VIII CHEZ PERCEVAL

Le docteur Moore fut longtemps avant de répondre à la question de Rio-Santo.

– Milord, dit-il enfin, je n’ai point de solution certaine à donner à Votre Seigneurie ; hier, j’avais commencé un traitement qui, suivant toute apparence, aurait sauvé miss Mary Trevor ; mais, dans la journée, une crise est survenue, une crise terrible. Je dois essayer sur l’autre, avant de faire subir à miss Trevor un nouveau traitement en rapport avec sa situation nouvelle, et d’autant plus énergique que l’honorable héritière de lord James court un danger réel et prochain.

– Que s’est-il donc passé, monsieur ? demanda vivement le marquis.

– Bien des choses, milord ! Frank Perceval se porte mieux que vous et aussi bien que moi. Vous avez été généreux, milord.

– Monsieur, interrompit Rio-Santo, veuillez revenir au fait, je vous prie.

Moore avait insensiblement repris son assiette.

– J’oubliais que milord a sommeil, dit-il ; voici le fait : le caractère de la maladie de miss Trevor a changé. Son affection nerveuse arrive à des symptômes si graves, si nouveaux pour mon expérience, que mes premiers essais sur l’autre ne peuvent plus me suffire.

– Sur l’autre ? répondit Rio-Santo qui entendait ce nom-là pour la deuxième fois sans le comprendre. De qui parlez-vous, monsieur ?

– D’une ravissante fille, sur ma parole, milord ! répondit Moore avec un étrange enthousiasme ; d’un sujet vivant de la plus rare perfection ! Quelle jeunesse ! quelle vigueur délicate et gracieuse ! quelle beauté de formes, résumant toutes les séductions anatomiques de la femme ! Ah ! ce serait un plaisir sans prix que de mettre le scalpel dans ces chairs élastiques et fermes. Mais Votre Seigneurie n’est pas médecin. Je parle de cette jeune fille, milord, que nous allons tuer pour sauver miss Mary.

Moore prononça ce nous avec une dureté sarcastique. La lèvre de Rio-Santo eut un tressaillement.

– Elle est jeune et belle ? murmura-t-il.

– Plus belle et plus jeune que miss Mary, milord.

– Vous m’aviez promis de ne pas la tuer, monsieur ! s’écria tout à coup le marquis en faisant peser son regard sur l’œil à demi clos du docteur Moore.

Mais cette fois le docteur soutint bravement son regard.

– Milord, dit-il avec un froid sourire, la jeune fille m’a coûté cent livres : il faut bien qu’elle nous serve à quelque chose.

Rio-Santo recula son fauteuil et détourna ses yeux.

– Après tout, reprit Moore d’un ton dégagé, Votre Seigneurie est en ceci meilleur juge. Si elle trouve à propos de laisser périr miss Trevor…

Le marquis passa sa main sur son front.

– Dieu ne peut point pardonner cela ! dit-il d’une voix profondément altérée.

Moore haussa imperceptiblement les épaules.

– Choisir ! poursuivit Rio-Santo ; choisir entre ma pauvre Mary et cette jeune fille inconnue ! Choisir, quand le choix est un arrêt de mort. Elle était heureuse sans doute…

Sa tête se pencha. Son œil prit une expression vague où se miraient de mélancoliques pensées.

– Cela arrive dans Londres ! murmura-t-il ; en sortant de Temple-Church où elle avait porté à Dieu sa prière si pure, la pauvre enfant aurait pu rencontrer aussi quelques émissaires de ces horribles étaux où la misère vend à la science des lambeaux de chair humaine ! Par le nom de Dieu ! s’écria-t-il avec violence, savez-vous comment je me vengerai de cela, monsieur !

L’œil de Rio-Santo flamboyait.

– Entendez-vous ! dit-il en se levant haut et ferme sans garder trace de son récent accablement.

Moore balbutia. Rio-Santo lui saisit le bras.

– Je ne sais si je l’aime, monsieur, prononça-t-il avec une sorte d’égarement ; mais si c’était elle… Oh ! je vous écraserais !

Le marquis retomba sur son fauteuil. Le bras de Moore s’entourait d’un cercle violâtre à l’endroit où l’avait serré Rio-Santo.

– Milord, dit Moore avec son implacable raillerie, tout porte à penser que mon sujet n’a rien de commun avec votre maîtresse…

– Qui vous a dit qu’elle fût ma maîtresse, monsieur ! interrompit brusquement le marquis ; je l’ai vue, une fois, prier Dieu. Une autre fois, j’ai cru l’apercevoir derrière le rideau soulevé de sa fenêtre. Voilà tout. Je donnerais mon sang pour son bonheur !

Moore ne put retenir un geste de pitié.

– S’il vous plaisait de la voir, milord, demanda-t-il, pour être bien sûr ? Je dois dire à Votre Seigneurie que la petite est déjà bien entamée.

Rio-Santo détourna la tête avec dégoût.

– Bien changée, si mieux vous aimez, poursuivit le docteur ; j’ai dû l’attaquer par le jeûne absolu et la séquestration dans l’obscurité.

– Assez ! murmura le marquis, dont une sueur froide inonda les tempes, assez, monsieur ! Ah ! vous avez raison, ce ne peut être elle ! Mais quelle que soit votre victime, pitié pour elle, pitié !

Moore prit le bras du marquis et lui tâta le pouls.

– Milord, dit-il, vous n’êtes pas en état de supporter de semblables émotions. Demain, ce soir, quand Votre Seigneurie le voudra, je lui dirai ce qui a rapport à Frank Perceval ; à présent, mon devoir est de me retirer.

Moore sortit avec précipitation. À peine avait-il passé le seuil, que la tête alourdie du marquis se renversa sur le dossier de son siège. Il s’endormit profondément. Nous n’attendrons pas son réveil pour faire connaître au lecteur la suite du rapport du docteur Moore ; mais auparavant nous le conduirons, rétrogradant de quelques jours, au chevet de Frank Perceval.

Vingt longs chapitres nous séparent maintenant de ces événements, racontés à la fin de la première partie de notre histoire. C’était, si le lecteur s’en souvient, le surlendemain du bal de Trevor-House ; Perceval, blessé dangereusement, sommeillait sous la garde du bon sir Edmund Makensie. Susannah, dominée par Tyrrel, baisa le front de Perceval endormi au moment même où lord James Trevor mettait le pied dans la chambre. De là, le consentement de Mary, trompée, au mariage avec le marquis de Rio-Santo.

Tout espoir n’était pas perdu cependant. Lady Ophélia était venue ; elle avait parlé. Frank écrivit cette lettre que lord Trevor déchira sous les yeux du fidèle Jack, rompant ainsi violemment toutes relations avec le pauvre Frank. Ici recommence notre récit.

Après avoir écrit sa lettre, Frank resta seul avec Stephen.

– Jack doit être maintenant bien près de Trevor-House, dit-il au bout de quelques minutes ; dans une demi-heure, il sera de retour.

– Et toute cette ténébreuse machination s’en ira en fumée ! ajouta Stephen.

Frank lui tendit la main.

– Ami, que Dieu le veuille ! murmura-t-il, car le bonheur entier de ma vie est là.

Ils parlèrent longtemps, essayant de tromper les heures ; ils parlèrent d’amour. Stephen dit à Frank la scène muette de Temple-Church ; il lui raconta comment le regard de Clary, fixé sur un homme, sur un inconnu, lui avait révélé le secret de son cœur.

Et Frank, faisant un retour sur lui-même, songeait : « C’est bien vrai ! Avant d’être jaloux, je n’avais pas mesuré la profondeur de ma tendresse ! »

On entendit dans l’escalier le pas irrégulier et chancelant du vieux Jack. Stephen alla ouvrir et Jack passa le seuil. Il était pâle, et son honnête visage exprimait un désespoir profond. Frank n’osait l’interroger.

– J’ai remis la lettre, Votre Honneur, dit Jack.

– Eh bien ?

Jack secoua sa tête chauve.

– Perceval est plus noble que Trevor ! prononça-t-il en relevant son front humide avec fierté. Le père de Votre Honneur eût fait châtier cet homme par ses valets… par l’écusson de Perceval ! Cet homme a déchiré la lettre sans la lire.

Frank ferma les yeux en poussant un faible cri…

Stephen ne put retourner que le lendemain à la maison de sa mère, car durant toute la nuit suivante, Frank, brûlé par la fièvre, fut en proie au délire et réclama les soins du jeune médecin.

Il est des heures particulièrement propres à la rêverie, où l’âme insoucieuse se repose avec paresse en un demi-sommeil que bercent des désirs indécis et de nébuleux espoirs. Mais quand la douleur, une douleur intense et formée d’éléments divers, s’empare de vous à ces mêmes heures où la raison engourdie laisse pendre, flottantes, les rênes de l’imagination, l’âme ne sait point combattre et fléchit sous le faix du découragement. La nuit, le désespoir est plus amer, la souffrance plus cuisante ; la nuit, la piqûre empoisonnée du soupçon sait mieux trouver l’endroit vulnérable du cœur. C’est la nuit que viennent ces bouffées d’angoisses qui montent du cœur à la tête et peuvent jeter un vaillant homme en la pensée lâche du suicide.

Stephen était assurément plutôt froid que passionné, mais tout choc dégage son contingent d’électricité : depuis trois jours, le jeune médecin, sans cesse rejeté hors de la voie de positive tranquillité où s’était jusque-là écoulée sa vie, s’échauffait à la lutte et perdait une partie de son flegme, enveloppe des cœurs non éprouvés. Son repos s’était changé en agitation ; l’heureuse apathie où sommeillait naguère sa jeunesse faisait place au trouble de la passion. Il aimait ; il était jaloux ; il souffrait.

Il était minuit environ. Frank, assoupi, respirait avec peine et se plaignait faiblement. Sur une bergère, dans un coin de la chambre, le vieux Jack dormait. Derrière le lit, une veilleuse allumée éclairait vaguement les objets. À sa lumière, on voyait tantôt briller, tantôt se voiler soudainement les nobles émaux du grand écusson de Perceval et le cadre doré du portrait de miss Harriet, la sœur de Frank, morte à la fleur de l’âge, dont le visage mélancolique et pâle, sortant ainsi de l’ombre tout à coup, semblait une apparition.

Stephen avait d’abord donné son esprit tout entier à son ami malade, et suivi avec attention les diverses phases de la fièvre. Puis sa pensée avait glissé, à son insu, des choses présentes aux choses du dehors. Le souvenir de Clary Mac-Farlane était venu emplir son cœur, d’où le danger de Frank l’avait momentanément chassé. Or, par un travail moral, produit naturel de la jalousie, Stephen ne pouvait plus voir sa cousine autrement que dans Temple-Church, préoccupée au milieu de la tranquille dévotion de ses compagnes, et couvrant le magnifique inconnu d’un regard passionné, d’un regard où il y avait tant d’amour que Stephen se fût contenté, pour être bien heureux, d’une faible part de cette muette adoration.

Stephen avait ouvert les yeux ; il veillait, mais dans la demi-obscurité où il se trouvait, les images évoquées passaient devant ses yeux comme un songe. Clary était là, devant lui. À côté de Clary était le beau rêveur de Temple-Church, dont Stephen ignorait le nom, et que nous connaissons sous celui d’Edward. Et la scène qui s’était passée à l’église se reproduisait avec une minutieuse exactitude ; et aujourd’hui comme alors, le premier mouvement de Stephen fut de s’écrier : « J’ai vu ce visage déjà quelque part. »

Il y eut néanmoins une différence : à l’église, Stephen avait mis de côté, sans façon, cette idée. Cette nuit il s’y arrêta. Sa haine avait grandi, et il sentait un vague besoin de donner à sa haine un motif autre que la jalousie. Peu à peu, le souvenir lointain, mais précis, qu’il gardait d’un événement lugubre vint se placer en face des récents souvenirs de Temple-Church. Il compara ces deux souvenirs en présence ; il les rapprocha. Et ce travail fut fait avec une passion si intense, que des gouttes de sueur vinrent sillonner son front.

Perceval, pendant cela, s’agitait sur sa couche ; mais Stephen ne prenait point garde.

L’aversion est, dans ses souvenirs, aussi précise que l’amour ; et Stephen eût pu dessiner de mémoire le beau rêveur de Temple-Church, mais il le voyait maintenant avec d’autres yeux. Edward n’était plus pour lui seulement une connaissance de la veille. Le souvenir de ses traits, si remarquables dans leur mâle beauté, datait désormais des jours de son enfance. Il y avait là deux impressions qui se confondaient, sauf un détail : quelque chose dont Stephen ne pouvait se rendre compte, quinze années séparaient ces deux impressions. La plus récente avait trait à la rencontre de Temple-Church. L’autre se mêlait à un drame sanglant, dont nous avons pu parler vaguement quelquefois dans le cours de ce récit, mais que le lecteur ne connaît point en détail.

– C’est lui ! se dit Stephen, pour la centième fois peut-être ; c’est bien lui. Ce que je cherche sur son visage, c’est…

– La cicatrice ! s’écria en ce moment Perceval qui s’agitait dans sa fièvre, n’ai-je pas vu la cicatrice sur son front ?

Stephen s’était levé en sursaut.

– La cicatrice ! répéta-t-il ; oh ! je m’en souviens.

Sur son front rouge, reprit Frank, elle apparaissait blanche et tranchée…

– Du sourcil gauche au sommet du front, répéta Perceval.

– Frank ! s’écria Stephen ; vous le connaissez donc aussi ? Au nom du ciel, de qui parlez-vous ?

Frank ne répondit point. Mac-Nab retomba sur son fauteuil.

Voilà qui est étrange ! murmura-t-il. J’attendrai son réveil.

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