XXIX COMÉDIE

– Je suis ruiné, reprit Brian de Lancester, si bien ruiné, madame, que mes ressources personnelles égalent à peine celles du plus pauvre mendiant. Et pourtant, je vis comme mes pairs vivent ; j’étale un certain luxe. D’où pensez-vous que je tire mes moyens de vivre, madame ?

– Je ne sais, répondit Susannah, qui aurait voulu revenir bien vite aux paroles d’amour.

– Vous seule au monde le saurez. Une main mystérieuse, madame, me jette chaque mois une périodique aumône.

– C’était cela son grand secret ! grommela Tyrrel ; j’avais, pardieu ! mes raisons pour en savoir quelque chose.

– Écoutez donc ! milord, dit la curieuse petite femme.

– Chaque mois, continua Brian, par des moyens divers et toujours occultes, je reçois cent livres sterling.

– Et c’est cent livres de perdues, très honorable fou ! grommela encore Tyrrel ; mais le maître le veut et je m’en lave les mains.

– Ces dons sont périodiques, reprit Brian ; ils m’arrivent régulièrement. Ils ne m’ont jamais manqué. Le premier paiement a eu lieu le jour même où ma ruine était consommée, je me suis demandé, pour la première fois, ce qu’il me restait à faire en ce monde.

– Vous avez donc été près de la mort, vous aussi ? murmura Susannah, dont les grands yeux noirs étaient humides.

– Je ne sais, dit Brian, qui baissa la voix. Mon cœur était plein de haine, et le désespoir conseille mal. Mais il est mon frère, après tout, et Dieu m’aurait fait la grâce sans doute de mourir avant de frapper. Oui, madame, oh ! je veux le croire ! et vous, croyez-le ! c’était près de la mort que j’étais, – et non pas près du crime !

Brian était pâle. Il y avait de l’égarement dans ses yeux, et sa main froide tremblait dans celle de Susannah.

– Brian, dit-elle, avec un doux accent de prière, ne soyez pas triste auprès de moi, car je ne sais pas vous voir souffrir. Vous avez été malheureux, mon Dieu ! vous. Brian ! Oh ! que ne peut-on donner sa vie pour le bonheur de ceux qu’on aime !

À son tour, elle attira les mains de Lancester et les serra passionnément contre sa poitrine. Brian murmura :

– Je vous ai dit mon secret. Gardez-le, même vis-à-vis de moi ! Savez-vous ce que c’est pour un gentilhomme, madame, que d’accepter une aumône ?

– Non, dit Susannah, qui baissa les yeux timidement sous le regard hautain de Brian. Vous ai-je offensé ? J’étais bien forte hier ; aujourd’hui, Brian, vous pourriez me tuer d’une parole.

– Vous le voyez bien, madame, reprit celui-ci après un silence et en passant la main sur son front où perlaient quelques gouttes de sueur ; nous serons malheureux.

– Non ! Écoutez ! s’écria tout à coup Susannah dont le beau visage rayonna ; vous n’aurez plus besoin de recevoir. Je suis puissante, moi ! je l’avais oublié ! Brian, je suis riche ! Vous m’avez dit votre secret, je veux vous dire le mien : Écoutez ! écoutez !

– Courez, madame ! murmura Tyrrel en poussant la petite Française ; il ne faut pas qu’elle prononce un mot de plus !

En même temps, il saisit une chaise à deux mains et en frappa violemment le parquet. La chaise se brisa ; Susannah, effrayée de ce bruit, se leva ainsi que Brian. L’entretien était rompu.

– Qu’est cela, madame ? demanda Lancester avec soupçon.

Avant que Susannah eût pu répondre, Mme la duchesse douairière de Gèvres entra, souriant et saluant.

Ma chère enfant, dit-elle, la voiture est attelée.

Susannah jeta un regard de regret vers Brian qui s’inclina et prit congé.

– Vous savez ce qu’on attend de vous, ma chère belle, poursuivit la petite douairière, lorsque Brian fut parti. C’est bien simple, moins que rien ! Si, par hasard, vous refusiez, ma fille, vous perdriez les bonnes grâces de vos protecteurs, et l’Honorable Brian…

– Qu’a-t-il à faire en ceci, madame ? interrompit fièrement Susannah.

– Ne nous fâchons pas, mon amour… et l’Honorable Brian, disais-je, perdrait ses cent livres sterling.

– Quoi ! s’écria Susannah en pâlissant, vous savez cela !

– C’est effrayant, mon amour, tout ce que je sais ! dit la petite femme d’un ton moitié sérieux, moitié plaisant.

Elle jeta un châle sur les épaules de Susannah, et l’entraîna vers la grille où stationnait le brillant équipage aux armes de Longueville. Elles y montèrent toutes deux. Les nobles chevaux prirent le galop et ne s’arrêtèrent que dans Castle-Street, devant Dudley-House, demeure de Frank Perceval.

Mme la duchesse de Gèvres mit la tête à la portière.

– Tournez les chevaux du côté de Regent’s-Street, dit-elle au cocher. Ma chère belle, reprit-elle en s’adressant à Susannah, les gens que nous attendons vont venir dans dix minutes, peut-être, peut-être dans deux heures : mais ils vont venir. Patience.

Il s’était passé bien des choses durant cette matinée. Le marquis de Rio-Santo, depuis le matin, n’avait pas quitté Trevor-House. Il y avait eu grand conseil entre lui et lady Campbell. Évidemment, c’était un moment de crise. L’heure de l’assaut avait sonné. On voulait emporter la place de vive force. Le marquis avait marqué ce jour pour ses fiançailles officielles avec miss Mary Trevor. Il fallait que cela fût, n’importe par quels moyens et malgré tous obstacles.

Le principal obstacle était lord James Trevor.

Cet excellent et loyal seigneur avait reçu dans la matinée une lettre qu’il n’avait communiquée à personne et après la lecture de laquelle il était tombé en détestable humeur.

– Pauvre Mary ! murmura-t-il, en parcourant les allées de son petit parc ; je n’aurais jamais cru cela de ce coquin de Frank ! Mais au fait, que signifie une lettre anonyme ? Rien du tout, pardieu ! moins que rien !

Lord Trevor était, néanmoins, fort soucieux.

Lady Campbell l’aborda et ne tarda pas à prononcer le mot mariage qui, dans son esprit, était alors le mot important.

– Ne me parlez pas de ce misérable Frank, milady ! s’écria lord Trevor qui pensait que mariage et Frank ne pouvaient aller l’un sans l’autre, lorsqu’il s’agissait de sa fille ; je veux mourir si sa conduite n’est pas une chose choquante au dernier point. Choquante et inexcusable, milady !

– Comment cela, mon frère ?

– Vous allez le défendre, n’est-ce pas ! Je ne veux rien entendre, milady. Je suis outré, outré positivement.

– Mais enfin, mon frère…

– C’est une chose qui passe toute croyance, milady, que vous veuillez vous obstiner à défendre Frank Perceval !

– Mais je ne le défends pas, milord.

– Ah ! à la bonne heure ! Et que voulez-vous me parler de mariage, alors, milady ?

Lady Campbell hésita un instant. La transition était brûlante, et lady Campbell connaissait trop la bonté de son frère pour se fier à cette rancune du moment.

– Milord, répondit-elle d’un air mystérieux, c’est un grand secret.

– Je n’aime pas beaucoup les secrets, milady.

– Le marquis de Rio-Santo demande la main de votre fille, milord.

– C’est fort bien, milady. Je refuse la main de ma fille au marquis de Rio-Santo.

– Vous n’y pensez pas, mon frère !

– Si fait !

– Prenez au moins le temps de consulter votre fille !

– À quoi bon ? demanda le vieillard dont les sourcils se froncèrent.

– Les convenances l’exigent, mon frère, reprit lady Campbell ; il pourrait, en vérité, se faire…

– Je ne vous comprends pas, madame.

– Enfin, milord, s’écria lady Campbell, que diriez-vous si ma nièce aimait le marquis de Rio-Santo ?

Lord James Trevor recula d’un pas.

– Votre nièce, madame ! répéta-t-il, c’est impossible.

– Cela est pourtant, milord.

– Alors, j’appellerai ce Rio-Santo sur le terrain, madame ! Voilà ce que je ferai !

C’était une de ses bonnes et loyales natures, un de ces caractères « taillés dans le plein bloc » de la foi antique. Une chose eût pu seulement le déterminer à oublier Frank, ç’aurait été l’oubli de Frank lui-même. Mais il n’accusait plus Frank depuis que Frank était attaqué.

Lady Campbell, cependant, était revenue vers Rio-Santo pour lui rendre compte du mauvais résultat de son ambassade.

– Il ne me reste plus qu’à me retirer, madame, j’ai fait tout ce qu’un galant homme pouvait faire.

– Mais, marquis, s’écria lady Campbell, rien n’est désespéré. Mon frère reconnaîtra son erreur ; et si ce n’est pour moi, milord, un peu de patience pour Mary, qui vous aime !

– Ah ! si j’en étais sûr ! soupira Rio-Santo.

– Que feriez-vous donc, milord ?

– Ce que je ferais, madame ! s’écria le marquis en s’animant soudain, je passerais par-dessus toutes les considérations ; je foulerais aux pieds un vain scrupule ; je vous dirais…

Lady Campbell approcha son fauteuil.

– Pour elle, pour elle seulement, Dieu m’en est témoin, et non pas pour moi, je parlerai, reprit le marquis. Ne pensez-vous pas, madame, qu’il serait affreux pour miss Trevor de partager avec une rivale le cœur de son époux ?

– Vous me le demandez, milord !

– C’est que l’Honorable Frank Perceval a une maîtresse, madame.

– Certes, marquis, balbutia lady Campbell avec embarras, ceci est grave, mais…

– Pardon si je vous devine. Quel homme n’a eu des maîtresses en sa vie, n’est-ce pas ? Moi-même…

Rio-Santo s’interrompit et fixa sur lady Campbell son regard grave et triste.

Madame, reprit-il d’une voix basse, mais fermement accentuée, j’ai eu des maîtresses avant d’aimer miss Trevor ; depuis que je l’aime, je n’en ai plus. Mais monsieur Perceval ! C’est après avoir aimé Mary, c’est au moment où il revient tout exprès pour réclamer une parole donnée… C’est à ce moment même qu’il amène de France une autre femme aimée, aimée aussi !

– Il l’a amenée de France, marquis ?

– Frank Perceval est arrivé avant-hier ; la princesse de Longueville s’est montrée à nous hier pour la première fois.

– C’est vrai ! dit encore lady Campbell ; et c’est cette femme si jeune, si admirablement belle que vous m’avez fait voir hier ?

– C’est elle, madame.

– Oh ! Frank ! Frank !… Au nom de ma nièce, milord, je vous remercie. Attendez-moi, je vous supplie ; cette fois, nous n’aurons pas un refus.

Lord James Trevor se promenait encore dans les allées de son petit parc, lorsqu’un groom accourut à lui tout essoufflé, disant que miss Mary, malade, désirait parler à son père. Lord Trevor se hâta vers la maison. Il trouva sa fille renversée sur un fauteuil, le visage couvert de ses mains. Elle sanglotait ; des larmes filtraient à travers ses doigts pâles. Lady Campbell, inquiète, repentante peut-être, s’empressait autour d’elle.

– Voyez, milord, voyez, dit-elle ; voici l’ouvrage de ce malheureux Frank. Ce qu’il a fait est indigne, mon frère. Il a une maîtresse !

– Je le sais, madame, répondit froidement lord James Trevor en froissant le dernier débris de la lettre anonyme reçue le matin.

– La pauvre enfant ne l’aime plus… reprit lady Campbell.

– Qui dit cela ? s’écria Mary en découvrant tout à coup son visage qui était d’une effrayante pâleur.

Elle ne pleurait plus, ses yeux étaient brûlants.

– Mon père, dit-elle d’une voix étrange parce qu’elle contrastait avec la douce et faible voix qu’on lui connaissait, j’ai été folle pendant bien des jours… je ne me savais plus moi-même. Maintenant, on le calomnie ! Ah ! c’est affreux, mon père, de calomnier un blessé, un mourant peut-être.

– Un mourant ! répéta lord Trevor, que signifie cela, madame ?

– Frank Perceval s’est battu, milord, répondit lady Campbell avec embarras.

– Je veux le voir, mon père, reprit encore Mary.

Lord Trevor sonna.

– Faites atteler, dit-il, sur-le-champ. Calmez-vous, Mary, poursuivit-il, j’ignorais tout cela. Je vais me rendre chez Perceval.

– Et moi, mon père ?

Lord Trevor jeta un regard sur sa sœur.

– Tout ceci me semble fort obscur, murmura-t-il entre ses dents. Eh bien ! Mary, foin des convenances ! Vous le verrez, vous aussi…

Mary baisa avec effusion la main de son père.

Lady Campbell haussa les épaules et s’en alla, découragée, raconter ce nouvel échec à Rio-Santo ; mais le marquis ne parut point partager cette fois, sa peine.

– J’attendrai le retour de lord Trevor, dit-il d’un air dégagé.

On entendit en ce moment même le bruit des roues de la voiture sur le pavé de la rue. Rio-Santo consulta sa montre à la dérobée, et un triomphant sourire releva les coins de sa lèvre.

– La partie s’engage comme il faut, murmura-t-il, la gagnerai-je ?…

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