XXVI UNE ÉTRANGE AVENTURE

Lady Jane B… ne dormit point cette nuit-là. Le lendemain, elle reçut à son lever deux lettres à la fois. Voici quel était le contenu de la première :

« Madame,

« Je vous envoie vingt mille livres en billets de la Banque d’Angleterre. Je sais que ce matin même vous aurez le moyen de les échanger contre le diamant ; mettez, je vous prie, ces moyens, quels qu’ils soient, en usage.

« S. M., mon royal frère, ne sait point pardonner certaines faiblesses. J’aime mieux perdre de l’or que sa précieuse estime.

« Ceci, chère lady, est de votre part un malheur et non point une faute. Veuillez me croire toujours et plus que jamais votre soumis serviteur.

« FRÉDÉRICK. »

Cette lettre était de S. A. R. Frédérick de Brunswick, duc d’York et d’Albany, comte d’Ulster, évêque d’Osnaburg, etc., etc.

Lady Jane B…, jolie femme de trente ans ou quelque peu davantage, plia cette première lettre en poussant un grand soupir et ouvrit la seconde, qui contenait ces mots :

« Milady,

« D’après le caractère honorable de S. A. R., sa position particulière et la démarche que nous avons tentée auprès de lui, nous sommes fondés à penser que vous recevrez ce matin vingt mille livres en billets de la Banque d’Angleterre.

« Mettez, s’il plaît à Votre Seigneurie, cette somme dans un fiacre qui stationne en ce moment même devant la grille de votre maison, et faites-vous conduire, seule, devant Saint-Paul.

« Si vous tardez d’une heure, le diamant sera sur la route de Brighton, et il nous sera, milady, fort malaisé de le faire revenir de France, quel que soit notre passionné désir d’être agréables à Votre Seigneurie. »

Point de signature. Lady Jane B… agita violemment sa sonnette.

– Betty, dit-elle à sa femme de chambre, allez voir ce qu’il y a dans la rue devant la porte de la maison. Allez !

Betty sortit et revint quelques secondes après tout essoufflée.

– Milady, répondit-elle, il n’y a rien.

– Rien, Betty ? Vous êtes sûre ?

– Sûre, milady. Rien qu’un fiacre dont le cocher m’a regardée !

– Un fiacre ! répéta Lady B… d’une voix étouffée ; sortez, Betty !

Lady Jane B… se prit à parcourir sa chambre à grands pas.

– Que faire ? murmura-t-elle avec agitation ; comment se fier à des gens de cette sorte ? Qui sait si les vingt mille livres du prince n’auront pas le même sort que la bague ? Mais la lettre de S. A. R. est positive : il attend de moi cette démarche ; donc il a quelque raison d’avoir confiance… et, si je tarde, tout peut être perdu !

Elle sonna de nouveau et se fit habiller à la hâte.

– N’a-t-on rien apporté avec cette lettre ? demanda-t-elle ensuite.

– Si fait, milady. J’ai mis sur la toilette de milady un petit coffret de palissandre.

– Donnez !

Betty apporta le coffret. Lady Jane l’ouvrit et le trouva plein de bank-notes ; elle le referma à clé.

– Portez cela dans le fiacre, dit-elle.

– Dans le fiacre, milady ?

Lady Jane frappa du pied avec colère.

– Dans quel fiacre ? reprit Betty. Ah ! que milady me pardonne ! dans le fiacre qui…

– Allez.

Quand Betty fut partie, Lady Jane B… jeta sur ses épaules un cachemire et s’élança sur les traces de sa servante, parce qu’elle venait de penser que le fiacre pourrait bien partir avec le coffret.

Elle monta dans le fiacre et ferma la portière sur le nez de Betty qui eût donné trois mois de ses gages pour savoir un peu ce qu’il y avait dans ce mystérieux départ. Le cocher fouetta ses chevaux et prit le trot sans demander où il fallait aller.

On ne peut dire que Lady Jane B… eût agi avec précipitation ou imprudence. Elle n’avait pas le choix ; les circonstances l’avaient violemment et irrésistiblement poussée. Lorsqu’elle se trouva seule en cette voiture qui allait elle ne savait où, et dont le cocher n’attendait pas ses ordres, elle sentit revenir avec une énergie nouvelle tous ses doutes et toutes ses craintes.

Le fiacre s’arrêta dans Church-Yard, à gauche de la basilique de Saint-Paul. Il y avait, non loin de là, un brillant équipage dont les portières fermées portaient pour écusson les armes de Longueville. Une toute petite femme, emmitouflée dans une douillette de satin ouaté et bordée de fourrures, en descendit, exécuté trois révérences à l’adresse de Lady Jane, et dit avec un accent italien tout à fait extravagant :

– Zo zouis la servante oumillissime de la Vostre Altesse, et si la Vostre Altesse veut bien permetterlomi, ze pousserai l’audace zousqu’à prendre place auprès de sa personne illustrissime.

Lady Jane B… jeta un regard étonné sur cette vivante caricature qui escalada lestement le marchepied du fiacre et s’assit non sans se confondre en d’innombrables salutations.

– Zo souis, dit-elle, la comtessa Cantacouzène, veuve d’un cousin-germain de la Sainteté de Notre Père en Rome. La Vostre éminentissime Échellenze peut avoir en moi toute confiance, et croire que le mien cœur a pour elle oune tendresse réalment maternelle !

– Où me conduit-on ? demanda Lady Jane.

– Signora si ! répondit la petite femme.

– Je vous demande, madame, où l’on me conduit ? répéta lady B…

– Signora si !

Lady Jane la regarda effrayée. Elle n’osa point répéter sa question, convaincue que sa compagne raillait impitoyablement ou était folle. Involontairement, ses yeux se tournèrent vers l’une des portières comme pour appeler du secours. La petite femme tira de son manchon une main blanchette, frileuse, desséchée, et toucha un cordon qui fit tomber sur la glace de la portière un rideau de laine rouge, impénétrable à l’œil.

D’instinct, lady Jane B… tourna son regard vers l’autre portière. Mais les doigts agiles de la petite femme l’avait prévenue, et un second rideau de laine tout aussi opaque que le premier intercepta le jour de cet autre côté.

Lady Jane B… retomba terrifiée au fond du fiacre. Elle se vit tout à coup séparée du monde vivant en plein soleil, surveillée par la loi et protégée par elle ; elle se vit déjà à la merci de ce monde occulte et ténébreux dont elle avait entendu parler souvent et auquel elle avait à peine voulu croire, qui est l’ennemi de la loi et de tout ce que la loi protège.

Puis, rendue courageuse par l’excès de la peur, elle se redressa et voulut soulever l’un des rideaux. Les doigts de la petite femme, froids et durs comme des doigts d’ivoire, s’incrustèrent dans la chair potelée de son bras.

– Mais, au nom du ciel ! s’écria lady Jane, où veut-on me mener ?

– Signora si ! Je crois que Vostre Altesse a parlé ? J’aurais dû lui apprendre tout de suite que Dieu m’a enlevé l’usage de mes oreilles.

– Sourde ! murmura lady Jane, qui dut perdre dès lors tout espoir de la fléchir ou d’obtenir réponse.

– Signora si ! reprit la petite femme ; si la Vostre Échellenze a désir de descendre, je ne la retiens pas. Seulement la Vostre Altesse s’en ira les mains vides.

Lady Jane, dont l’œil commençait à s’habituer au jour douteux qui régnait dans l’intérieur du fiacre, porta ses regards sur l’étrange compagne que lui imposait la nécessité. Elle vit la petite femme, enfoncée, emmaillotée dans la soie et les fourrures, de telle sorte qu’on ne pouvait apercevoir que ses yeux et son front. Ses yeux souriaient et rayonnaient une sorte de lueur propre, comme les yeux des quadrupèdes de la race féline.

La petite femme ne disait plus rien. Lady B… écoutait avec une sorte de désespoir tout ce bruit du dehors, cette vie commune dont elle n’avait jamais apprécié les avantages et qu’elle eût payée maintenant à n’importe quel prix. La course dura longtemps. Peu à peu le bruit diminua, puis cessa tout à coup. Les roues ne sautaient plus sur le pavé, elles glissaient à travers une boue gluante et tenace.

Presque aussitôt après, le fiacre s’arrêta et la portière s’ouvrit.

– La Vostre Altesse peut maintenant regarder tant qu’elle le voudra, dit la petite femme avec un sourire aimable ; qu’elle daigne m’attendre une minute.

Le cocher présenta son bras ; la comtesse Cantacouzène descendit et sautilla dans la boue jusqu’à la maison voisine. C’était une maison bizarre. Point de porte. Rien qui annonçât qu’on pût y pénétrer autrement que par escalade et encore l’escalade eût été chanceuse, car toutes les fenêtres, fermées de forts contrevents, présentaient uniformément un rempart de bois inexpugnable.

Lady Jane, empressée de profiter de la permission donnée, s’était penchée hors de la portière et avait jeté autour d’elle d’avides regards. Elle ne reconnut rien. Devant elle était la maison dont nous avons parlé, large édifice d’un aspect lugubre. À droite et à gauche de cette maison, des masures en ruines ; en face, de hauts murs, au-dessus desquels passaient de longues branches dépouillées de leurs feuilles.

La comtesse Cantacouzène se livrait à un manège fort étrange. Elle essayait, en se dressant sur la pointe du pied, d’atteindre un petit trou percé dans le volet d’une des fenêtres du rez-de-chaussée et n’y pouvait point parvenir. Enfin, elle appela le cocher qui, la prenant à bras-le-corps, l’éleva jusqu’au trou désiré. Elle y appliqua la bouche et poussa un petit cri d’appel.

– Who’s there ? (qui vive ?) gronda une grosse voix derrière le volet.

– Gentlewoman of the night ! répondit la petite femme.

– Well ! dit-on à l’intérieur. Take care ! (gare !)

Le cocher et la petite femme se rangèrent. Ce soin n’était pas superflu. Les deux contrevents s’ouvrirent en effet brusquement, et l’appui de la fenêtre, qui était en bois peint de manière à figurer la pierre, s’abaissant au même instant comme le marchepied d’une voiture, livra un large et commode passage.

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