poitrine un large nœud de satin jaune qui ne ressemblait à aucune décoration connue. En désespoir de cause, il s’approcha du comptoir et demanda un verre d’ale. On lui servit une glace. Nous pensons que son mécontentement se serait exprimé d’une façon éminemment désagréable pour la nymphe du buffet, si un monsieur ne fût pas venu faire diversion à sa colère. Ce monsieur lui mit le doigt sur la poitrine, à l’endroit où miroitait le fameux nœud de satin jaune.

– Suivez-moi, dit-il à voix basse.

– Comment, suivez-moi ! répliqua Snail en redressant fièrement sa courte taille ; du diable si vous n’êtes pas un plaisant original, vous !

Le nouveau venu le regarda un instant en souriant.

– Voilà un déterminé petit drôle, murmura-t-il.

Puis, prenant sa main tout à coup, il fit une croix avec son index sur la paume, et ajouta :

– Gentleman of the night !

– À la bonne heure ! dit Snail avec importance ; vous parlez maintenant comme il convient. Mais vous sentez, milord, que, chargé comme je le suis d’une mission de haute confiance, je ne puis écouter le premier étourneau venu qui me dira : Suivez-moi !

Tous deux quittèrent le foyer au moment où la foule sortait par toutes les issues de la salle après le tomber du rideau. Ils parvinrent à grand’peine à se frayer un passage dans les couloirs soudainement remplis, et s’arrêtèrent à deux pas de la loge où se tenaient la comtesse Ophélia et Mme la princesse de Longueville. Le monsieur frappa trois doubles coups à la porte de la loge voisine. La porte s’ouvrit, et Snail, subitement poussé par les épaules, se trouva tout à coup dans une complète obscurité.

Un profond silence régna pendant une minute. Snail entendait seulement le bruit de plusieurs respirations contenues. Il eut un frisson de peur.

– Je te sens trembler, enfant de la famille, dit une voix sourde et déguisée. Si tu es un poltron, va-t-en !

– Dieu me damne, milord, répondit Snail, je suis un homme ! Seulement, j’aime assez à voir clair devant moi. Que faut-il faire, en définitive ?

– Il faut se taire.

Snail, au même instant, se sentit prendre par le bras. On l’attira sur le devant de la loge. Une main toucha l’écran, au milieu duquel apparut aussitôt un point lumineux.

– Mets ton œil à ce trou, lui dit-on.

Snail obéit. Sa vue, habituée déjà à l’obscurité de la loge, fut éblouie par les flots de la lumière qui tombaient du lustre et montaient de la rampe. L’homme qui avait parlé sembla comprendre cela et attendit quelques secondes avant de reprendre la parole.

– Regarde en face de toi ; dans la première loge, sur le théâtre, dit-il ensuite. Que vois-tu ?

– Je vois une lady, pardieu, avec une robe de satin et des clinquants qui brillent partout sur elle.

– Vois-tu la main de cette lady ?

– J’en vois une.

– Laquelle ?

– Sa main gauche qui est appuyée sur le rebord de la loge. Ah ! par saint Georges, les belles bagues ! et que ma jolie Madge serait contente d’en avoir deux ou trois comme cela !

– Au doigt annulaire de cette main, tu dois voir une bague qui brille plus que les autres…

– Je crois bien, milord, je crois bien. On dirait un petit morceau de soleil.

– Ôte-toi de là.

Le trou fut rebouché. Snail se retrouva dans une nuit profonde.

– La main gauche et le doigt annulaire, lui répéta-t-on en lui serrant fortement le bras. Tu te souviendras bien ?

– Oui, milord.

– Maintenant, approche ici.

On le poussa vers le côté droit de la loge. L’écran fut imperceptiblement soulevé et un rayon vif illumina la loge ; mais deux mains avaient saisi la tête de Snail qui ne put se retourner pour voir quels étaient ses compagnons.

– Regarde ! lui dit-on encore, mais cette fois, bien bas ; que vois-tu ?

– Je vois les épaules d’une femme. Que Satan me brûle, milord, si ce ne sont les plus belles épaules de Londres !

– Tais-toi ! Tu ne peux voir son visage ?

– Non, milord.

– Attends.

On continua de tenir la tête de Snail immobile jusqu’à ce qu’il eût dit :

– Je la vois, milord ; je vois sa figure. Eh mais… j’ai vu cela déjà quelque part !

– Silence !

L’écran toucha de nouveau la cloison de la loge. L’obscurité redevint complète. On lâcha la tête de Snail qui se secoua comme un barbet.

– Où diable ai-je vu cette belle lady ? se demanda-t-il. Puis, tout à coup frappé d’un souvenir, il ajouta : Niais que je suis ! C’est qu’elle ressemble à Susannah, la fille des Armes de la Couronne !

– Tu vas sortir, dit à ce moment la voix. Tourne-toi vers la porte et ne regarde pas derrière toi.

La porte s’ouvrit ; on poussa Snail dehors comme on l’avait poussé dedans. Il se retrouva dans le couloir, à côté de l’homme qui l’avait accosté dans le foyer. L’inconnu le prit par la main et lui parla pendant dix minutes environ, répétant plusieurs fois les mêmes phrases, faisant en un mot, comme ces maîtres d’école qui tâchent de mettre dans la dure tête d’un enfant une leçon difficile.

– Bien, milord, bien ! s’écria enfin Snail avec impatience ; si vous me le répéter une fois encore, que diable ! je n’y comprendrai plus rien. C’est convenu, compris, connu. Travaillons !

– Prends garde ! l’interrompit le gentleman qui n’avait peut-être pas en Snail une aussi grande confiance que Snail lui-même ; il ne s’agit pas d’une bagatelle.

– Quand il s’agirait de cinq cents livres, et une méchante bague ne peut valoir cela, je serais sûr de moi, milord.

Snail et son compagnon firent le tour de la salle par le couloir de service et se dirigèrent vers le côté occupé par lady Jane. Un homme qui sortit sans bruit de la loge mystérieuse les suivit à une vingtaine de pas de distance. Cet homme était Tyrrel l’Aveugle. Il laissait après lui dans la loge quatre gentlemen qui, l’œil appliqué à quatre trous pratiqués à l’écran et pareils à celui qui avait servi de lunette à Snail, regardaient avidement la loge de S. A. R. le duc d’York.

De l’autre côté du théâtre on ne pouvait nullement se douter de ce manège. L’écran ne paraissait que bien peu, et seulement à l’endroit où se croisaient les rideaux de la loge. Néanmoins, cette loge hermétiquement fermée avait excité un instant les soupçons du commissaire chargé de la police du théâtre. Il donna mission à un agent de surveiller cette loge.

C’était à peu près le moment où Brian de Lancester excitait l’attention de la salle entière. Quelques minutes après, comme nous l’avons dit, l’entrée à demi-prix eut lieu. Snail et son compagnon étaient alors à droite de la scène, derrière la loge où se tenait seule lady Jane.

– Attention ! dit tout bas le guide de Snail.

Puis, presque aussitôt, à l’instant même où le tumulte atteignait son comble, il ajouta :

– En besogne !

Et il disparut. Tyrrel l’Aveugle prit sa place. Snail frappa résolument à la porte de la loge du duc d’York. Il tenait à la main un papier.

– Milady, dit-il en saluant respectueusement, milord-duc m’envoie vers Votre Seigneurie, et me charge de lui remettre ce message.

Il tendit la lettre. Lady Jane avança la main pour la prendre. Mais, à l’instant où ses doigts rencontraient le papier, Snail les saisit violemment, et, avec un sang-froid inouï, il fit effort pour arracher la bague qui entourait le doigt annulaire. Il avait bien vu, il avait bien écouté : il ne se trompa point. Lady Jane, terrifiée par cette attaque étrange, ne put d’abord trouver de voix pour pousser un cri. Lorsque son gosier donna enfin passage à une plainte, Snail, vainqueur, repassait le seuil de sa loge et s’esquivait avec la bague.

Lady Jane, éperdue, s’élança à sa poursuite, mais, sur le seuil même, elle se heurta contre Tyrrel l’Aveugle ou mieux contre l’infortuné sir Edmund Makensie.

– Laissez-moi passer, monsieur ! s’écria-t-elle. Au voleur !

Le pauvre aveugle fit en vérité de son mieux pour laisser passage, mais la fatalité s’en mêla. Il arriva entre lady Jane et lui comme entre ces passants trop courtois qui, se rencontrant sur le trottoir, se rangent tous deux en même temps d’un côté, puis encore ensemble de l’autre, et ainsi de suite, de façon à se barrer la route durant une demi-heure. Chaque fois que lady B… se précipitait à droite, sir Edmund l’imitait ; chaque fois qu’elle se jetait à gauche, elle trouvait cet homme vraiment digne de pitié sur son passage.

– Elle n’est pas à moi, cria-t-elle en haletant comme une folle : Son Altesse Royale me l’a prêtée… confiée ! C’est un diamant de la couronne, mon Dieu ! un diamant qui vaut vingt mille livres ! Au secours !

Enfin, trouvant de la vigueur dans son désespoir, elle saisit les deux bras de sir Edmund Makensie qu’elle attira violemment au dedans de la loge. Puis elle s’élança, éperdue, par les corridors.

Sir Edmund, qui n’avait rien vu, rien compris, le pauvre homme, mit la main sur l’appui de la loge et jeta dans la salle son œil sans regards. Sa prunelle voilée se dirigea, par hasard sans doute, vers la loge fermée, et il fit un imperceptible signe de tête. L’écran se baissa à demi.

Snail cependant, profitant de son absence, avait fait tranquillement le tour de la salle, nul ne songeait encore à le poursuivre. Il entra dans la loge de la comtesse Ophélia, qui était ouverte. La comtesse, penchée hors de sa loge, tâchait de voir ce qui se passait vis-à-vis d’elle et d’où venaient les cris de lady Jane B… Susannah, au contraire, regardait, pensive, la place que venait de quitter Brian, au fond de la salle, sous la loge du comte de White-Manor. Snail toucha du doigt par derrière la peau satinée de son épaule et prononça tout bas :

– Gentlewoman of the night !

La belle fille se retourna en sursaut.

– Pardon, madame ? dit Snail en souriant ; mettez ceci dans votre sein. C’est un dépôt confié par Leurs Seigneuries.

Susannah prit ce que lui tendait Snail, et celui-ci disparut par la petite porte du fond qui donne sur la scène.

Ce fut alors que lady Jane B… parvenant enfin à franchir l’obstacle qui lui opposait l’aveugle Tyrrel, s’élança dans le couloir. Tout fut bientôt en émoi dans la salle. Il s’agissait d’un diamant de la couronne, disait-on, imprudemment confié à lady Jane, d’un joyau valait un demi-million. Ce qu’il y avait de police au dedans et au dehors s’agita et en vain. Puis une inspiration subite vint au commissaire. Il se toucha le front et dit :

– J’ai notre affaire !

La pauvre lady Jane prit un peu d’espoir. Le commissaire, allongeant le pas, se dirigea, suivi d’un bataillon de policemen, vers la loge mystérieuse où Snail avait reçu ses instructions. Il rangea les agents, moitié à droite, moitié à gauche.

– Ce sont des gens résolus, dit-il ; tenez ferme ! Êtes-vous prêts ?

– Oui, monsieur, répondirent les agents qui serrèrent leurs rangs de façon à ne pas laisser passer entre eux une souris.

– Attention ! ! ! dit encore le commissaire.

En même temps, il ouvrit la loge. Les agents tenaient en arrêt leurs baguettes plombées, tout prêts à assommer le premier qui se présenterait. Personne ne se présenta.

Mais la loge, malgré l’ouverture de la porte, gardait une obscurité assez grande pour qu’il pût s’y cacher quelqu’un. Le commissaire entra et fit jouer l’écran dans sa coulisse.

Des flots de clarté inondèrent la loge : elle était vide.

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