XI L’ENSEIGNE DE SHAKSPEARE

Stephen avait complètement oublié le pauvre Irlandais. En entrant dans le parloir, il reconnut Donnor endormi, et s’arrêta désappointé.

– Il n’y a que vous ici ? s’écria-t-il.

Donnor s’éveilla en sursaut ; sa main s’appuya tout d’abord sur son estomac.

– Oh ! murmura-t-il ; j’ai rêvé que je mangeais du pain !

Il aperçut Stephen et tressaillit de la tête aux pieds.

– Je n’ai pas rêvé, reprit-il ; j’ai mangé le prix de mon sang. Me voilà, Votre Honneur, poursuivit-il avec une tristesse calme. Je suis allé dans Saint-Giles. La petite fille a des habits, et j’ai acheté du pain. J’ai eu tort d’acheter du pain, ajouta-t-il en soupirant, car le pain est bon et donne envie de vivre.

Donnor s’était levé et se tenait debout, les bras croisés, en face de Stephen, qui, harassé de fatigue, venait de se jeter dans un fauteuil.

– C’est bien, murmura ce dernier, avec distraction. Je verrai à vous employer.

– Écoutez, Votre Honneur, dit résolument Donnor, pas de retard ! Maintenant que je ne souffre plus, je me sens des idées de vivre. Je n’ai que quarante ans, après tout. Finissons-en.

Le souvenir de ce qui s’était passé revint tout à coup à Stephen.

– J’ai besoin d’amis vivants, Donnor, dit-il avec un sourire involontaire, et je tâcherai de vous ôter l’envie de vous pendre.

– Votre Honneur ! Votre Honneur ! s’écria Donnor, dites-moi cela mieux et plus long. Ne voulez-vous donc point de mon corps en échange de votre argent ?

– Assurément non, mon ami, répliqua doucement Stephen.

– Oh ! fit Donnor, étouffé par la surprise.

Puis, il poursuivit avec un flot de volubilité sans pareille :

– J’aurais dû m’en douter. Et ne me l’aviez-vous pas dit déjà dans Worship-Street ? Mais je ne voulais pas vous comprendre, parce que j’ai bien souvent espéré. Mais quand j’ai vu que vous demeuriez dans cette maison, d’où les deux petites demoiselles m’ont bien de fois jeté leur aumône…

– C’est donc vous qui avez parlé d’elle à ma servante ? interrompit Stephen.

– C’est moi, Votre Honneur.

– Vous les reconnaîtriez ?

– Entre mille, sur mon salut éternel ! J’ai parlé d’elles parce que vous m’avez dit que vous cherchiez deux jeunes filles enlevées… et j’ai eu peur…

– Ce sont elles que je cherche, Donnor.

– Ce sont elles ! répéta l’Irlandais en joignant ses maigres mains, ce sont elles, les deux pauvres anges ! Et les avez-vous retrouvées, Votre Honneur ?

Stephen secoua la tête avec tristesse.

– Oh ! je les retrouverai, moi ! s’écria Donnor en saisissant le bras de Mac-Nab ; je les retrouverai, fussent-elles entre les griffes de ce démon à mille têtes, la Famille !

 Merci, Donnor, dit Stephen ; mais qu’espérez-vous ?

– La petite Loo a bon cœur, répondit l’Irlandais, et Snail est un garçon avisé. Si la Famille est pour quelque chose dans l’enlèvement des deux demoiselles, je le saurai. Au revoir, Votre Honneur, vous aurez bientôt de mes nouvelles.

Donnor descendit de toute la vitesse de ses jarrets sur le trottoir de Cornhill en se dirigeant vers Saint-Paul. Il était toujours bien faible, mais sa figure avait perdu son aspect morne. Il allait le front haut, l’œil assuré.

Il s’arrêta, essoufflé, au bout de Fleet-Street, devant Temple-Bar.

Où le trouver, maintenant, ce méchant enfant de Snail ? pensa-t-il ; Dieu sait où il loge, s’il loge quelque part ! Il y a le public-house de Before-Lane ; mais c’est le soir, aux heures du spectacle. Il y a l’asile du Temple ; mais je n’ai pas le mot : on me refusera la porte. Ah ! il y a le spirit-shop de Shakspeare ! à deux pas d’ici. Mes pauvres jambes ont grand besoin de se reposer.

Donnor reprit sa course, passa sur la gauche de l’église de Saint-Clément et tourna dans Wych-Street où est situé le spirit-shop de Shakspeare, connu dans Londres entier pour être le rendez-vous des voleurs de toute sorte. À cette époque, on voyait encore au-dessus de la devanture, badigeonnée d’éclatantes couleurs, la fameuse enseigne allégorique : un poisson et un oiseau dans un globe de verre.

Nous avons peine à croire que les habitués de Shakspeare eussent besoin de cet avertissement symbolique pour craindre Newgate et la déportation.

Il était alors quatre heures de l’après-midi environ. Le parloir du rookery (repaire) était presque vide. Cependant deux ou trois cases était occupées, et dans l’une d’elles, maître Snail, revêtu du fameux costume de gentleman qu’il avait acheté deux jours auparavant dans Harte-Street, sur l’ordre du bon capitaine Paddy O’Chrane, jouait gravement au whist avec Tom Turnbull et deux autres hommes de la Famille. Tom avait le front bandé à l’aide d’un mouchoir ; mais, du reste, il ne gardait aucune trace de l’affreux combat soutenu par lui à The Pipe and Pot. Le gros Mich, moins heureux ou plus sensible, était entre les mains d’un chirurgien.

Dans une autre case, vis-à-vis d’un miroir suspendu à la muraille, la petite Loo faisait sa toilette pour la promenade du soir. Elle avait disposé en boucles les masses abondantes de ses cheveux blonds, et passait sur ses joues hâves un tampon chargé de vermillon. La pâleur livide de la pauvre enfant perçait son rouge. Chaque fois qu’elle levait les bras au-dessus de sa tête pour arranger sa chevelure, l’effort arrachait à sa poitrine malade un râle plaintif et rauque. Elle s’arrêtait alors et buvait du gin.

L’infortunée présentait à elle seule un tableau complet de la dégradation hâtive où meurt en son germe une partie de la jeunesse pauvre de Londres. Tout cœur honnête se fût empli d’une douleur profonde en voyant cette prêtresse impubère de la Vénus anglaise, usée par les repoussants labeurs de ses nuits d’infamie, combattant l’agonie par l’ivresse, et chantant à travers le râle de ses poumons en feu.

Mais il ne faudrait point ici mêler à la pitié le mépris ou la colère. L’homme qui sent donne une larme à ces tristes enfants que la main du vice a flétris et va tuer ; l’homme qui pense cherche un remède à cette lèpre hideuse et mortelle ; l’homme fort s’indigne et se retourne contre le monstre qui pollue ainsi sa propre race, contre ce peuple pourri jusqu’à la moelle, contre cette capitale, grande prostituée experte à toutes hontes, dont la corruption colossale, mise à nu quelque jour, épouvantera le monde, et qui finira par s’écrouler, abîmée comme Sodome ou Ninive, sous le fardeau trop lourd de son ignominie.

Or, il y avait à Londres en ce temps un homme qui sentait, qui pensait et qui était fort. Cet homme avait un coup d’œil perçant et juste ; il vit l’excès du mal et leva pour le combattre un bras de puissance à renverser un empire. Mais peut-être Dieu veut-il un cœur pur aux ministres de ses vengeances, et cet homme s’était fait bien souvent du crime une arme pour lutter, un moyen pour monter et se grandir à la taille de son gigantesque ennemi…

Pendant que la petite Loo se parait, Snail poursuivait sa partie de whist avec ses trois camarades qui le trichaient.

– Trois et les honneurs ! dit-il en mêlant les cartes, gagné triple, mon camarde Tom. Qui est-ce qui dirait, en me voyant jouer comme cela vis-à-vis de vous, que vous avez presque tué Mich, mon beau-frère ?

– Pauvre Mich ! dit de loin Loo ; voilà trois jours qu’il ne m’a battue.

– Buvez, ma sœur Loo, buvez et ne nous empêchez pas de jouer tranquillement, nous autres hommes !

Le tour commença et s’acheva. On avait beau tricher Snail, il gagnait toujours.

– Honneurs égaux ! marquez trois points seulement, Tom, dit-il. Ma jolie Madge m’a conté cette nuit une histoire de tous les diables. Elle dit que milords de la nuit ont acheté Saunders l’Éléphant, l’ancien géant du cirque d’Ashley, pour creuser une mine sous le palais du roi.

– Ce n’est pas sous le palais du roi, répliqua Charlie, le gros waterman, c’est sous les magasins des joyaux de la couronne, dans la Tour.

– Bonne idée ! s’écria Snail ; ma femme Madge raconte des choses très curieuses là-dessus. Elle dit que Saunders fait autant de besogne à lui seul que douze hommes.

– Douze hommes comme toi, escargot bavard ! grommela Tom.

– Comme moi ou comme vous, Turnbull : nous sommes tous deux des gaillards ! Quant à ce Saunders, vous souvenez-vous ? l’an dernier, au cirque d’Ashley, il soulevait un cheval ! C’est Paddy, le capitaine, savez-vous, qui est le cornac de l’éléphant. Je lui demanderai de me faire voir cela.

– Le fait est que ça doit être joli, dit Charlie.

Loo toussa dans sa case et sa salive se teignit de sang.

– Je n’ai plus de gin, murmura-t-elle.

Puis elle ajouta en pressant de ses deux mains sa poitrine haletante :

– Le feu revient. C’est du feu que j’ai là-dedans !

Ce fut à ce moment que la porte du parloir, brusquement ouverte donna passage à Donnor d’Ardagh.

– Tiens ! tiens ! s’écria Snail sans se déconcerter, voilà le père ! Vous ferez bien d’ôter votre chapeau, Tom Turnbull. Ma sœur Loo, faites la révérence, je vous prie.

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