XXVII LE PURGATOIRE

Lorsque cette maison morte donna tout à coup signe de vie et ouvrit ses flancs, lady Jane B… crut qu’elle rêvait. Ce fut la petite vieille femme qui se chargea de lui démontrer la réalité de tout ce qu’elle avait vu.

– Faites le tour, Joe, dit-elle au cocher, et allez nous attendre devant la grille.

Puis elle tendit sa main blanche et ridée à lady Jane.

– Que la Vostre Altesse veuille bien faire diligence, ajouta-t-elle en saluant profondément ; cette entrée ne reste jamais longtemps ouverte.

Lady Jane descendit, et comme elle hésitait à s’engager dans les ténèbres épaisses qui régnaient au delà de la porte improvisée, la petite femme exécuta une cérémonieuse révérence et reprit :

– Que la Vostre Altesse veuille bien passer la première et me permettre de lui faire les honneurs : zo souis de la maison.

Lady Jane, surmontant ses frayeurs, franchit le seuil. La petite vieille femme la suivit de près, et, tout aussitôt un fracas de planches heurtées violemment l’une contre l’autre, retentit derrière elles. Lady Jane se retourna. La porte avait disparu ; le mur s’était reformé. De toutes parts, à droite, à gauche, la plus complète obscurité régnait autour d’elle.

– À gauche ! marchez à gauche, milady, dit la grosse voix qui avait répondu derrière les volets au mot d’ordre de la comtesse Cantacouzène ; si vous faisiez un pas à droite, voyez-vous, du diable si je répondrais de votre cou !

– Eh bien ! la Vostre Altesse est-elle changée en statue ? demanda de loin la petite femme.

– Où êtes-vous, madame, où êtes-vous ? s’écria lady Jane.

Éperdue, elle fit quelques pas au hasard ; un bras robuste la saisit tout à coup dans l’ombre.

Elle y allait, ma foi ! elle allait tout droit au trou ! dit la grosse voix avec un sourire brutal. Quand je vous dis d’appuyer sur la gauche si vous ne voulez pas faire un petit saut de quarante pieds. Allons ! à gauche, morbleu !

Lady Jane marcha dans cette nouvelle direction, machinalement ; elle entendit à dix ou douze pas en avant une porte s’ouvrir. Au même instant, une lueur rougeâtre se montra, et un écho dissonant, composé de mille bruits confus, arriva jusqu’à son oreille. La porte qui donnait passage à tout cela, lueur et bruit, s’ouvrait au-dessus d’un petit escalier de trois marches. La vieille femme était debout sur le plus haut degré.

– Que la Vostre Échellenze ne s’étonne de rien, dit-elle ; nous allons traverser un lieu qui n’est pas des plus agréables à voir, mais ce sera l’affaire d’un instant, et zo m’engaze à far rispettar la Vostre très illustre Altesse.

Lady Jane franchit les trois degrés et la porte. À peine fut-elle engagée dans un étroit corridor qui venait ensuite, que les bruits redoublèrent. C’était un pêle-mêle de voix, chantant, causant, criant, blasphémant. En même temps, l’atmosphère changea brusquement de température. Au lieu de l’humidité glaciale qui régnait dans la pièce d’entrée, c’était maintenant un air chaud, tout plein de vapeurs grasses et fades, qui arrivait par suffocantes bouffées. Ces nauséabondes émanations agirent immédiatement sur le tempérament délicat et déjà fortement ébranlé de la pauvre lady Jane. Elle s’arrêta, incapable de faire un pas de plus.

– Qu’y a-t-il ? s’écria la petite femme ; qu’a donc la Vostre Échellenze ? Oun piccolo digusto ! Ce ne sera rien ! Cette odeur vient de la cuisine de ces pauvres gens. Il faut bien qu’ils mangent, et la Vostre Altesse ne peut exiger qu’on les fasse mourir de faim.

Tout en parlant, elle avait mis son flacon sous le nez de lady Jane.

– Oun per poco de courage ! reprit-elle ensuite ; la Vostre Échellenze a fait le plus difficile.

Lady Jane se remit en marche sans mot dire. Le bruit augmentait sensiblement et atteignait les bornes de la cacophonie la plus révoltante. C’était un sabbat véritable, et bientôt il éclata, diminué seulement par l’interposition d’une porte. La petite femme ouvrit la porte.

Lady Jane se boucha aussitôt les oreilles ; puis, elle retira ses mains de ses oreilles pour protéger ses narines contre l’horrible odeur qui venait de la suffoquer tout à coup.

Ses yeux s’étaient instinctivement fermés.

– Oun per poco de courage ! répéta la petite vieille.

Lady Jane releva ses paupières avec effort. Ce qu’elle vit, ce qu’elle entendit, ne se peut point dire exactement. Le livre s’échapperait des mains du lecteur, si nous nous permettions une peinture quelque peu fidèle. Il est des teintes qu’il faut savoir adoucir.

Le lieu où venait d’entrer lady Jane B… était une grande salle carrée, sans meubles d’aucune espèce. Tout autour, le long des murailles, il y avait une sorte de litière, composée de paille souillée, brisée, moulue pour ainsi dire, par un trop long usage, et dont les débris se mêlaient çà et là à de la poudre épaisse qui couvrait partout le sol. Sur cette paille on voyait, étendue, une population misérable, où tous les âges et tous les sexes étaient représentés. Il y avait là des jeunes femmes dont tous les traits, correctement dessinés par la main du Créateur, avaient pris, sous l’effort d’un vice en quelque sorte originel, une expression repoussante ; il y avait des jeunes filles taillées sur le modèle de la pauvre Loo, qui chantaient, demi-nues, couchées sur leur fumier, auprès d’un vase contenant à coup sûr quelque boisson enivrante ; il y avait enfin des vieilles femmes dont aucun terme connu ne saurait rendre le repoussant aspect.

Les hommes étaient en nombre moindre, et peut-être moins hideux, parce que la dégradation de l’homme a des limites plus restreintes que la chute de la femme, ou peut-être parce que la chute de la femme nous paraît plus profonde en raison de l’idolâtre respect que nous inspira notre mère…

Tout cela, hommes, femmes, enfants, se vautraient pêle-mêle, criant, blasphémant, se plaignant, chantant, ou lançant parmi le fracas général les rauques éclats d’une gaîté lugubre.

Dans un coin, une douzaine de fourneaux étaient allumés et envoyaient par leurs bouches ardentes la délétère vapeur de la houille, laquelle, après avoir parcouru la salle en tous sens, s’échappait par une ouverture carrée pratiquée au plafond. À l’odeur de la houille se mêlait l’arôme fade d’une multitude de tranches de bœuf chauffant, bouillant ou grillant. Puis, c’étaient des odeurs mélangées à l’infini : de la bière, du gin, du porter, du rhum, du tabac…

Et point de fenêtres pour donner issue à ces émanations suffocantes, rendues plus infectes par l’haleine de plus de cent personnes entassées dans ce lieu ; rien que le trou de la cheminée. Car la seule lumière qui éclairait cette géhenne, provenait du coke embrasé des fourneaux et de quelques lampes fumeuses.

À l’entrée de lady Jane, ce fut un effroyable tintamarre dans toute la salle. Une douzaine de femmes à peine vêtues s’élancèrent vers elle en criant, et l’entourèrent d’une ronde réellement satanique. Les hommes hurlaient des blasphèmes et des obscénités. Les enfants attachaient leurs mains souillées à la soie éclatante de sa robe et tiraient impitoyablement son magnifique cachemire.

– Mes amis ! mes amis ! disait la petite femme, on vous fera repentir de vote audace.

Un immense chœur de ricanements répondait à ces représentations vaines. Mais au moment où le tumulte atteignait son comble, et où la petite femme ne pouvait plus suffire à protéger sa compagne, une voix mugissante sembla sortir tout à coup d’une des murailles de la salle.

– Silence ! monceau d’ordures ! silence, mes bons garçons ! dit cette voix qui emplissait la salle comme le son du maître-tuyau d’un orgue ; de par le diable ! si vous ne restez pas tranquilles, je vous rogne le gin pour ce soir !

Cet ordre produisit un effet magique. Les hommes se turent, les femmes regagnèrent vivement leur litière. La voix mugissait encore le long des parois de la salle que déjà le silence s’était complètement établi.

Lady Jane porta d’instinct ses yeux vers l’endroit de la muraille d’où la voix semblait sortir et aperçut le pavillon béant d’un large conduit acoustique. La petite femme s’était redressée d’un air victorieux.

– Zo savais bien que je les ferais taire ! dit-elle. Su, figliuola del Diavolo, viens ici !

Une créature longue et maigre se leva à cet appel. L’Italienne lui dit quelques mots, et Su, lui rendant le même service que tout à l’heure le cocher du fiacre, l’éleva jusqu’à la hauteur de la bouche de métal du conduit acoustique. La petite femme y fourra sa tête embéguinée de dentelles et de soie.

– Écoutez ! cria-t-elle.

– Nous écoutons, répondit-on.

– Bien ! dit la petite femme ; c’est moi, la comtesse Cantacouzène, qui voudrais parler à quelqu’un là-haut.

– À qui ?

– À un simple gentleman, car j’amène avec moi une lady, et il ne faut pas que Leurs Seigneuries se montrent.

– C’est bien, dit-on encore.

Une minute environ se passa, qui sembla un long siècle à la pauvre lady Jane. Au bout de ce temps, une petite porte, située immédiatement au-dessous du conduit acoustique, tourna sur ses gonds et un groom en livrée parut sur le seuil. La comtesse Cantacouzène prit lady Jane sous le bras et la fit entrer dans un couloir que trois portes, situées à quelques pieds seulement l’une de l’autre et fortement garnies en fer, séparaient de l’infernal cloaque qu’elle venait de quitter. La troisième porte, ouverte, laissa voir le grand jour.

Lady Jane poussa un soupir de soulagement et joignit les mains.

– Je croyais mourir là ! murmura-t-elle.

Elle aspira le grand air qui circulait librement dans une large et belle galerie où elle se trouvait maintenant ; elle l’aspira longuement et à pleine poitrine.

– Madame, demanda-t-elle ensuite avec une expression de terreur indicible, me faudra-t-il repasser par cet enfer ?

– Que la Vostre Altesse se rassure, répondit la petite femme qui oublia sa surdité ; nous prendrons pour nous retirer un chemin plus agréable. En tout cas ce n’est pas un enfer, la Vostre Echellenze ; c’est tout bonnement un purgatoire .

Lady Jane passa la main sur son front et, frissonnant soudain de la tête aux pieds au souvenir de ce qu’elle venait d’éprouver, elle murmura :

– Oh ! c’est horrible !… horrible !

Au bout de la galerie se trouvait un vaste escalier. La petite femme en monta lestement les marches, suivie de lady Jane, et toutes deux se trouvèrent bientôt dans une antichambre où se tenaient deux grooms en livrée.

– Annoncez Son Échellenze la signora Jane B…, dit la petite femme, et son oumilissime servante, la contessa Cantacouzène, baronessa di Famagosta in Cipria, signora del Arcipelago ed altri luoghi… Annoncez !

Le domestique entrouvrit la porte et commença de son mieux à défiler cet emphatique chapelet de noms.

– Tais-toi, Trim, âne bâté, tais-toi ! honnête garçon que tu es, que diable ! interrompit une voix qui avait d’évidents rapports avec le terrible organe que le conduit acoustique avait vomi dans le Purgatoire, mais qui se réduisait maintenant à des proportions humaines, voire presque bourgeoises ; ne peux-tu faire entrer cette coquine de Maudlin sans tant de façons, de par le nom de Satan !

– Cet homme est d’une brutalité insupportable ! murmura la petite femme ; que la Vostre Échellenze veuille bien se donner la peine d’entrer !

Lady Jane se vit introduite dans un assez grand salon, meublé avec une sorte de luxe. Au milieu de la pièce, une table ronde, recouverte d’un châle des Indes en guise de tapis, supportait des registres et papiers. Tout autour de la table, on voyait, rangés avec ordre, de riches et confortables fauteuils. Il n’y avait qu’un seul personnage dans cette pièce. Ce personnage, vêtu d’un habit bleu à boutons noirs, d’une culotte chamois bouclant sur des bas de filoselle et chaussé de larges souliers non cirés, mesurait six pieds de long sur six pouces de large. Ce n’était rien moins que notre digne et débonnaire ami, le capitaine Paddy O’Chrane, Irlandais, et amant heureux de la belle tavernière des Armes de la Couronne.

– Bonjour, Maudlin, dit-il, en s’adressant à la petite femme ; bonjour, rusée saltimbanque, ma chère amie. Milady, je vous offre mon respect, de par Dieu !… C’est-à-dire… Excusez-moi, madame, ou que le diable m’emporte !

Le bon capitaine avança un siège en inclinant, juste par le milieu, sa raide et longue taille.

– Asseyez-vous, ma chère lady, reprit-il, Dieu me damne, asseyez-vous. J’ai fréquenté, ou que Satan me berce ! plus de duchesses et de pairesses, qu’il n’en tiendrait en ce salon, et je sais comment on se conduit avec les femmes comme il faut. Asseyez-vous aussi, Maudlin, astucieuse femelle de paillasse, si cela vous fait plais… là. Et maintenant, de par Dieu, que le tonnerre m’écrase ! parlons affaires. Que voulez-vous toutes les deux ?

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