XXXIII ANGE GARDIEN

Jusqu’ici, nos personnages n’ont point perdu de vue le dôme majestueux de Saint-Paul de Londres ; jusqu’ici, notre histoire a tourné dans le cycle étroit d’une semaine. Mais le moment arrive où il nous faudra franchir tout à coup le temps et l’espace, où nous serons forcés de mettre des mois entre les scènes de notre drame, et où notre action prendra la poste pour élire domicile dans les sauvages bruyères de l’Écosse. En attendant, nous avons repris un à un tous nos personnages mis à l’écart dans la deuxième partie de ce récit, où l’attention du lecteur est presque exclusivement portée sur Susannah et Brian de Lancester ; nous avons suivi chacun d’eux dans leurs efforts bons ou méchants, dans leurs sentiments, dans leurs aventures, et le cours naturel de ces diverses actions, convergeant au même but, nous ramène à cette journée où Brian de Lancester creva Ruby, son beau cheval, et affronta le feu des horse-guards pour apporter une fleur aux pieds de Susannah.

Ce fut la veille de ce jour, en effet, que M. le marquis de Rio-Santo fut mis en danger de mort par l’étreinte furieuse de Mac-Farlane ; ce fut ce jour-là même, vers trois heures après minuit, que le cavalier Bembo enleva la plus jeune fille de Mac-Farlane à sa prison du coin du lord.

Il y avait un lien étroit entre le docteur Moore et l’aveugle Tyrrel. Ce dernier avait reçu du docteur un de ces bienfaits qui ne se paient point et lui en gardait une sorte de reconnaissance. Leur intérêt, d’ailleurs, les rapprochait énergiquement : ils voulaient partager la succession du marquis de Rio-Santo. Tous deux demeuraient dans Winpole-Street : Tyrrel, au numéro 9 ; Moore, au numéro 10, leurs maisons se touchaient. Leurs maisons, en outre, communiquaient entre elles par un passage secret dont rien ne pouvait faire soupçonner l’existence, par cela même que Moore et Tyrrel s’en servaient pour leurs relations habituelles, de telle sorte qu’on ne les voyait jamais entrer l’un chez l’autre.

Ce fut par cette voie que la maison numéro 9 fut évacuée tandis que Brian de Lancester allait chercher une escouade de police.

Moore était absent et n’avait point paru chez lui de toute la journée. La maison restait à la garde de Rowley. Le passage qui reliait les deux maisons voisines aboutissait, par un court corridor, pris sur la chambre prison, au cabinet même du docteur. Ce fut d’abord là qu’entrèrent les fugitifs du numéro 9. Susannah n’avait point songé à opposer de résistance, parce qu’elle ignorait qu’on la faisait passer ainsi d’une maison dans l’autre.

À peine entré dans le cabinet du docteur, Tyrrel prit à part Mme la duchesse douairière de Gèvres et lui dit :

– Allez dans White-Chapel-Road, Maudlin, et prévenez que ma maison est au pouvoir de la police.

Mme la duchesse de Gèvres jeta de côté un coup d’œil sur Susannah.

– La laisserons-nous seule ici ? demanda-t-elle.

– Un tour de clé, Maudlin, dit l’aveugle en se dirigeant précipitamment vers la porte ; surtout hâtez-vous. Moi, je vais m’occuper de l’amoureux. Il faut que celui-là ait la bouche fermée avant demain matin.

La Française s’approcha de Susannah, qui s’était assise à l’écart.

– Mon cher amour, lui dit-elle, vous avez été bien imprudente ; mais à tout péché miséricorde. Je vais travailler pour vous et pour lui, afin qu’il n’arrive point de mal de tout ceci.

Avant de sortir, elle se ravisa.

– Mais vous n’avez pas mangé de la soirée, chère belle, reprit-elle, et je serai longtemps absente.

– Je n’ai pas faim, dit Susannah.

– Mon Dieu ! je connais cela, mon amour !… la peine, le désespoir… on n’a pas faim. Mais on mange un blanc de poulet.

Mme la duchesse de Gèvres, qui semblait être aussi à l’aise chez le docteur Moore que dans sa propre maison, sortit et reparut bientôt, suivie d’un domestique porteur d’un plateau. Ce plateau contenait une collation complète. Le groom le déposa sur une table, puis la petite femme se retira définitivement cette fois en disant :

– Bon appétit, mon cher cœur !

La clef tourna deux fois dans la serrure, en dehors. Susannah était seule. Il y avait une demi-heure à peine que Lancester l’avait quittée. Depuis lors les événements s’étaient succédé avec une telle rapidité, qu’elle n’avait pu voir clair dans le trouble de son intelligence. Elle restait sous le coup de cette terrible frayeur causée par l’apparition de Tyrrel au moment où elle se croyait libre et heureuse. Elle n’en était pas même encore à se demander ce qui allait arriver, ce que ferait Lancester, ce qu’elle avait à espérer ou à craindre.

Elle avait mis sa tête entre ses mains et tâchait à débrouiller le chaos des tumultueuses pensées qui emplissaient son cerveau. La première idée qui lui vint fut une crainte poignante. Elle se souvint des menaces qui avaient toujours Lancester pour objet. Au bout de quelques minutes, de grosses larmes roulèrent dans ses yeux.

– Mon Dieu ! je l’ai tué ! murmura-t-elle avec accablement.

Un faible gémissement se fit entendre derrière elle, comme un écho de sa plainte désespérée. Susannah n’y prit point garde et tâcha de prier. Tandis qu’elle priait les gémissements redoublèrent. Susannah les entendit et se leva, car, dans son âme noble et toute généreuse, le désespoir lui-même ne pouvait étouffer la pitié. Elle prêta l’oreille attentivement. Les plaintes faiblissaient, puis revenaient plus déchirantes.

Susannah prit la bougie et poussa vivement la porte à laquelle s’adossait son siège. Le lit où gisait Clary défaillante était à dix pas de là. Susannah, étonnée, abaissa vers la patiente son regard plein de commisération. À peine ce regard eût-il rencontré les traits de Clary, que la physionomie de la belle fille exprima une émotion extraordinaire. Son œil devint humide et tendrement inquiet. Puis elle se laissa tomber à genoux. Clary ouvrit ses paupières endolories, parce qu’elle venait de sentir un baiser sur sa main.

– C’est bien vous, murmura Susannah, c’est bien vous que je cherchais depuis si longtemps !

Un muet étonnement se peignit sur le visage de miss Mac-Farlane.

– Vous ne vous souvenez plus, reprit Susannah ; le bienfait accordé ne laisse point de traces dans les âmes généreuses. Mais le bienfait reçu ! Oh ! je me souviens, moi, et, dès que j’ai su prier, j’ai prié pour vous et pour cet autre ange qui vous ressemble et qui, sans doute, est votre sœur… pour Clary, la noble fille, et pour Anna, la douce enfant.

– Qui donc êtes-vous, madame ? demanda Clary.

– Vous ne savez pas mon nom, et vous ne me l’avez pas demandé, Clary, ce jour où votre bras soutint ma taille, affaissée sur le trottoir de Cornhill, ce jour où vous secourûtes la pauvre fille inconnue qui se mourait de faim.

– De faim ! répéta Clary en pressant douloureusement sa poitrine. Oh ! moi aussi, je meurs de faim !

Susannah bondit hors de la chambre et revint aussitôt, portant la collation préparée pour elle. Ses yeux mouillés riaient un rire de bonheur. Elle se remit à genoux sur le tapis et aida la pauvre malade à se soulever. Tandis que cette dernière mangeait avidement la belle fille lui souriait, et mettait sur ses mains pâles de caressants baisers de sœur.

Clary se ranimait, réchauffée par cette tendresse.

– Comme elle avait faim, la pauvre enfant ! disait Susannah. Si vous pouviez voir, Clary, les jolies couleurs qui reviennent à vos joues ! Vous voilà belle comme autrefois, maintenant !

Clary avait les yeux pleins de larmes.

– Merci ! merci ! murmura-t-elle.

Puis, saisi d’un involontaire et soudain effroi, elle ajouta en frissonnant :

– Mais vous ne pourrez toujours rester près de moi, madame, et quand vous ne serez plus là, ils me feront encore mourir de faim !

Susannah se redressa d’instinct, comme si elle eût voulu se mettre entre Clary et le danger.

– Je vous défendrai, dit-elle ; je suis forte comme un homme ! Qu’ils viennent !

Elle s’interrompit parce qu’elle avait vu Clary pâlir tout à coup et fermer les yeux avec effroi. Avant qu’elle pût se retourner pour voir quelle était la cause de cette frayeur subite, une voix sèche et mécontente prononça tout auprès d’elle :

– Que signifie cela, monsieur ?

Le docteur Moore et Rowley venaient d’entrer.

– Sir Edmund a passé par la petite porte, répliqua tout bas l’aide-empoisonneur, et il a amené cela… cette lady… avec lui.

Les sourcils de Moore étaient froncés violemment.

– Ce n’est point la place de cette lady, monsieur, dit-il durement, retirez-vous et priez-la de vous suivre.

– Monsieur, je ne sortirai pas, répliqua Susannah d’une voix basse et calme.

Le docteur avança jusqu’au lit.

– Madame, dit-il en faisant effort pour refouler sa colère au-dedans de lui-même, j’ignore et je méprise les puériles formules de ce qu’on nomme la galanterie. Néanmoins, prévoyant un fâcheux dénouement à tout ceci, et voulant l’éviter, je me découvrirai devant vous, madame (il mit le chapeau à la main), je m’inclinerai comme un fat, et j’épuiserai tout mon fonds de courtoisie en vous disant : Je vous prie, madame, je vous supplie de vous retirer sur-le-champ.

Pour que le lecteur comprenne tout d’un coup la situation, il suffira de lui apprendre que le docteur quittait à l’instant même le chevet de miss Trevor, et qu’il revenait en tout hâte pour tenter sur Clary la terrible expérience jusque-là retardée.

Susannah tourna la tête vers Clary.

– Oh ! ne m’abandonnez pas ! dit la pauvre fille, qui crut voir de l’hésitation dans ce mouvement.

– Vous abandonner ! s’écria Susannah en l’entourant de ses bras. Clary ! je ne connais point de force qui puisse me séparer de vous !

Le docteur laissa échapper une sourde exclamation.

– Madame ! dit-il d’une voix tremblante, vous ne me connaissez pas ! Et vous ne savez pas quel crime vous avez commis à mes yeux en pénétrant dans cet appartement !

– Je sais qu’on a voulu faire périr cette enfant, répondit Susannah sans s’émouvoir, et je veux veiller désormais sur elle.

La porte s’ouvrit encore. Cette fois, ce fut Tyrrel l’Aveugle qui entra. Au lieu de gagner l’intérieur de la chambre, il demeura immobile et froid sur le seuil. Le docteur avait tressailli visiblement à la réponse de Susannah.

– Ah ! vous savez cela, madame ! murmura-t-il avec un menaçant effroi ; eh bien ! je puis oublier que vous le savez… je puis vous pardonner peut-être de le savoir. Mais sortez ! sur votre vie, sortez !

– Je ne sortirai pas, répéta la belle fille, et il faudra commencer par me tuer, si vous en voulez à la vie de cette enfant.

Le docteur mit ses deux mains dans les vastes poches de son habit ; son visage, pâle d’ordinaire, avait du sang jusqu’au front et était terrible à voir.

– Hors d’ici ! dit-il à Rowley avec un éclat de rage ; cette femme l’a voulu !

Aucun des muscles du beau visage de Susannah ne se contracta. Seulement, elle éleva ses yeux vers le ciel, parce qu’elle vit bien qu’elle allait mourir.

Mais Tyrrel l’Aveugle s’était décidé enfin à prendre un rôle dans cette scène. Au moment où Moore, affolé par un de ces paroxysmes de fureur qui prennent surtout les hommes dont la passion se cache sous une enveloppe glacée, s’élançait vers Susannah toujours immobile, le bras robuste de Tyrrel l’arrêta court. Le docteur essaya de se dégager. Ce fut en vain.

– Quoi ! s’écria-t-il enfin, épuisé par cette lutte d’un moment, tu oses me faire violence, toi !

– Mon idée est qu’il ne faut pas tuer cette femme, docteur, répondit paisiblement Tyrrel.

– Et si je le veux, moi !

– Je tâcherai de vous en empêcher.

– Pourquoi, misérable, pourquoi ? rugit le docteur avec rage.

Clary était plus morte que vive. Susannah, que la colère de Moore n’avait pu faire trembler, attachait maintenant sur Tyrrel un regard inquiet et craintif. Celui-ci reprit, sans rien perdre de son flegme :

– Docteur, pour plusieurs raisons. D’abord, cette femme est ma fille.

Susannah éprouva un imperceptible choc et devint plus pâle. Moore recula étonné.

– Ah ! ah ! miss Suky, poursuivit Tyrrel en la couvrant de ce regard long, perçant et lourd dont la belle fille avait tant de fois parlé à Brian de Lancester ; ne me reconnaissez-vous pas ?

– Je vous reconnais, monsieur, prononça tout bas Susannah, et pourtant…

– Pourtant ne signifie rien, miss Suky, avec un savant homme comme M. le docteur. Vous m’avez vu pendre, n’est-ce pas ? Qui sait ? peut-être me verrez-vous pendre encore. Docteur, ajouta Tyrrel en se tournant vers Moore, dont la colère avait pris le change à cette révélation, et qui regardait toujours les deux filles avec une hésitation de mauvais augure ; quand je dis : elle est ma fille… vous m’entendez bien ? Au temps où j’avais nom Ismaïl Spencer, on l’appelait Susannah Spencer, voilà tout… et ce n’est pas précisément pour cela que je me suis mis entre vous deux.

– Pourquoi donc ? demanda Moore.

– M. le marquis de Rio-Santo m’a ordonné de veiller sur elle.

– Ah ! fit le docteur qui baissa la tête, sa vie pourrait être ma condamnation !

Tyrrel s’inclina gravement.

– Qui se chargera de la réduire au silence ? reprit le docteur. Est-ce vous Ismaïl ?

Tyrrel jeta un oblique et furtif regard sur Susannah qui détournait les yeux.

– Eh bien ! oui, répondit-il en prenant tout à coup la bonhomie de son rôle de sir Edmund ; je me chargerai de cela, docteur.

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