Le comte s’était arrêté, immobile, à trois ou quatre pas d’Anna, et promenait lentement son regard éteint autour de la chambre. Quand Gilbert Paterson eut éclairé suffisamment la jeune fille, il abaissa la lampe, et le comte poussa un long soupir en disant :
– Je voudrais qu’il y eût à chacune de ces fenêtres huit bons barreaux de fer !
– Oserai-je demander à Votre Seigneurie… ? commença Paterson étonné.
– Quatre en travers et quatre debout, poursuivit le lord ; et je voudrais, Gilbert, tenir ici, au lieu de cette petite sotte, le fils de mon père qui, par le nom de Dieu ! n’en sortirait pas avant le jour de sa mort !
Le comte prononça ces derniers mots avec une effrayante énergie. Ses yeux mornes s’allumèrent tout à coup pour lancer un éclair sinistre. Paterson secoua la tête.
– Encore ce diable de Brian ! grommela-t-il.
Le comte était pâle et frissonnait.
– J’en mourrai, je le sens ! poursuivit-il d’une voix étouffée ; et il sera comte de White-Manor !
Brian était son héritier légal. Le comte se dirigea vers la porte.
– Mais regardez-la, au moins, milord ! dit Paterson désespéré.
Le comte revint machinalement vers Anna endormie, mit le lorgnon à l’œil et contempla un instant avec la froideur stupide d’un eunuque de cent ans la ravissante enfant qui posait devant lui. Son lorgnon glissa d’un pied charmant à une ceinture mignonne, de la ceinture à la gorge, de la gorge aux cheveux, puis son lorgnon retomba.
– Une autre fois, maître Gilbert, murmura-t-il avec lassitude.
Le lord et son intendant sortirent.
Angelo Bembo était plus mort que vif. Jamais objet ne lui avait semblé plus hideux que ce lorgnon, il n’y avait plus à en douter, la charmante dormeuse du lord’s-corner était là contre son gré ; on la tenait prisonnière ; elle était victime de quelque machination infernale.
Combien elle lui parut plus touchante encore que d’ordinaire, lorsque ce matin-là, dès son réveil, elle se mit à genoux pour faire sa prière de chaque jour ! Bembo, dans sa vie aventureuse et frivole, avait conservé souvenir des enseignements de sa mère. En voyant Anna prosternée, il se sentit joyeux, parce qu’il crut en la protection divine, et il se dit que tout à l’heure quelque bon ange avait veillé sur la jeune fille endormie.
Hélas ! la pauvre recluse avait grand besoin d’un bon ange. White-Manor, de lui-même, n’eût point songé à revenir, mais près de lui était Gilbert Paterson. Grâce à Paterson, ses passions assoupies s’éveillèrent ; il se souvint d’Anna endormie, et ce souvenir charmant le galvanisa. La nuit suivante, il fit atteler et se rendit dans Belgrave-Lane. L’aube commençait à poindre lorsqu’il franchit le seuil du lord’s-corner. C’était le matin du jour où nous avons retrouvé le marquis de Rio-Santo assis au chevet d’Angus Mac-Farlane.
Anna venait de s’endormir. Le cavalier Angelo Bembo venait au contraire de s’éveiller ; quittant la natte étendue devant la porte de la chambre d’Angus, où il avait coutume de prendre de temps à autre de courts instants de repos, il mit son œil à la serrure. Le malade était immobile dans son lit et Rio-Santo immobile dans son fauteuil. Rien n’annonçait une crise.
Bembo s’en alla vers la fenêtre. Il était un peu sentinelle aussi de ce côté, car il avait fait dessein de protéger de son mieux la pauvre prisonnière. Le moment était venu. Bembo vit, comme l’autre fois, une porte s’ouvrir au fond de la chambre de la recluse et deux hommes entrer. C’étaient les mêmes hommes : le valet et le maître.
Paterson, sans mot dire, tira les rideaux du lit et releva la couverture. Puis il s’approcha d’Anna endormie comme s’il eût voulu la prendre dans ses bras et l’enlever.
Bembo avait sur le front de grosses gouttes de sueur froide. Mais le comte fit un geste et Paterson sortit après avoir salué respectueusement. Le comte, au lieu de s’avancer vers la jeune fille, se baissa et ramassa un papier qui venait de tomber des couvertures même du lit.
Bembo pressa son front entre ses mains. Un irrésistible mouvement le poussait vers cette maison maudite ou un crime infâme allait s’accomplir, mais l’idée d’abandonner le marquis, ne fût-ce qu’un instant, l’arrêtait. La veille, en effet, il avait cru voir Rio-Santo faiblir dans sa dernière lutte avec le malade. Il revint vers la porte et plaça de nouveau son œil à la serrure. Ceci fut un grand malheur. Si Bembo, en effet, fût demeuré un instant de plus à la fenêtre, il n’eût point abandonné la garde de Rio-Santo.
Voici ce qui se passait dans la chambre du coin du lord. Le comte s’était assis auprès de la table qui supportait la lampe. Il avait placé sur la table le papier tombé du lit et n’y songeait plus déjà. Il contemplait Anna endormie et la trouvait belle.
– Je voudrais quelqu’un pour m’aimer, pensa-t-il tout haut. Puis il reprit avec amertume : Quelqu’un pour m’aimer ! qui donc m’a aimé jamais ? La seule femme que j’ai aimée, moi, et je l’adorais ! la femme à qui j’avais donné mon nom, mon cœur, tout ! cette femme-là me trompait ! Un jour, penché sur le berceau de l’enfant que j’appelais ma fille, je pus penser qu’un autre ?… Oh ! je chassai la mère, et je chassai l’enfant ! J’eus raison ! Je fis bien ! Aujourd’hui je ferais de même !
Il s’arrêta, et un sourire cruel vint crisper sa lèvre.
– Il y a seize ans de cela, reprit-il ; j’avais donné l’enfant à un homme sans pitié. Il se sera mis comme un mur d’airain entre la mère et la fille. Tant mieux ! Tant mieux, si elle est morte dans les larmes ! Tant mieux si elle vit encore pour pleurer et souffrir !
Le visage rouge et sanguin de White-Manor exprimait une cruauté sans bornes. Tout à coup son regard s’adoucit en tombant sur Anna qui souriait à un rêve.
– Allons ! s’écria-t-il en se versant un plein verre de blond sherry, dont Gilbert Paterson avait mis un flacon sur la table. Allons, oublions le passé et le présent pendant une heure. Cette fille est belle… et, par le nom de Dieu, mon frère n’aura pas du moins le pouvoir de me l’enlever !
Il replaça bruyamment le verre sur la table, Anna s’éveilla en sursaut et faillit mourir de frayeur. Mais le comte n’était déjà plus à craindre pour elle. En remettant le verre sur la table, le papier tombé des couvertures du lit avait frappé ses yeux. Il l’ouvrit machinalement et devint plus pâle qu’un linceul. Le papier contenait quelques mots tracés au crayon que nous transcrivons ici :
« Courage, milord mon frère ; je veille sur vos amours. »
« BRIAN DE LANCESTER »
Nous savons que, depuis huit jours, Brian, heureux et subjugué, avait autre chose à faire qu’à tourmenter son frère ; il y avait bien longtemps peut-être que le billet était là. Mais ce ne fut pas ainsi que l’entendit le comte. Il avait de son frère une si mortelle frayeur ! Il crut que ses valets le trahissaient, que Paterson le trahissait, qu’il était entouré de dangers et d’ennemis.
Il appela Paterson d’une voix tonnante, Paterson parut.
– Approche ici ! dit le comte qui saisit par le goulot son flacon de sherry.
Le flacon était en cristal taillé ; ce pouvait être une arme redoutable, Paterson lut son destin dans l’œil sanglant de son maître. Au lieu d’avancer, il recula vivement. Au moment où il repassait le seuil, le flacon siffla derrière son oreille et vint se briser en mille pièces à quelques pouces de sa tête sur le battant ouvert de la porte.
Anna ferma les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, elle vit l’homme qui l’avait si fort épouvanté étendu sur le parquet et s’agitant en de faibles convulsions. Paterson et son groom essayaient de le soulever pour l’emporter dans la voiture.
Le cavalier Angelo Bembo n’avait rien vu de tout cela. Après avoir reconnu que le marquis et son mystérieux malade reposaient tous les deux, il s’élança vers son appartement, et prit ses pistolets. Puis il descendit rapidement l’escalier. Au moment où il franchissait les dernières marches, il aurait pu entendre la rauque voix d’Angus Mac-Farlane entonnant le premier couplet de ronde du laird de Killarnan.
C’était là un présage certain. La lutte allait commencer. Angelo était dans la rue. Il vit la porte du lord’s-corner ouverte. Un carrosse sans armoiries stationnait devant le seuil. Deux valets descendirent le perron, portant dans leurs bras l’homme au carrick bordé de fourrures, qui ne donnait aucun signe de vie.
Un hasard providentiel avait rendu l’intervention de Bembo inutile. Il reprit le chemin de son poste. Son absence avait duré en tout quelques minutes. C’était assez, Rio-Santo avait succombé.
Il y avait un quart d’heure que le cavalier Angelo Bembo était dans la position que nous avons décrite en l’une des pages qui précèdent, portant sur sa poitrine la tête alourdie du marquis. Lovely tressaillit brusquement et aboya. En même temps, Bembo sentit sur le revers de sa main un souffle tiède, mais si faible !
– Il vit, mon Dieu ! il vit ! pensa le jeune Maltais, mais il lui faudrait des secours. Et comment faire ?
Bembo, même en ce moment suprême, n’osait pas introduire des valets dans un lieu dont Rio-Santo avait défendu l’entrée. Il enleva son maître dans ses bras et franchit le seuil. Une fois dehors, il ferma la porte à double tour. Les valets, appelés, accoururent.
– Qu’on aille chercher un médecin ! s’écria Bembo.
Les valets répondirent :
– Le docteur Moore est dans le cabinet de milord.
Le marquis, toujours sans mouvement, fut transporté dans son cabinet.
Le docteur Moore était là en effet.
À la vue de Rio-Santo, qui avait tout l’aspect d’un cadavre, le docteur ne manifesta ni empressement ni surprise. Il se leva et prit le bras du marquis pour lui tâter le pouls.
– Sortez ! dit-il aux valets qui attendaient, curieux et avides de savoir.
Les valets obéirent.
– Signore, reprit le docteur en s’adressant à Bembo, j’aime à être seul avec mes malades.
– Mais, monsieur…
– Le temps presse… Et je n’opère jamais que quand je suis seul.
– Au moins me direz-vous, s’écria Bembo, s’il reste quelque espoir ?
– Je ne vous le dirai pas, signore.
Bembo eut un mouvement de violente colère ; mais il se dirigea vers la porte.
– Signore ! reprit le docteur au moment où Bembo passait le seuil.
Celui-ci se retourna.
– Emmenez ce chien, je vous prie, ajouta Moore ; il me gêne.
Bembo saisit Lovely par son collier et l’entraîna malgré la résistance du noble animal, qui regardait tour à tour son maître et le médecin en hurlant plaintivement. On eût dit qu’il se défiait.
La porte se referma sur Bembo. Moore poussa le verrou et se trouva seul en face de Rio-Santo évanoui.