XXIV LE TAP

Jamais, au grand jamais on n’avait vu Bob-Lantern s’occuper si activement d’une chose qui ne le regardait point. Les coups de canne du bon capitaine Paddy O’Chrane semblaient lui avoir communiqué un entrain extraordinaire, et, lorsque Snail, de retour de son expédition, revint à The Pipe and Pot, Bob travaillait des pieds et des mains à déblayer le tap, empli de décombres, pour faire plaisir, disait-il à son ami l’honnête Mich, qui avait toujours ses coudes sur la table et sa tête entre ses deux mains. La tumeur de Mich avait grossi et se montrait, blanchâtre, veinée de sang, sous les mèches humides de ses épais cheveux roux.

Bob interrompait parfois son travail, pour venir s’asseoir auprès de Mich.

– Bois un peu, mon garçon, lui disait-il ; mais ne bois pas trop. Tu as affaire à un vigoureux drôle. Heureusement, Mich, mon honnête Mich, Tom Turnbull est une brute qui frappe en aveugle, et, si tu t’es laissé toucher à la tempe, mon vieux, c’est que tu avais bu.

– Tom ne viendra pas, répondait Mich, exprimant involontairement son espoir ; c’est un lâche !

– C’est un lâche, Mich, un vrai lâche, mais il viendra. Oh ! j’irai le chercher s’il ne vient pas, Dieu me damne ! par intérêt pour toi, Mich, mon cher garçon.

Quelqu’un qui eût observé le visage de Bob tandis qu’il soufflait ainsi ses paroles à voix basse dans l’oreille de Mich, aurait reculé de dégoût et d’effroi. La sueur perçait sous ses cheveux durs et bas plantés ; ses yeux scintillaient cauteleusement derrière les poils abaissés de ses sourcils.

Depuis deux heures il était là, tâchant d’échauffer le sang inerte de Mich. Car, depuis deux heures, une haine furieuse bouillonnait au-dedans de lui contre Tom Turnbull, et il n’osait pas attaquer Tom lui-même face-à-face. Tom lui faisait peur.

Lorsqu’il quittait Mich, son champion, durant une minute, c’était pour préparer le tap qu’il avait marqué dans sa sagesse comme un lieu parfaitement convenable à la lutte annoncée. Le tap était vaste ; son sol gardait le niveau, et la poudre épaisse qui le couvrait, annulant les dangers véniels de la chute, prolongerait le combat et lui donnerait pour résultat presque certain une sanglante catastrophe.

Snail avait repris son costume naturel et portait sous le bras ses habits d’emprunt arrangés en paquet. Il vint se rasseoir à sa place, vis-à-vis de Mich et à côté de Madge. Madge n’avait pas bougé. Sa pipe brûlante et humide était toujours entre ses dents. Ni le tabac, ni le gin, ni le rhum n’avaient produit le moindre effet sur elle. Au contraire, la pauvre petite Loo, brisée par l’ivresse et la fatigue, était tombée sans mouvement au milieu de son bal extravagant. On la voyait étendue à terre, dans le coin même où elle dansait tout à l’heure. Ses formes grêles se dessinaient sous l’étoffe de sa robe, trempée d’ale et de sueur. Elle avait la tête renversée, et d’admirables cheveux blonds, seuls débris d’une beauté polluée en son germe, ruisselaient sur le sol autour d’elle. Ses joues hâves et creusées avaient deux taches de feu aux pommettes, et ses paupières demi-baissées laissaient voir l’émail terni de ses grands yeux. Elle dormait.

– Ohé ! s’écria Snail, tout le monde dort ici ! ma jolie Madge ne me dit seulement pas bonsoir ; Mich, mon beau-frère, a l’air d’un bœuf à l’abattoir ; et Loo… où diable est Loo, ma jolie Madge ?

Madge étendit silencieusement la main ver le coin où gisait la pauvre fille.

– Tu es un gros coquin, Mich, dit Snail, de laisser comme cela ta femme. Que lui faudrait-il, à Loo ? un peu de gin, pardieu ! et elle serait gaillarde comme toi et moi.

Il fit le tour de la table et s’approcha de sa sœur.

– Pauvre Loo ! dit-il. Elle brûle comme un tison de coke ! Elle étouffe comme cela, la tête en bas. Loo ! Loo !

Il la secoua, et la petite fille se leva à demi pour retomber lourdement à terre.

– Oh ! oh ! dit-elle d’une voix creuse ; j’ai du feu… j’ai du feu là-dedans !

Ton verre, Madge, s’écria Snail.

Madge passa le verre plein de rhum à Snail, qui l’approcha des lèvres de sa sœur. Celle-ci le but d’un trait. Elle ouvrit les yeux alors, se leva et se prit à rire.

– Du tabac ! dit-elle, j’ai fait un bon somme, pardieu ! Qui veut danser avec moi ?

– Attention, Mich, mon garçon, dit Bob, qui vint s’asseoir auprès de lui, j’entends du bruit dans la rue. Ce sont eux.

Mich se redressa et parut écouter attentivement.

– Les voilà ! les voilà ! cria Snail ; Mich, de par Dieu ! lève-toi ! lève-toi comme un bon garçon. Tu as peur, je pense.

– Non, Snail, non, il n’a pas peur. Mich est un brave. N’est-ce pas, Mich ?

C’était Bob qui parlait ainsi.

– Ma bonne mistress Witch, reprit-il tout bas, avez-vous mis à chauffer ce que je vous ai dit ?

– J’ai mis une mesure de rhum, monsieur Bob, j’ai mis deux mesures de gin, un quart de pinte d’eau-de-vie de France, une demi-once de cannelle, une poignée de clous de girofle, trois pincées de poivre et un verre de sherry.

– C’est cela, ma bonne dame. Est-ce chaud ?

– Bouillant, monsieur Bob. Je vais vous le servir.

Peg Witch disparut un instant et revint presque aussitôt avec un bol fumant, dont l’âcre vapeur la faisait tousser en chemin.

– Allons, Mich ! un verre de grog, mon fils ! cria joyeusement Bob ; ça te donnera du cœur, mon garçon. Tu n’en manques pas, je le sais bien, pardieu ! mais on n’en a jamais de trop.

Bob versa le brûlant mélange à la ronde. Mich but son verre d’un trait ; Madge l’imita, Snail fit la grimace et jeta ce grog de nouvelle espèce qu’il déclara détestable.

– Le fait est, dit Madge, profitant du moment où elle avait ôté sa pipe pour boire, le fait est qu’il n’est pas assez fort.

– Un autre verre, Mich ! reprit Bob.

Mich but un second verre.

Comme il achevait, un violent coup de pied lança la porte en dedans.

– Quand je vous disais que c’étaient eux ! s’écria Snail ; les voilà ! voilà le fun qui va commencer ! vive le fun ! The fun for ever !

En parlant, il s’était levé. Bob versa un troisième verre à Mich, qui, dans son trouble, l’avala jusqu’à la dernière goutte. Bob le regarda en face. L’inerte visage de Mich s’animait insensiblement. Ses paupières battaient ; les veines de son cou se gonflaient. Ce que voyant, Bob saisit le bol à moitié plein encore et le brisa sur le carreau de la salle.

– Il en a assez ! murmura-t-il, et il ne faut pas que Turnbull en goûte !

Snail, cependant, s’était élancé vers les nouveaux arrivants. C’étaient Tom Turnbull, le gros Charlie, Mitchell et deux ou trois autres des matelots nocturnes du bon capitaine Paddy. Tous, ils étaient ivres ; seulement Turnbull l’était un peu plus que les autres.

Bob donna une rude poignée de main à Tom Turnbull.

– Allons, allons, mon vieux Tom, dit-il, Mich est un bon garçon et va devenir notre camarade. Est-ce qu’on ne pourrait pas arranger cela ?

Tom, malgré son ivresse, regarda Bob d’un air soupçonneux.

– Puisque tu t’en mêles, toi, dit-il d’un air sombre, il y aura un crâne brisé ce soir… peut-être deux… que veux-tu ?

– Je veux vous calmer tous deux, mon vieux compagnon, reprit Bob en mettant dans sa voix une nouvelle dose de miel.

– Tu veux nous donner le diable au corps, c’est bien. J’ai mes seconds ; va-t’en !

Bob s’en alla retrouver Mich. Celui-ci n’était plus le même homme. Son torse robuste s’était redressé. Il y avait une flamme sauvage dans son regard. Le grog infernal de Bob faisait son effet.

– Mon garçon, dit ce dernier, ce diable de Tom ne veut entendre à rien !

– Quel Tom ? demanda Mich dont l’épaisse cervelle se troublait, en même temps que son sang s’échauffait.

Bob pressa du doigt la tumeur qu’il avait au-dessus de l’oreille.

– Celui qui t’a fait cela, pardieu ! murmura-t-il ; le coquin de Tom Turnbull.

À ce nom, Mich tressaillit convulsivement et asséna sur la table un coup de poing qui fit sauter les verres et les cruchons.

– Où est-il ? où est-il ? s’écria-t-il ; ah ! je vais le tuer cette fois !

– Puisses-tu dire vrai ! pensa Bob.

Snail battait des mains et répétait sur tous les tons que le bal allait commencer. Il ne se trompait pas. Turnbull avait entendu la menace de Mich ; il se leva et l’appela par son nom. L’instant d’après, le tap présentait l’aspect d’un champ clos. Tous les chalands de The Pipe and Pot étaient rangés en galerie autour de l’arène tracée par les soins de Bob-Lantern. Derrière les hommes on voyait, montés sur des bancs apportés, Peg Witch, Assy-la-Rousse, et Loo qui chantait toujours d’une voix creuse et monotone.

Mich et Turnbull étaient placés vis-à-vis l’un de l’autre. Turnbull assisté par le gros Charlie, Mich par Bob-Lantern, son nouvel ami. Snail et Mitchell tenaient, l’un du vulnéraire (c’est-à-dire de la sauge infusée dans de l’eau-de-vie), l’autre un pot de pommade contre les contusions. Ces deux baumes sortaient de la pharmacopée de Peg Witch, dont le bouge était fréquemment le théâtre de ces sortes d’ébats. Les deux champions commencèrent à se mesurer du regard, tandis que Bob et Charlie discutaient des conditions du combat.

À ce moment, on frappa doucement à la porte de la rue que Peg venait de fermer.

– N’ouvre pas, Peg, s’écria Mitchell, ou je t’étrangle ! ce sont les policemen.

La tavernière était allée mettre son oreille sur les planches mal jointes de la porte.

– Ouvrez, Peggy, ma bonne, dit une voix à l’extérieur. C’est un ancien ami qui vient vous voir, et vous n’aurez pas à vous repentir de sa visite.

– Que Dieu me pardonne ! murmura Peg ; c’est la voix de Gilbert Paterson, que je n’ai pas vu depuis dix ans, et qui est, dit-on, maintenant, l’homme d’affaires du riche comte de White-Manor. Seigneur ! c’est le dernier homme que j’aie aimé, pourtant.

Elle tira les barres de la porte, et l’intendant du comte entra. Il était enveloppé d’un vaste manteau. Son chapeau tombait sur ses yeux.

– Bonsoir, Peg, dit-il en changeant tout à coup de ton ; bonsoir.

– Seigneur Dieu ! Gilbert, comme vous avez grossi, et vieilli, et grisonné, mon homme !

– Bien, Peg ! On se bat chez vous ? J’attendrai que la bataille soit finie.

Paterson, qui avait l’air soucieux et fort abattu, s’assit tout seul dans une case. Peg remonta sur son banc.

Une vive contestation s’était engagée sur la question de savoir si le combat serait à merci ou à mort. Turnbull penchait pour la première solution ; mais Mich, excité par Bob et surtout par le fameux grog, ne voulait entendre à rien. Snail ne se possédait pas de joie. De temps en temps, lorsque le fracas de la discussion se taisait, on entendait la voix rauque et monotone de Loo, qui chantait.

On frappa une seconde fois à la porte de la rue.

– Peg ! noire damnée ! dit-on rudement au-dehors ; ouvre, ou je mets le feu à ton repaire.

Peg reconnut sans doute la voix, car elle s’empressa de tirer les barres de sa porte. Un homme de taille au-dessus de la moyenne et d’une carrure herculéenne entra ; il était, comme Paterson, couvert d’un vaste manteau dont le capuchon rebattu lui tenait lieu de coiffure.

– Bob est-il ici ? demanda-t-il.

– On est en train de se battre, répondit Peg.

– C’est bien !

Le nouvel arrivant se dirigea vers le tap.

– Jusqu’à la mort ! hurlait Mich en ce moment ; je veux tuer ou être tué ! mille diables !

– Deux mille diables ! mon garçon, tu dis bien, répondit l’homme au manteau qui, écartant la foule à droite et à gauche, s’avança entre les deux combattants ; la mort ! vous en valez la peine tous deux ; et, d’avance, j’achète deux guinées le corps du vaincu. Le marché vous va-t-il ?

Ce disant, il jeta en arrière son capuchon.

– Bishop ! Bishop le burkeur ! murmura l’assistance avec un frémissement de crainte.

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