XXV BOUE ET SANG

Thomas Bishop, le burkeur (the burker ), était un homme jeune encore. Il semblait de force à battre Turnbull et Mich réunis. À ses épaules, d’une carrure réellement formidable, pendaient deux bras longs, musculeux, renflés au-dessus du coude, dont la vigoureuse apparence eût fait honte aux bras de Milon de Crotone. Sa figure, courte et bouffie, rappelait le museau d’un bouledogue. Il parcourut l’assemblée du regard et fit un signe de tête à Bob-Lantern.

– Apporte-moi une chaise et du rhum, Peg ! dit-il ensuite. Je n’aime pas à rester debout. Allons, mes camarades, que je ne vous gêne pas. Assommez-vous comme de jolis garçons. Je vais boire à votre santé.

L’arrivée de ce terrible personnage avait jeté quelque gêne dans le fun. Le bal perdait de sa gaîté. Turnbull et Mich semblaient avoir envie d’ajourner la partie. Mais ce n’était pas le compte de Bob. Il mit sa bouche sous l’oreille de Mich.

– Je sais un coup, mon garçon, murmura-t-il, un coup qui tuerait le diable ; à la quatrième passe, foi de Bob, je te l’enseignerai.

– Eh bien ! dit Bishop le burkeur, en jetant deux guinées dans la poussière entre les champions, commencez-vous, mes drôles ? Dépêchez : j’ai besoin de Bob.

– Monsieur Bob, dit Peg Witch, qui avait réussi à se faire jour, il y a dans le parloir un gentleman qui veut vous parler. Il s’agit de gagner une bonne somme.

– Un gentleman ! répéta Bob : à cette heure ! et une bonne somme, Peggy, ma bonne dame, dites-lui d’attendre, ce sera bientôt fait. Allons, Mich, en garde, mon fils ! rends-lui sur l’œil ce qu’il t’a donné sur la tempe.

Bob toucha encore du doigt la tumeur de Mich.

– C’est dit ! s’écria celui-ci en fermant les poings ; avance ici, Tom, que je te tue !

Tom se mit en garde. Bishop le burkeur, assis au premier rang de la galerie devant le reste des spectateurs, tenait d’une main son verre de rhum et de l’autre sa montre. L’art de boxer est moins connu à Londres qu’on ne le pense généralement sur le continent. Néanmoins, il est vrai de dire que le ring est descendu jusqu’à un certain point dans les mœurs populaires. En outre, le Londonner pur sang, c’est une justice à lui rendre, possède, infuse, la science du coup de poing. Dans leurs duels, les gens du peuple et les vagabonds imitent de leur mieux les règles officielles posées par les gladiateurs de profession. Et Dieu sait qu’ils s’en trouvent mal ; car ces règles, surtout celles qui consistent à multiplier les assauts en diminuant leur durée, est un véritable raffinement de barbarie.

– Je vais mesurer, dit Bishop ; une minute par coup, c’est assez. Allez !

– Allez ! répétèrent Bob et Charlie.

Les deux champions se tâtèrent durant une seconde. Mich frappa le premier. Une fois la glace rompue, les coups se succédèrent drus comme grêle.

– Bien, Tom ! Hardi, Mich, mon beau-frère ! criait Snail au comble de la joie. Du gin, sorcière Peg, pour ces braves garçons. Viens, Loo, viens apporter à boire à ton homme !

Il y avait, ma foi, de quoi s’enthousiasmer et de quoi se réjouir. Mich venait de briser le nez de Turnbull d’un monstrueux coup de poing, et Turnbull, pour ne point demeurer en arrière, lui avait martelé l’œil droit d’une terrible façon. Ils commençaient à s’échauffer ; ils s’étaient rapprochés, et les coups pleuvaient Dieu sait comme !

– Draw ! (tirez) cria Bishop ; la minute est passée.

Bob et Charlie s’élancèrent, saisirent chacun leur champion par les reins et le tirèrent violemment en arrière. Peg et Loo apportèrent du gin, savoir, Peg un verre entier, Loo un verre dont elle avait bu la moitié en chemin. Mich avala le reste et Bob lui frotta le tour de l’œil avec son vulnéraire.

– Oh ! le vrai coup de poing ! disait Snail ; regarde, Loo, regarde l’œil de ton homme, ma sœur ; dans dix minutes il enflera. Il sera gros comme une pomme de novembre ! ça commence bien ! Vive Mich ! vive Turnbull ! The fun for ever !

 Est-ce qu’il y a de l’ouvrage un petit peu ? demanda Bob à Bishop.

– De l’ouvrage et du bon, maître gueux, répondit le burkeur, mais nous avons le temps. En besogne, vous autres !

– Allez ! dirent Bob-Lantern et Charlie.

Le vulnéraire brûlait l’œil de Mich ; la pommade, rudement appliquée par Mitchell, avait mis le nez de Tom dans un état pitoyable. Ils s’élancèrent l’un contre l’autre avec fureur et se choquèrent comme deux béliers. Mich fut renversé du premier coup : il se releva ; un second coup le rejeta dans la poussière : il se releva encore.

On peut le dire. Cette seconde minute fut héroïquement employée.

Peu versés dans l’art fashionable du boxing, les deux champions s’occupaient plus de frapper que de parer, ce qui rendait leur combat atroce.

Chacun d’eux avait maintenant le visage sanglant, et, sur ce fond rouge, des taches livides marquaient çà et là la place des coups les plus récents. Ils frappaient en silence. Seulement Mich, qui était évidemment le plus faible, soufflait et râlait déjà.

– Draw ! prononça encore Bishop le burkeur.

Les deux combattants furent séparés une seconde fois. Snail trépignait de joie. Il fallait la terrible présence du burkeur pour contenir un peu les bruyants éclats de son allégresse.

– Oh ! oh ! oh ! disait-il en tournant sur lui-même ; le beau bal, le beau fun ! As-tu vu, ma jolie Madge ? Turnbull a deux dents brisées, et Mich, mon beau-frère, a plus de cloches sur son visage que toutes les paroisses de Londres ensemble. Loo ! Peg ! du rhum pour le grand Tom et mon beau-frère le brave Mich, que nous allons voir bientôt assommer !

Loo vint à la voix de Snail. Elle s’approcha, chancelante, et regarda Mich avec des yeux stupides.

– Va-t-on le tuer tout à fait ? demanda-t-elle.

– Oui, Loo, oui, de par Dieu ! Tu vas voir cela, ma sœur.

– Alors, dit Loo, je vais boire son rhum.

Elle but et passa sa main sur ses yeux.

– Pauvre Mich, murmura-t-elle doucement ; comme il me battait ! Prends son tabac dans sa poche, Snail. J’ai cru souvent qu’il me tuerait. Oh ! s’il avait pu me tuer !

– Allez ! dit le burkeur.

Tom et Mich, enragés par la souffrance, s’attaquèrent de nouveau en grinçant des dents. Cet assaut fut court : Bishop, par un raffinement de cruauté, ne laissa pas écouler la minute entière : mais il dura trop encore. Lorsqu’on sépara les deux combattants, ils étaient hideux à voir. Mich, saisissant à deux mains le front de Tom, avait arraché avec ses ongles la peau du crâne qui tombait maintenant sur les yeux comme un sanglant et lourd bandeau. Tom avait planté un coup de poing formidable sous l’œil gauche de Mich, et la tumeur, hâtée par la violence désespérée du coup, s’était faite instantanément.

On les baigna de vulnéraire ; on les enduisit de pommade.

– Je n’y vois plus ! mugit Turnbull, avec un horrible juron.

– Je suis aveugle ! hurla Mich, dont la rage atteignait au délire.

Ils disaient vrai tous deux. Le coup que le lighterman avait reçu sous l’œil au premier assaut avait fait cloche à la longue et lui bouchait maintenant l’œil droit ; le dernier coup avait mis sous l’œil gauche une tumeur semblable et plus volumineuse. De son côté, Tom était aveuglé par la peau de son front.

– Oh ! oh ! oh ! criait Snail ; en voilà un fun comme on n’en a jamais vu, pardieu ! Comment vont-ils faire, les deux bons garçons ? Mich, comment vas-tu faire pour tuer Tom ? Tom, comment vas-tu faire pour assommer mon beau-frère ?

– Allez, dit Bishop.

Tom et Mich restèrent immobiles.

– Arrachez-moi ce que j’ai sur l’œil, dit Mich dont le visage sans yeux exprimait pourtant une hideuse et brutale fureur. Arrachez-le-moi, pour que je tue Tom, au nom du diable !

– Relevez cette loque qui me pend au front ! enfer et damnation ! cria Turnbull à son tour ; je veux l’écraser, le moudre, par Satan ! l’écorcher, le broyer, le manger !

– À la bonne heure ! à la bonne heure ! dit paternellement Bob-Lantern. Voilà deux honnêtes amis ! Monsieur Bishop, vous avez votre trousse : un coup de lancette dans cette cloche qui bouche l’œil du pauvre Mich, ce ne sera rien… où est Loo ? Une aiguille, mistress Peg, et du fil. Loo, ma belle, recouds le front de ce pauvre bon garçon de Turnbull.

– C’est cela ! c’est cela ! vociféra l’incorrigible Snail ; une reprise perdue au cuir de Tom Turnbull. Oh ! pour sûr, on n’a jamais rien vu de pareil !

Loo prit l’aiguille et le fil des mains de Peg, qui tremblait en les lui donnant, tant cette scène était de nature à terrifier les âmes les plus bronzées. Loo vint se mettre devant Turnbull, releva le lambeau sanglant d’une main ferme, et fit, suivant l’expression de Snail, une véritable reprise perdue. Pas un muscle chez elle ne bougea pendant l’opération. Tom hurlait et jurait comme un damné, elle n’y prenait pas garde. Quand elle eut fini, elle coupa le fil et demanda à boire.

Pendant cela, Bishop, qui était à demi chirurgien, avait ouvert l’œil de Mich. Les deux champions se traînèrent l’un vers l’autre. La rage seule les soutenait désormais. C’était horrible à voir !

– Assez ! les pauvres diables en ont assez dit une voix dans l’assemblée.

Tout le monde fit chorus.

– Taisez-vous, drôles ! cria Bishop d’une voix tonnante ; pensez-vous que je les paierais, vivants, deux guinées ?

– Ferme, Mich, mon bon fils, dit Bob à l’oreille du lighterman ; fais ce que je t’ai dit et ne t’inquiète pas du reste.

Turnbull se présenta comme à l’ordinaire, les poings en avant. Mich ne se mit point en garde et reçut sans sourciller un déluge de coups, puis, prenant son temps, il saisit Turnbull aux cheveux, l’amena en avant, et lui cogna par deux fois la tête sur son genou relevé. Turnbull, étourdi, chancela dès que Mich eût lâché prise ; mais tout n’était pas fini, et la leçon de Bob était plus complète que cela. Tandis que Tom reprenait péniblement l’équilibre, Mich s’élança de toute sa force et ficha son crâne au beau milieu de la poitrine du malheureux Tom qui craqua sourdement.

Des flots de sang inondèrent au même instant le sol. Turnbull tomba comme une masse inerte. Mich, épuisé, se coucha dans la poussière auprès de lui.

Une demi-heure après, un silence profond régnait dans Before-Lane. Les planches pourries et mal jointes qui formaient la clôture de The Pipe and Pot ne laissaient plus passer qu’une lueur terne et douteuse. À l’intérieur, tous les bruits divers avaient pris fin.

Bishop restait seul dans la pièce d’entrée. Bob s’était glissé dans le parloir.

– Votre Honneur, dit-il à Paterson dont il ne voyait pas le visage, a quelque chose à me commander ?

– J’ai demandé à Peg Witch de me fournir un coquin sans peur et sans scrupule, commença Paterson ; eh ! mais, c’est toi, Bob… Peg a, ma foi ! bien choisi.

– Allons ! Bob ; ici, drôle ! cria Bishop.

– Que Votre Honneur m’excuse, reprit Lantern ; il paraît que je suis de sa connaissance. Je vais revenir tout à l’heure. Il y a là, de l’autre côté, un gaillard qui est durement capricieux. Il ne fait pas bon l’impatienter, Votre Honneur.

– Bob, coquin, dit encore Bishop ; ici.

Bob se hâta de le rejoindre.

– J’attendrai, murmura-t-il l’intendant du comte de White-Manor.

– Me voici, mon bon monsieur Bishop, dit Bob ; j’ai là un gentilhomme qui m’attend, mais je vous donne la préférence, comme de juste.

– Comme de juste, répéta Bishop. Ce gentilhomme qui fréquente le bouge de la sorcière Peg, doit être un vertueux sujet du roi. Va fermer la porte, Bob, afin qu’il n’entende pas ce que je vais te dire.

Bob obéit.

– Ce que je vais te dire, reprit le burkeur, avec une sorte d’embarras, du diable si je le dirais à un autre. Je n’ai jamais fait semblable besogne. Mais tu n’as ni cœur ni âme, Bob, et pourvu qu’on paie bien…

– On paiera bien, monsieur Bishop ? interrompit Bob dont l’œil s’alluma ; combien paiera-t-on ?

– Il s’agit d’enlever une jeune fille vivante pour les expériences du docteur… Mais tu n’as pas besoin de savoir le nom du docteur.

– Et combien paiera-t-on ? répéta Bob.

– Une jeune fille de dix-huit ans, vingt ans au plus, dix-sept ans au moins ; bien constituée, de belle taille, sans défaut, comme ils disent. Une belle fille enfin, Dieu me damne !

– Je le ferai, dit Bob ; combien paiera-t-on ?

– Moi, je ne pourrais pas amener une pauvre fille, vivante, à ce vampire de docteur Moore !

– Ah ! c’est le docteur Moore ! dit Bob ; combien paiera-t-il ?

– Cent livres.

– C’est dit, monsieur Bishop ; touchez-là !

Le burkeur fit un pas en arrière avec dégoût.

– Ne touchez pas si vous voulez, dit Bob. Avez-vous sur vous de votre eau ?

Bishop lui tendit un flacon, que Bob mit dans l’une de ses poches.

– Demain soir l’enfant sera chez vous, monsieur Bishop.

– Que Dieu te confonde ! dit le burkeur en prenant la porte.

– Cent livres ! grommela Bob demeuré seul. On ne gagne pas souvent cela d’un coup. Je lui donnerai la petite quêteuse de Temple-Church, pardieu ! C’est une métairie pour moi que cette jeune fille ! Mais comment l’attirer ? Bah ! je sais qu’elle est la fille de mon vieux patron, le laird Angus Mac-Farlane : on peut faire bien des choses avec cela ! À l’autre maintenant !

Bob ouvrit la porte du parloir.

– Sommes-nous seuls ? demanda l’intendant.

– Oui, Votre Honneur ; le gentleman avec qui je causais tout à l’heure dans le comptoir est allé à ses affaires.

L’intendant se débarrassa de son manteau.

– Monsieur Paterson ! dit Bob ; il y a donc du nouveau ?

– Trop de nouveau, répondit Paterson en soupirant. Je ne sais pas ce que ce damné de Brian a fait à milord ce soir, mais il est revenu du spectacle dans un état de fureur effroyable. Je l’ai abordé pour lui toucher deux mots de notre affaire. Tu sais la petite miss de Cornhill ?

– Anna Mac-Farlane ? je sais, Votre Honneur. Je parlais d’elle il n’y a qu’un instant à ce gentleman.

– C’est une houri ! s’écria l’intendant. Je l’ai vue. Quels yeux ! quel teint ! quelle bouche !

– Ah ! Votre Honneur, le fait est qu’on n’en trouve pas comme cela sous chaque pavé. Sa Seigneurie a mordu à l’hameçon ?

– Sa Seigneurie ne m’a pas écouté. Sa Seigneurie m’a traité de coquin !

– Pas possible ! murmura Bob avec onction.

– Sa Seigneurie m’a battu !

– Battu ! miséricorde !

– Sa Seigneurie m’a chassé !

– Chassé, Votre Honneur !

– Ce qui s’appelle chassé, ami Bob !

– Alors, fit Bob en mettant de côté son sourire patelin ; vous n’êtes plus l’intendant de milord ?

Paterson comprit.

– J’ai des économies, répliqua-t-il. Ne crains rien. Il y a quinze ans que je fais les affaires de White-Manor.

– C’est juste, murmura Bob, qui s’inclina humblement. Et que veut de moi Votre Honneur ?

– Je suis sûr que la petite charmerait milord du premier coup. Il me la faut.

– C’est durement malaisé, dit Bob en se grattant l’oreille.

– Il me la faut, te dis-je ! Je ne quitte la maison de milord que demain soir…

– Y pensez-vous ? en vingt-quatre heures !

– Je ne marchanderai pas. Si tu me l’amènes demain soir, je te compterai deux cents livres.

– Deux cents livres ! répéta Bob avec un frémissement voluptueux.

– Si tu ne veux pas, dis-le ; je m’adresserai à un autre.

– Cinquante livres d’arrhes, Votre Honneur, et, foi de Bob, la petite sera chez vous demain avant dix heures du soir.

Paterson tira son portefeuille et y prit cinq bank-notes de dix livres qu’il mit dans la main de Bob.

– Mon domestique veillera à la porte de la rue jusqu’à dix heures, reprit-il ; tu monteras avec l’enfant. Ne va pas me manquer de parole !

– Tenez mes cent cinquante livres prêtes, Votre Honneur.

Paterson sortit.

L’instant d’après, Bob descendait Before-Lane dans la direction de Bow-Street. Il marchait, confiant, dans ce noir coupe-gorge où un honnête homme n’eût pas fait un pas sans trembler. Tout en marchant, il réfléchissait profondément.

– Diable ! diable ! se disait-il, c’est durement embarrassant : cent livres de Bishop, deux cents livres de l’intendant, voilà qui est joli. Mais la petite ne peut servir de sujet au docteur Moore et de joujou au comte en même temps. Et pourtant, j’ai promis à Bishop ; j’ai promis à cette sangsue de Paterson. Diable ! diable !

Tout à coup il s’arrêta et frappa joyeusement ses mains l’une contre l’autre.

– Sot que je suis ! s’écria-t-il : elles sont deux ! la petite quêteuse à milord ; sa sœur au docteur Moore. Ils seront contents tous les deux, et moi j’aurai tenu mes engagements comme un honnête et loyal garçon. Voilà une famille de bénédiction !

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