XXXII LE CAVALIER ANGELO BEMBO

Ce n’était pas seulement le trône qui ressemblait au siège du chef des faux moines de Sainte-Marie, il y avait, entre cette grave réunion d’aujourd’hui et l’assemblée des bandits du souterrain écossais d’autres points de ressemblance.

Frank Perceval, introduit subitement dans ce salon brillamment éclairé, eût sans doute reconnu plus d’une physionomie, et, parmi ces voix, plus d’une l’aurait fait tressaillir.

C’étaient, pour le plus grand nombre, des brigands de qualité. Nous les passerons rapidement en vue, gardant le silence sur leur chef, M. le marquis de Rio-Santo, dont l’histoire ne peut être faite en un chapitre.

À sa droite se tenait le docteur Moore, qu’on regardait généralement comme son confident et son ami. Après le docteur Moore, que le lecteur connaît suffisamment, venait un gentleman d’apparence militaire, qui parlait haut dans la discussion et prétendait parfois, mais en vain, tenir tête au marquis. C’était sir George Montalt, colonel du régiment de *** aussi célèbre pour ses nobles façons que pour ses dettes innombrables. Sir George avait mangé, fort galamment du reste, une fortune d’un demi-million de livres, et ne possédait plus que ses biens substitués, ce qui ne l’empêchait point de jeter l’or par les fenêtres avec une profusion tout à fait chevaleresque. À cette profusion, il fallait un aliment ; sir George s’était fait voleur après avoir été dupe. Ceci est une bien vieille histoire.

Après lui venait le banquier Fauntlevy, qui devait occuper Londres entier peu de mois après et rassembler autour de son échafaud les plus belles fleurs de nos salons fashionables. Fauntlevy était l’ami intime de l’un des frères du roi ; il avait la confiance de tout le West-End et la méritait, car il ne fit pas perdre un farthing à sa noble clientèle. Le commerce seul eut à se plaindre de lui et l’on n’avait rien à craindre de ce brillant larron dès qu’on portait un nom inscrit au Peerage ou même au Baronetage, du Royaume-Uni. C’était un beau jeune homme à la blonde chevelure, au sourire féminin, à la taille élégamment serrée dans un frac noir d’une coupe incomparable. Il était aussi fastueux que sir George, et sa maison de Pimlico faisait honte au palais de Saint-James. Le dossier de son procès contenait quatorze mille faux. Le frère du roi sollicita sa grâce et vint le visiter dans sa prison.

Au delà du banquier fashionable s’asseyait un personnage carré, puissamment barbouillé de tabac et respirant à pleine bouche l’odeur du rhum des Antilles. Ce personnage, à part la faiblesse qu’il avait de s’approprier le bien d’autrui, était un très saint homme. On parlait de lui depuis quelques mois pour être promu au bénéfice vacant de feu le doyen de Westminster. Ce révérend avait nom Peter Boddlesie. Il ne possédait alors qu’un mince bénéfice de deux cents livres, et ses supérieurs, avec lesquels il frayait, touchaient par mois des milliers de guinées. Il fallait bien que le révérend Boddlesie trouvât moyen d’allonger honnêtement sa prébende.

Après le révérend, nous trouvons un Honorable, John Peaton, fils cadet du marquis de ***. Ici encore, tout aux uns, rien aux autres. John Peaton faisait sa partie à l’occasion, lorsque la Famille avait besoin d’un nobleman pour jouer quelque bout de rôle dans une intrigue ; mais c’était un assez triste acteur. En revanche, il étrillait un cheval mieux que pas un palefrenier, et pouvait avaler vingt-quatre douzaines d’huîtres de suite, pourvu qu’il les accompagnât de six flacons de porto.

Autant l’Honorable John était inutile, autant son voisin se trouvait être indispensable à la société. Ce voisin, homme de quarante ans, regardant les gens de côté, à la dérobée, et doué, depuis le menton jusqu’au sinciput, de la physionomie d’un observateur, n’était rien moins que S. Boyne, esq., intendant du métropolitain-police. Grâce à lui et à l’un des sous-commissaires de la Cité, qui siégeait un peu plus bas, la Famille vivait en paix ou à peu près avec la police.

Assis à côté du magistrat se prélassait un lord. Un véritable lord, portant couronne de vicomte au-dessus de son écusson normand. Que voulez-vous ! On a un nom chevaleresque et une magnifique fortune, mais on a l’esprit faible, sinon vicieux. On regarde autour de soi ; on ne voit, aussi loin que peut se porter la vue, que lords plongés jusqu’au cou dans une orgie sans fin. On est lord : on a le droit de faire comme des lords. On se jette à corps perdu dans leur vie. L’or coule à flots, puis l’or s’épuise et manque. Que faire ? Caton mourait.

Lord Rupert Bel…, vicomte Clé…, n’était pas mort.

À sa gauche, un gentleman rose et propre, portant un nez mince et blanc, de belles lunettes d’or, touchait à peine son fauteuil et se dressait dans toute la rigide tenue de l’étiquette britannique. Ce gentleman était le personnage important de la séance, parce que sa qualité de sous-caissier central de la Banque le mettait à même de fournir tous les renseignements nécessaires pour le grand acte de spoliation que méditait la Famille. Il s’appelait sir William Marlew. Après lui venaient plusieurs employés du gouvernement et un juge.

De l’autre côté de la table se trouvait la partie véritablement militante du conseil de la Famille. Ceux que nous venons de nommer, à l’exception du docteur Moore, payaient plutôt de leur position que de leurs actes, les autres étaient de véritables bandits, agissant, combinant et servant de tête aux cent mille bras de l’association.

Là nous retrouvons le pauvre aveugle, sir Edmund Makensie, M. Smith, dépouillé de son garde-vue vert et de son air cafard, qui n’eût point cadré avec son titre belliqueux de major Borougham ; sir Paulus Waterfield, le docteur Müller, dans la personne duquel nos lecteurs eussent reconnu le bijoutier Falkstone, et deux ou trois autres, audacieux et intelligents coquins qui, comme M. Jédédiah Smith et le docteur Müller, venaient en droite ligne de Botany-Bay.

Lorsque Bembo fut introduit dans la salle, la parole était à William Marlew, sous-caissier central de la Banque.

– J’affirme, déclamait-il avec gravité, et je crois être, par ma position, à même de parler sur ce point avec une certaine consistance…

– Écoutez ! écoutez ! murmura lord Rupert qui bâilla, se croyant à la Chambre Haute.

– Je remercie le noble lord de sa bienveillante interruption, poursuivit le bureaucrate, et je maintiens… Bien plus ! j’avance que les caves de notre administration n’ont jamais contenu autant de matières d’or, monnayées ou non, la Banque n’a pas moins de vingt-cinq millions sterling en caves.

Comme si l’énoncé de cette somme monstrueuse (six cent vingt-cinq millions de francs) eût eu le pouvoir de percer les murailles pour arriver jusqu’à la tourbe impure qui croupissait non loin de là dans le Purgatoire, le tuyau acoustique se prit à vomir un sourd et frémissant murmure, auquel se joignit le murmure avide de l’assemblée.

– Vingt-cinq millions sterling ! répéta l’aveugle Tyrrel dont les yeux scintillèrent.

– Et quelle sera la part de chacun de nous ? demanda d’un air tout content le révérend Boddlesie, futur doyen de Westminster.

– C’est une question d’arithmétique, monsieur, répondit le caissier ; une simple division…

Sir William, interrompit Rio-Santo, veuillez nous dire quelle est la somme, en billets au porteur, que peuvent contenir les coffres de la Banque.

– Ceci me semble sans intérêt, milord, attendu que les billets ne représentent plus bientôt que des valeurs absentes. Néanmoins, pour satisfaire Votre Seigneurie, je répondrai : le double des valeurs en caves.

– C’est bien, dit Rio-Santo.

Bembo venait de s’approcher de lui pour lui faire son rapport.

– Milords, reprit presque aussitôt le marquis, votre juste impatience va être enfin satisfaite. Dans la nuit d’après-demain, nous serons introduits à la Banque.

La gravité de l’assemblée ne put tenir à cette bienheureuse annonce, et un joyeux hurrah fit retentir les lambris de la salle.

– Il est quelques mesures à prendre, continua Rio-Santo, pour lesquelles, je pense, le conseil me donnera plein pouvoir.

– Assurément ! assurément ! répondit-on de toutes parts.

– Sir William aura la bonté de se rendre sur les lieux, poursuivit encore Rio-Santo, pour pointer le plan des caves et donner à nos hommes toutes les indications nécessaires. Sir William indiquera en outre les dépôts de bank-notes, bien qu’il semble dédaigner ce butin.

– Une fois la Banque ruinée… commença le caissier.

– C’est juste, monsieur, mais vous ferez ce que je vous demande. Quant aux mesures de précautions, cela regarde messieurs de la police. Je me réserve d’ailleurs de mettre sur pied le ban et l’arrière-ban de la Famille pour faire émeute au besoin sur différents points et occuper la force armée. Ne vous étonnez donc point, milords, si tous nos hommes sont convoqués à la fois.

Le docteur Moore, qui n’avait pas encore prononcé une seule parole, jeta sur le marquis un regard perçant et furtif. L’aveugle et lui échangèrent un imperceptible signe d’intelligence.

Si Moore et Tyrrel soupçonnaient que M. le marquis de Rio-Santo gardait pour lui-même une bonne partie de sa pensée, ils ne se trompaient nullement. Le pillage de la Banque n’était qu’un accessoire de son projet, un détail de son plan. Ces billets au porteur, dont le rose et blond caissier faisait fi, acquéraient pour Rio-Santo une valeur sans prix, par cette circonstance que, entre ses mains, ils devenaient une arme, déterminaient tout d’un coup la banqueroute du premier établissement financier de l’Angleterre.

Quant à la réunion de tous les hommes de la Famille, c’était une autre affaire. Il s’agissait d’une émeute en effet, mais ce n’était pas pour protéger le pillage de la Banque. L’émeute devait porter plus haut et avoir un autre résultat.

Les lords de la Nuit se séparèrent.

Le marquis de Rio-Santo remonta dans son équipage avec le cavalier Angelo Bembo.

Au moment où sa voiture s’arrêtait dans Belgrave-Square, il prit la main de Bembo et la serra fortement.

– Ange, dit-il, l’heure approche. J’aurais besoin de vous tout entier. S’il est au monde quelqu’un que vous aimiez, pensez à lui cette nuit et demain ; car après ce terme, vous êtes à moi.

Quand Rio-Santo l’eut quitté, Bembo vint s’accouder à l’appui de la fenêtre basse située vis-à-vis du lord’s corner. Anna était toujours dans la chambre où nous l’avons vue. Ses yeux rougis avaient dû beaucoup pleurer ; jusque dans le sommeil qui l’avait surprise, elle gardait une attitude épouvantée. Bembo la contempla longtemps en silence.

– S’il est au monde quelqu’un que j’aime ! murmura-t-il enfin. Oh ! oui ! c’est un amour d’hier, qu’il faudra oublier demain. Mais je l’aime… comme je n’ai point aimé encore et comme je n’aimerai plus jamais !

C’était une de ces rares nuits où l’hiver de Londres revêt le manteau de frimas des contrées polaires. Le givre scintillait aux branches étiolées des arbres qui masquaient les derrières d’Irish-House. La rue était déserte sous la fenêtre.

– Je n’ai que cette nuit, reprit Bembo, et cette nuit est déjà bien avancée !

Quelques minutes après, la petite porte par où le prince Dimitri Tolstoï avait été introduit dans Irish-House s’ouvrit sans bruit. Et le cavalier Bembo traversa la rue. Aucun son ne troublait le silence absolu de la nuit. Bembo mesura de l’œil la distance qui le séparait de la fenêtre où brûlait la bougie d’Anna, et tâcha de lancer sur le balcon une échelle de soie qu’il avait apportée. Il n’y put point réussir. Heureusement il était agile. Son poignard fiché entre les briques lui servit de marchepied, et, moitié à l’aide de cet appui, moitié par le secours des saillies, il parvint à mettre sa main sur le balcon.

Une fois sur le balcon, il attacha solidement son échelle aux barres de fer ; car, après être monté, il s’agissait de redescendre, et redescendre deux. Anna Mac-Farlane s’éveilla en sursaut. Le poing de Bembo, enveloppé d’un mouchoir, venait de briser l’un des carreaux de la croisée. L’air frais du dehors fit irruption à l’intérieur en même temps que Bembo, et la flamme de la bougie, vivement soufflée, se pencha, n’éclairant plus que vaguement les objets. Anna, qui avait fait d’abord un mouvement pour s’enfuir, s’élança en poussant un cri de joie, et vint tomber entre les bras de Bembo étonné.

– Stephen ! oh mon cher Stephen ! s’écria-t-elle, Dieu vous envoie enfin à mon secours !

Un douloureux frisson courut par tous les membres de Bembo.

– J’ai tant prié ! reprit Anna, mon Stephen ! je savais bien que le salut me viendrait de vous !

La flamme de la bougie se redressa. Anna découvrit son erreur. Elle se dégagea, effrayée, et se réfugia en courant à l’autre bout de la chambre. Bembo ne la suivit point. Plus il la voyait charmante dans son effroi, plus son cœur se serrait. Il pensait :

– Mon Dieu ! que je l’aurais aimée !

Anna, cependant, la pauvre enfant, tomba sur ses genoux en disant :

– Je vous en prie ! ayez pitié de moi !

Bembo eut pitié en effet.

– Ne craignez rien, dit-il si doucement qu’Anna se sentit presque ravivée ; ne craignez rien de moi, madame ; ma présence ne doit pas vous causer de frayeur.

Il lui prit la main et la releva en ajoutant avec tristesse :

– Entre nous deux, ce n’est pas vous qui avez sujet de craindre ou d’implorer.

Anna ne comprit point.

– Comment êtes-vous ici, monsieur ? demanda-t-elle.

Bembo l’avait presque oublié ; cette question le rendit au sentiment de la réalité, il se souvint du lieu où il était. Le moindre bruit, la moindre résistance de la pauvre recluse, pouvaient renfermer sur elle les portes du lord’s corner. Cependant il fallait agir.

– Madame, dit-il, je suis ici pour vous sauver.

Et, surmontant avec effort une instinctive répugnance, il ajouta, en tâchant de sourire :

– Ne devinez-vous pas ? je viens de sa part.

– De sa part ! s’écria miss Mac-Farlane dont le visage exprima tout à coup une confiance sans bornes.

– De la part de Stephen, dit tout bas le cavalier Bembo.

Anna sauta de joie. Bembo souffrait cruellement ; mais il eut la force d’employer jusqu’au bout son généreux stratagème.

– Venez ! murmura-t-il ; Stephen vous attend.

Il souleva dans ses bras la jeune fille, qui n’opposa point de résistance, et commença à descendre l’échelle de soie avec précaution. À moitié chemin de la fenêtre au sol, Bembo crut entendre derrière lui, dans la maison de M. le marquis de Rio-Santo, le bruit d’une fenêtre qui s’ouvrait. Il continua de descendre. Quelques marches plus bas, il sentit Anna frémir entre ses bras.

– Voyez… voyez ! dit-elle avec effroi ; un fantôme qui glisse parmi les branches de ces arbres !

Bembo essaya, mais en vain, de se retourner. Anna regardait toujours le fantôme, qui descendait, lui aussi, le long de l’un des troncs d’arbres plantés derrière Irish-House. Arrivé au niveau du mur de la cour, il s’y cramponna et demeura un instant comme indécis. C’était un homme demi-nu, dont on apercevait les membres étiques aux rayons de la lune. Anna se mourait de peur.

Enfin Bembo mit le pied sur le dernier degré de l’échelle. À ce même instant on entendit la chute d’un corps sur le pavé. C’était le fantôme qui venait de sauter dans la rue. En sorte que nos deux fugitifs et cet homme touchèrent en même temps le sol et se trouvèrent en présence.

Bembo hésita. L’homme s’appuya, épuisé, au mur qu’il venait de franchir, et une voix chevrotante s’éleva dans le silence de la nuit. Cette voix chantait :

Le laird de Killarvan

Avait deux filles ;

Jamais n’en vit amant

D’aussi gentilles

Dans Glen-Girvan…

– Mon père ! s’écria Anna en se dégageant des bras de Bembo, c’est la voix de mon père !

Angus, c’était bien lui, fit un pas vers sa fille dont il avait reconnu la voix ; mais, presque aussitôt, saisi d’une mystérieuse horreur, il se recula, chancelant.

– Toujours les ombres de celles qui sont mortes ! murmura-t-il avec détresse.

Et comme Anna voulait mettre ses bras autour de son cou, il la jeta violemment sur le pavé et s’enfuit en criant :

– Toutes deux ! toutes deux !

Bembo le perdit de vue au détour de Belgrave-Lane. Il reprit dans ses bras Anna évanouie et l’emporta.

Le lendemain, M. le marquis de Rio-Santo trouva vide le lit du laird. Il ne put confier à personne ses inquiétudes, car, de toute cette journée, le cavalier Angelo Bembo ne se montra point à Irish-House.

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