Le mouvement de Bishop le burkeur avait été si soudain, que Stephen n’avait pu se mettre sur la défensive. D’ailleurs, à quoi bon se défendre ? Le sang-froid était la seule arme qui pût vaincre en ce combat inopiné.
– Je ne suis point un homme de police, répondit-il avec calme ; il y a d’autres marchands que vous dans Londres, mister Bishop, et vos manières ne sont pas faites pour attirer les chalands.
Bishop lâcha prise.
– Un homme de police eût tremblé sous ma griffe, grommela-t-il. Vous n’êtes pas peureux, mon jeune monsieur ; j’aime les gens comme cela, moi. Mais pourquoi diable venez-vous me parler de sujets ? Je suis un honnête marchand d’ale, de porter, de gin, de whiskey, de tout ce qui peut se boire, enfin. Encore une fois, que voulez-vous ?
Stephen tira son portefeuille et remit sa carte au burkeur.
– Ah ! ah ! s’écria celui-ci, vous êtes étourdi, pour un homme de la science, mon jeune gentleman. Du diable si vous n’avez pas risqué vos os ! Faites le mort, Turk. On ne vient pas dans mon office, de but en blanc, comme si je vendais des gants de France ou du sucre candi pour les petits enfants. Je pense que vous m’excuserez, monsieur ; un agent de police ressemble beaucoup à un homme. Voulez-vous accepter un grog ?
– Veuillez m’excuser, reprit Stephen.
Bishop fronça ses gros sourcils et s’étendit de tout son long sur l’ottomane.
– Non ? reprit-il d’un ton de mauvaise humeur. Je ne voudrais pas vous voir me garder rancune, monsieur Mac-Nab. Sur ma foi, vous en avez été quitte à bon marché, voyez-vous ; et il m’est arrivé plus d’une fois de transformer un espion en un sujet de cinq ou six bonnes guinées.
Bishop prit un flacon de gin posé sur une table au bout de l’ottomane et s’en versa un grand verre. Le bleu pâle du genièvre s’empourpra sous les mille rayons de feu qui partaient de tous les coins de la chambre. Quand le burkeur approcha la liqueur de ses lèvres, on eût juré qu’il allait boire du sang.
– À votre santé, monsieur Mac-Nab, dit-il ; que puis-je faire pour vous être agréable ?
Stephen, que n’avait pu émouvoir l’étreinte de l’athlétique boucher de chair humaine, se sentit venir la sueur froide à cette question, facile à prévoir, pourtant. Le moment était arrivé. On allait lui ouvrir les portes de ce musée de la mort, où peut-être Anna et Clary…
Stephen chancela et s’appuya au dossier d’un fauteuil.
– Oh ! sur ma foi, s’écria Bishop en se tenant les côtes, je crois que nous avons mal au cœur, mon jeune gentleman ! Si vous avez déjà le mal de mer, que sera-ce une fois que vous aurez mis le pied dans mon grand salon d’apparat ! Remettez-vous, monsieur Mac-Nab. Que diable ! vous êtes venu pour quelque chose, c’est sûr !
– Je suis venu pour choisir et pour acheter, dit Stephen.
– C’est très bien, cela, monsieur Mac-Nab. Et quel genre vous faut-il ? je vous prie ?
– L’explication serait longue et technique, repartit Stephen. J’aime mieux faire mon choix moi-même.
– C’est parler en brave garçon. Comment va le cœur ?
– Je suis prêt à vous suivre.
Bishop cligna de l’œil d’un air de supériorité méprisante.
– Monsieur Mac-Nab, reprit-il, vous me rappelez le temps où je suais à ruisseaux chaque fois qu’il me fallait passer la nuit au cimetière ; car il faut être valet avant de devenir maître. J’ai manié longtemps la pioche et la pelle, et j’ai besoin d’un verre de ruine-bleue , voyez-vous, chaque fois que je pense à cela. Par les nuits d’automne, on voit d’étranges choses dans les cimetières. Mais j’ai mes ouvriers maintenant. Les nuits sont faites pour dormir ou pour boire : je bois ou je dors. Le doyen de Saint-Paul n’en peut dire davantage.
Bishop se leva et mit une forte corde de soie dans le collier de Turk, qu’il attacha solidement à un anneau fixé dans le lambris.
– Ceci est une mesure de précaution, monsieur Mac-Nab, murmura-t-il. Ce diable de Turk vous détériore un sujet avant qu’on ait le temps de dire zest ! Un bras est bien vite avalé, voyez-vous.
– Dépêchons, monsieur, je vous prie ! dit Stephen.
– Que votre volonté soit faite, mon jeune gentleman.
Bishop, ce dogue sauvage revêtu d’un corps d’homme, dont doivent assurément se souvenir les habitués de la cour des sessions, était la personnification la plus complète de la brutalité. Il n’était pas plus méchant qu’un autre, nous a dit le vieux Noll-Brye, porte-clés de Newgate, qui fut chargé spécialement de la garde du terrible burkeur avant sa condamnation ; mais il avait quelque chose en lui qui lui forçait à faire esclandre. Ainsi, Mr. Bishop (Noll-Brye ne parle jamais de ses clients qu’avec les formules de la plus exquise courtoisie), Mr. Bishop enfonçait une porte d’un coup de talon, lorsqu’il lui aurait suffi d’un tour de clé pour arriver au même résultat. Au lieu de déboucher une bouteille, il brisait le goulot.
Bishop, cette fois, n’enfonça point de porte, mais il saisit un bouton de cristal fixé dans le velours du lambris, et un des panneaux glissa, laissant à découvert un trou noir, d’où s’échappa une bouffée d’air humide.
– Donnez-vous la peine d’entrer ! dit-il avec un éclat de gaieté grossière.
Stephen s’élança résolument vers le trou.
– Un instant ! s’écria Bishop en le repoussant ; mieux vaut, je crois, jeter un homme de côté que de le laisser se casser le cou. Il n’y a là qu’un trou d’une vingtaine de pieds de profondeur et une échelle.
Stephen le suivit.
– N’ayez pas peur, murmurait Bishop en descendant. C’est l’échelle de la science, pardieu ! Elle ne garde guère que la docte poussière des bottes de Royal-College ! Mon jeune gentleman, vous êtes venu un bon jour. Cette nuit même on fait la ronde dans les cimetières de l’Est et de Southwark.
Stephen cessa de descendre.
– N’avez-vous là que des cadavres exhumés ? demanda-t-il.
– Eh ! eh ! fit Bishop avec une affreuse coquetterie de marchand ; je ne dis ni oui, ni non, monsieur Mac-Nab. Vous allez voir ! La chose en vaut la peine. Et pourtant, on me donne plus de mérite que je n’en ai. Un chat ne peut pas être assassiné la nuit dans Londres sans qu’on m’en fasse honneur. Sur ma foi, ni Grey, ni Melbourne, ni Holland, le neveu de Fox, ni Stanley, ni Peel, ni Graham, le sot conformiste, ni Althorph, ni John Russel, ni même le vieux Wellington n’est aussi connu que moi. Et je ne vois pas quelle différence on peut faire entre la renommée d’un homme et la renommée d’un autre !
Le burkeur faisait tressaillir l’échelle aux convulsions de sa gaieté sinistre.
– Monsieur Mac-Nab, reprit-il plus sérieusement, on tue quand on a besoin de tuer ; mais on n’assassine pas, comme les cockneys le croient, du soir au matin dans la rue. Diable ! monsieur, la police serait forcée de donner signe de vie à la fin. Son silence coûte assez cher comme cela, monsieur ! Ne croyez-vous pas qu’elle se tait, comme dit ce pitoyable nigaud de commissaire-adjoint de Lambert-Street, M. Robert Plound, esq., « dans l’intérêt combiné de la science et de l’humanité ? » Nous ne devons pas aller trop loin pourtant dans l’intérêt combiné de nos épaules et de notre cou. Nous voici en bas, monsieur.
Stephen souffrait. Il ne parlait point, parce qu’une irrésistible terreur paralysait sa langue. Mr. Bishop ouvrit une porte. Le regard avide du jeune médecin plongea tout à coup dans une grande salle voûtée, de forme oblongue, éclairée par des lampes ; tout autour de cette pièce, des tables de marbre, inclinées, s’alignaient. Les murailles, blanchies à la chaux, renvoyaient, plus blafarde, la pâle lumière des lampes sur des formes humaines couchées, et ressortant avec une extrême énergie sur le marbre noir des tables. Au milieu de la salle, une grande cassolette, où brûlait de l’encens, tamisait ses minces jets de vapeur à travers les mille trous d’un couvercle d’argent.
Le contraste entre ce jour pâle épandant de toutes parts ses blanchâtres rayons et le jour empourpré du cabinet de Bishop était si grand qu’on aurait pu le croire ménagé à dessein. C’était une sorte de coquetterie pour faire valoir cette mort mise à nu, et nette, et parée de commerciales séductions. Une essence sacrilège avait passé sur ces membres glacés, enlevant la sainte poussière des tombes. On avait tiré ces muscles raidis, peigné ces cheveux mêlés, entrouvert ces lèvres d’où le souffle suprême s’était enfui pour jamais.
Cette jeune fille avait pris une pose lascive sur son lit de pierre. On avait déchiré son dernier voile et ses formes de vierge se prostituaient au regard, privées de la nuit tutélaire et chaste où sa mère la croyait endormie. Ce vieillard montrait dans toute sa laideur l’effrayant ravage des années. On n’avait point laissé à cette ruine humaine un lambeau de linceul pour voiler son horreur.
À peine la porte du caveau s’était-elle ouverte que la parole avait expiré sur la lèvre de Bishop. Ce n’était plus le même homme. Il saisit le bras de Stephen. Sa main était froide et tremblait.
– Tout est blanc ici, murmura-t-il, tout est rouge là-bas. C’est pour oublier.
Il essaya de sourire et poursuivit en ébauchant un blasphème :
– J’ai oublié la bouteille de gin, voyez-vous, et je ne vaux rien sans gin parmi ce troupeau de coquins morts. Passons vite et choisissez.
Stephen ne se le fit point répéter. Il acheva le tour du caveau avant que Bishop fût seulement à moitié route. Puis il se laissa tomber haletant sur ses deux genoux.
– Eh bien ! s’écria de loin Bishop, vous ne m’attendez pas ! Ce vieux garçon à barbe blanche a remué. Il remue encore, tenez ! C’est un métier du diable, après tout, monsieur Mac-Nab.
Stephen n’avait garde de répondre ; il était tout entier au bonheur de n’avoir point vu à ce qu’il craignait tant d’y voir. Bishop le rejoignit, en ayant soin de ne regarder ni à droite ni à gauche. Lorsqu’il arriva au seuil, il se hâta de refermer la porte. Cela fait, un bruyant soupir s’échappa de sa poitrine.
– Ah ! ah ! monsieur Mac-Nab, s’écria-t-il, sans plus garder aucune trace de son trouble ; les drôles ont beau me faire la grimace, ils sont à moi et je les vendrai ! Comment trouvez-vous cela, s’il vous plaît ? Vous avez eu peur, soyez franc ?
– Non, répondit Stephen.
– Ni moi non plus, pardieu ! Mais j’avais oublié ma bouteille de gin.
En rentrant dans le salon rouge, Bishop se hâta de réparer son oubli et but coup sur coup deux grands verres.
– Monsieur Mac-Nab, dit-il ensuite ; je ne changerais pas mon métier contre celui du pape. Avez-vous fait votre choix ?
Stephen répondit brièvement que rien de ce qu’il avait vu ne pouvait servir à ses études du moment.
– Tant pis, monsieur, tant pis ! J’espère que vous avez été content de mon exhibition ?
Stephen fit un signe affirmatif.
– Nous nous arrangerons une autre fois, monsieur Mac-Nab. Je suis bien aise d’avoir fait votre connaissance.
Stephen était médecin. Nous tomberions hors du vrai, si nous disions que la vue de cette boutique mortuaire avait fait sur lui une impression comparable à celle qu’eût éprouvée à sa place un homme du monde, doué de la sensibilité la plus ordinaire ; néanmoins, en sortant de chez M. Bishop, il ouvrit sa poitrine avec joie à l’air libre du dehors.
Lorsqu’il revint à la maison de Cornhill, Bess lui dit qu’un homme inconnu l’attendait dans le parloir. Cet homme parlait des deux jeunes filles enlevées.