Le docteur Moore resta quelques secondes devant ce gracieux portrait de femme, vêtue à la mode de 1815, que nous avons décrit en l’un des précédents chapitres.
– Je n’y comprends rien ! murmura-t-il ensuite ; Rio-Santo n’est ici que depuis un an, et la comtesse de White-Manor… Ma foi, je m’y perds !
Il pirouetta sur le talon et jeta en passant un regard distrait par la fenêtre.
– Hé ! hé ! hé ! fit-il en riant plus franchement que d’habitude : le hasard est parfois souverainement spirituel ! Si je ne me trompe, voici, de l’autre côté du lac, le free and easy de White-Manor. White-Manor était un fier séducteur, de son temps !… Oh ! oh ! ajouta-t-il, en s’arrêtant tout à coup à deux pas du lit, il y a là un homme !
Il venait d’apercevoir la jambe maigre et velue d’Angus Mac-Farlane, qui sortait à moitié des couvertures. Le docteur était entré dans cette chambre avec une si ferme espérance de découvrir des choses étranges, impossibles à soupçonner, qu’il demeura une minute hésitant et comme saisi d’une puérile frayeur. Quel était l’homme étendu sur ce lit ?
Il souleva le rideau. Angus tournait le dos au jour. Son front touchait la muraille. Moore ne pouvait voir son visage. Un instant, l’instinct de médecin se mit en travers de sa curiosité. Il prit le bras d’Angus et lui tâta le pouls.
– Fièvre cérébrale ! murmura-t-il ; congestion imminente. Pourquoi m’a-t-on appelé si tard ?
Cette phrase consacrée lui échappa, tant est grande la force de l’habitude. Il l’accueillit au passage par un sourire, et mit un genou sur le lit de façon à coller, lui aussi, sa tête au lambris. Dans cette position, il put voir les traits d’Angus. Son examen dura deux ou trois secondes.
– Je ne connais pas cet homme ! dit-il avec désappointement. Puis, se ravisant tout à coup, il ajouta : Mais si fait ! C’est cet honnête paysan d’Écosse que Rio-Santo nous amena une fois au conseil. Le laird qui tient notre château de Crewe. Et pourquoi diable Rio-Santo le laisse-t-il mourir là comme un chien ?
Le docteur se releva et secoua la tête.
– Fou que je suis ! murmura-t-il ; j’ai beau chercher, je ne trouverai point. Le secret de ce marquis d’enfer est dans son cerveau et non point autre part. J’ai rencontré çà et là quelques pages dépareillées du livre de sa conscience. Assez pour être sûr que sa vie ne fut qu’un long mystère ; trop peu pour deviner le premier mot de son secret.
Le laird fit un mouvement et se retourna péniblement sur sa couche.
– L’eau me brûle ! dit-il tout bas.
– Cet homme se sauvera tout seul ! murmura le docteur Moore. Demain, il sera en convalescence.
– Oh ! reprit Angus, le brigand m’échappe ! elles disparaissent… toutes deux ! toutes deux !
Moore mit la main sur son pouls et l’y laissa une minute.
– Une crise, pensa-t-il, et ce sera fini ! Ces misérables Écossais ont le cerveau si bien fêlé que la fièvre passe à travers les fissures !
– Selle mon cheval noir, Duncan de Leed ! s’écria le laird dont la voix devint tout à coup retentissante ; je vais me rendre à Londres pour le tuer !
– Pour tuer qui ? demanda involontairement le docteur.
Angus s’était levé sur son séant et attachait sur lui des yeux effrayants à voir.
– La voix des rêves ne peut pas mentir, reprit-il lentement. Il me semble que j’ai vu Fergus O’Breane cette nuit. Pourquoi ne l’ai-je pas tué ?
Ses mains se posèrent sur les deux épaules du docteur.
– Te l’ai-je dit, ami Duncan ? lorsque je l’aperçois par la seconde vue, il a au milieu de la poitrine un trou rond et rouge. Il est assis sur le gazon, au bord d’un chemin, et bien pâle. Alors la voix des rêves perce la nuit et me dit à l’oreille : « C’est ton sang, le sang de tes veines qui vengera Mac-Nab. »
– Mac-Nab ! répéta le docteur en lui-même ; je connais ce nom… – Eh ! oui, ce jeune pédant que j’ai trouvé au chevet de Perceval : Stephen Mac-Nab.
– Qui donc m’a dit qu’il s’appelle maintenant Rio-Santo ? s’écria soudain le laird.
– Ce n’est pas moi, murmura-t-il, espérant relier par cette réponse les idées fugitives du malade et l’entraîner en de moins obscures révélations.
– Rio-Santo ! répéta Angus ; selle mon cheval, Duncan de Leed.
– Et s’il plaît à Votre Honneur, dit le docteur en tâchant d’imiter l’accent et les formules d’Écosse, ce Rio-Santo est donc un assassin ?
Le laird retira ses deux mains avec défiance.
– Ceux qui disent cela, répondit-il, en ont menti. Que me voulez-vous ?
Il se replongea, tremblant de froid, entre ses couvertures.
– L’eau me glace ! grommela-t-il en frissonnant.
Puis il entonna d’une voix endormie :
Le laird de Killarvan
Avait deux filles,
Jamais n’en vit amant
D’aussi gentilles
Dans Glen-Girvan…
Moore attendit quelques secondes, cherchant le mot de cette énigme. Tout à coup il sentit la pression d’une main sur son bras, et se retourna vivement, croyant que c’était le cavalier Bembo. Mais à peine eut-il porté son regard sur l’homme dont la main serrait son bras, qu’il poussa un cri de terreur et chancela, prêt à défaillir. L’homme qui le surprenait en flagrant délit d’espionnage, au moment où, désertant le chevet d’un malade, – d’un mourant ! – il se livrait à une sorte de visite domiciliaire, inexcusable par tout pays, mais inexcusable surtout dans les mœurs anglaises, où chaque maison habitée est un sanctuaire que la loi elle-même n’a pas le droit de violer, c’était le malade lui-même, le mourant, Rio-Santo en personne.
Le docteur mesura sa situation d’un coup d’œil. Il était sous la main de Rio-Santo. Il le savait.
Rio-Santo portait sur son visage les symptômes manifestes de cette désorganisation partielle du cerveau, dont les effets sont si divers. Moore venait de deviner qu’il était muet. Sa langue demeurait paralysée après le retour à la vie de toutes les autres parties de son corps. Il pensait, mais les muscles de la langue étaient momentanément frappés de mort.
Moore eut l’idée de le tuer.
Rio-Santo le regardait fixement. Il releva la manche de sa robe de chambre, et d’un geste significatif, montrait la veine gonflée de son avant-bras.
– Vous voulez que je vous saigne, milord ? demanda Moore.
Rio-Santo fit un signe affirmatif.
Le docteur hésita. Tandis qu’il hésitait, il se sentit de nouveau serrer le bras. Cette pression fut lente et persistante. C’était quelque chose comme un ordre donné d’une voix ferme mais sans colère.
Moore tira sa trousse et l’ouvrit.
Au moment où il approchait la lancette du bras de Rio-Santo, celui-ci lui arrêta la main et prit l’instrument qu’il approcha de ses yeux. Le docteur comprit et trembla, car ce geste lui disait que Rio-Santo n’avait rien perdu de sa pantomime, alors qu’il avait essuyé cette même lancette sur son habit dont le drap s’était instantanément rougi.
Il releva, lui aussi, sa manche sans mot dire et se piqua légèrement le bras.
Rio-Santo fit un geste d’approbation. L’instant d’après, de sa veine ouverte s’élança un vigoureux jet de sang.
– Assez, dit Rio-Santo au bout de quelques secondes.
Le docteur tressaillit violemment au son de cette voix. Il releva son regard attaché sur la saignée avec une véritable terreur. Rio-Santo parlait. Rio-Santo était de nouveau l’homme redoutable devant qui tout pliait.
Moore ferma la saignée et croisa ses bras sur sa poitrine. Il attendit son arrêt.
– Avancez-moi un fauteuil, dit Rio-Santo.
Moore se hâta d’obéir. Le marquis tomba pesamment sur le coussin et mit sa main sur ses yeux qui, affaiblis par les veilles, la crise et le sang perdu, se blessaient à l’éclat du jour. Il demeura ainsi pendant trois ou quatre minutes. Au bout de ce temps, il redressa la tête. Son front pâle avait recouvré toute sa fière sérénité.
– Monsieur le docteur, dit-il, je vous remercie d’avoir violé le secret de cette retraite. Grâce à vous, je sais maintenant que ce pauvre malade n’est plus en danger de mort.
Il montrait Angus endormi sur le lit. Moore s’inclina.
– Je pense que je ne me trompe point, ajouta Rio-Santo. Vous avez dit que son état était désormais sans péril ?
– Je l’ai dit, milord.
– Monsieur le docteur, reprit le marquis, je vous remercie d’avoir mis à nu devant moi le fond de votre âme, tandis que je gisais là-bas, mourant. Vous êtes jaloux de moi ; vous voulez mon secret. Ne m’interrompez pas, monsieur, je ne vous veux point de mal. Seulement, votre jalousie est insensée, et mon secret est de ceux qu’on ne devine pas. Il est comme ces pages écrites en langues inconnues que vous avez trouvées dans mon cabinet et que vous avez essayé en vain de déchiffrer ; on aurait beau le tenir dans ses mains, il faudrait encore une clé pour le comprendre, et cette clé, monsieur, Dieu, qui seul la donne, ne l’a point mise en vous.
Il y avait dans ces dernières paroles un mépris sans bornes. L’orgueil de Moore se révolta sourdement au-dedans de lui.
– Monsieur le docteur, reprit encore Rio-Santo, parlant toujours de cette voix lente qui donnait de la froideur à une louange, mais qui ajoute à l’expression du dédain, je vous remercie enfin et surtout de ne m’avoir pas assassiné.
Moore recula de deux pas. Ce mot le cingla comme un coup de fouet au cœur. Il se crut perdu sans ressources.
Mais Rio-Santo continua :
– La mort m’eût été cruelle, bien cruelle ! Encore une fois, je ne vous veux point de mal. Mettez ce coussin sous mes pieds, monsieur le docteur.
Moore prit le coussin et le plaça sous les pieds du marquis.
– Excusez-moi, monsieur le docteur, reprit encore ce dernier, si j’abuse ainsi de votre complaisance. Allez ouvrir la porte extérieure de mon cabinet et dites à Ange… Vous avez parlé bien durement à ce pauvre enfant tout à l’heure, monsieur ! Dites-lui que vous m’avez sauvé la vie. Il vous pardonnera votre insolence. Quelle heure est-il, monsieur le docteur ?
– Il est dix heures, milord.
– Le temps est précieux, mais la fatigue m’accable et il me faut au moins une demi-journée de repos. Dites à mes gens, monsieur, d’atteler pour quatre heures. Le cavalier Angelo Bembo m’accompagnera.
Le docteur se dirigea vers la porte.
– Quand vous aurez fait cela, monsieur le docteur, reprit Rio-Santo au moment où il s’éloignait, vous reviendrez. J’ai quelques questions à vous faire.
Moore rentra dans le cabinet, qu’il traversa pour aller ouvrir la porte extérieure.
– Eh bien, monsieur, eh bien ? s’écria le cavalier Bembo.
– La vie de M. le marquis est hors de danger, signore, dit Moore.
– Hors de danger ! répéta Bembo avec un élan de joie. Je vous avais mal jugé, monsieur le docteur ; vous êtes un savant homme et un digne ami ! Je vous prie d’accepter mes excuses et de me croire tout à vous.
Le docteur s’inclina froidement et toucha la main que Bembo lui tendait, en disant :
– Sa Seigneurie vous charge de faire atteler pour quatre heures et compte sur vous pour l’accompagner.
Bembo sauta de joie.
– Sortir ! sortir déjà ! s’écria-t-il ; mais c’est une résurrection ! Ah ! docteur, vous êtes un homme habile !
– Je l’ai pensé longtemps, répondit Moore en secouant la tête.
Il salua et referma la porte.
Quand il fut revenu dans la chambre du laird, Rio-Santo lui demanda :
– Pendant ces six jours, s’est-il passé quelque chose parmi vous, monsieur le docteur ?
– On s’est étonné de votre longue absence, milord, mais vos fidèles n’ont pas eu de peine à faire taire les mécontents. Milord, je ne sais ce que vous pensez de moi, mais je vous le dis du fond du cœur : Bien fous sont ceux qui essayent de vous combattre !
Rio-Santo mit sur lui son regard profond et tranquille.
– Et vous êtes un homme sage, vous, monsieur le docteur ! prononça-t-il avec simplicité.
– Chacun, en sa vie, a ses heures de démence, milord. Puisque nous parlons de moi, j’ai été doublement fou tout à l’heure : fou de vouloir vous tuer…
– Et fou de ne l’avoir point fait, interrompit Rio-Santo.
– Oui, milord, répondit le docteur.
Rio-Santo se retourna sur son fauteuil.
– C’est partie remise, dit-il, vous ne me pardonnerez point. Moi, je n’ai pas le temps de m’occuper de vous… J’accepte votre aide comme par le passé.
– Cette confiance, milord,… commença le docteur Moore, qui sentit un instant l’envie de jouer au repentir.
– Confiance n’est pas le mot, interrompit don José. Je vous écraserai désormais au moindre soupçon, monsieur.
Le pied de Rio-Santo, repoussant violemment le coussin, tomba sur le tapis que son talon coupa.
– Milord ! milord ! s’écria Moore avec une émotion hypocrite, en un moment comme celui-ci, une seule parole de bonté m’eût fait votre esclave pour la vie !
L’œil de Rio-Santo ne perdit point son expression de calme supériorité.
– Un mot encore, dit-il ; comme le hasard peut me livrer une seconde fois à vous, sans défense, je veux vous apprendre un secret. Si vous m’eussiez tué ce matin, ce soir vous auriez dormi sur la porte de Newgate. Il y a longtemps que je vous connais, docteur. Entre vous et l’échafaud il n’y a que ma volonté depuis deux mois.
Moore tremblait, mais il voulut douter.
– Entre l’échafaud et moi, milord, dit-il en essayant vainement de mettre de la superbe dans son regard, il y a un abîme que toute votre puissance ne saurait point combler.
– Monsieur, prononça Rio-Santo avec fatigue, parler trop me lasse et j’ai des questions importantes à vous faire. Le lord haut-shérif a entre les mains un paquet cacheté où se trouve votre condamnation. Ne vous étonnez pas : je tiens ainsi plus ou moins tous les lords de la Nuit, vos confrères. Sans cela, monsieur, il me faudrait mille existences !
– Mais que contient ce paquet ?
– Choisissez entre tous vos méfaits, docteur. Ce paquet contient la preuve de l’un d’eux ; la preuve irrécusable.
– Mais pourquoi le haut-shérif ne l’a-t-il pas encore ouvert ?
– Parce que je ne l’ai pas voulu, répondit Rio-Santo.
Il ferma d’un geste la bouche du docteur, qui allait parler encore, et ajouta :
– C’en est assez. Laissons cela. Quelles nouvelles de miss Mary Trevor ?