VI LE PANNEAU

Le docteur Moore revint s’asseoir auprès de l’ottomane où Rio-Santo gisait sans mouvement. Il souleva la main qui, subitement lâchée, retomba inerte, et rebondit deux fois sur l’élastique coussin. Un sourire étrange, tout plein d’un triomphant orgueil, vint à la lèvre pâle du docteur. Il se leva, croisa ses bras sur sa poitrine et regarda longtemps le marquis sans mot dire.

– C’est une belle créature ! murmura-t-il enfin ; quand ce cœur bat, il y a bien de la puissance dans ce regard éteint et morne à présent. Combien de fois ne m’a-t-il pas fait baisser les yeux ! Sans lui, je serais le premier. Oui… cet homme me fait obstacle ; sa supériorité m’écrase… voilà qu’aujourd’hui cet homme est à ma merci ! Pour le tuer, je n’aurais qu’à le laisser mourir !

Il sourit, et, pour la seconde fois, son front rayonna un orgueil sinistre. Puis il ajouta durement :

– Marquis, je te condamne ! Demain les lords de la nuit se réuniront pour choisir un nouveau chef ; Edward, le père de la grande famille, ne sera plus qu’un cadavre. Son Honneur, comme l’appellent les soldats de notre immense armée, aura trois pieds de terre sur le corps. Et que c’est lourd, milord, trois pieds de terre ! ajouta-t-il en ricanant. Oh ! la maison Edward and C° ne mourra pas pour cela ; Votre Seigneurie peut être tranquille. Elle aura toujours son comptoir dans Cornhill, ses milles dépôts dans Londres, et ses invalides dans les purgatoires de White-Chapel et de Saint-Giles. Il y avait un Edward avant vous, milord, il y aura un Edward après vous. Edward, c’est le nom royal, comme autrefois Pharaon, en Égypte. Demain, marquis, ce sera moi qui m’appellerai Edward. Que vous en semble ?

Il mit la main sur le cœur de Rio-Santo, et une ride plissa profondément la peau tendue de son front.

– Je croyais la strangulation plus complète que cela, reprit-il sans plus prononcer ses paroles, parce qu’il venait de découvrir que Rio-Santo était plein de vie ; il faudra que je le tue, si je veux qu’il meure.

Le docteur tira de sa poche une trousse de maroquin et y choisit une lancette acérée. Il trancha d’un coup de bistouri la manche de la robe de chambre du marquis et fit le geste de piquer sa veine.

– Il n’en faudra pas davantage ! murmura-t-il.

Mais l’instrument reprit place dans la trousse et le docteur s’assit, la tête entre ses deux mains.

– J’hésite à le sauver comme j’hésite à le perdre ! pensa-t-il. Sa main est robuste. Qui sait si la mienne saurait tenir les rênes de ce fougueux attelage qui traîne notre fortune ? Et, après tout, le principal n’est-il pas de parvenir ?

La lancette fut tirée une seconde fois de la trousse et soigneusement nettoyée. En touchant le chiffon de drap qui servait à l’essuyer, elle y laissa une trace rougeâtre, comme si elle eût été humectée d’un très violent corrosif.

– Et son secret, d’ailleurs ! reprit encore Moore, dont l’œil s’alluma au feu d’un avide désir, s’il meurt, qui me dira son secret ! Cet homme ne cherche pas ce que nous cherchons : il vise plus haut ; si haut que mon imagination ne peut même pas rêver ce qu’il tâche d’atteindre. Et il l’atteindra, pourtant, car il n’est point d’obstacle que son talon ne puisse briser. Je veux savoir ce qu’il cherche. Par le ciel ! je connaîtrai sa pensée. Et alors sa vie ne sera-t-elle pas toujours à moi comme elle l’est aujourd’hui ? N’ai-je pas le temps ? Fou que j’étais ! j’allais faire comme ces enfants qui brisent leurs jouets pour savoir ce qu’ils recèlent.

« Le secret d’un mort est trop bien gardé : marquis, nous ajournons votre sentence.

On frappa doucement à la porte du cabinet.

– Au nom du ciel, monsieur, ayez pitié de mon angoisse, dit à travers la porte la voix du chevalier Bembo ; j’attends !

– Attendez ! répondit froidement Moore.

– Un mot par grâce, un seul mot, monsieur !

Le docteur, au lieu de répliquer, cette fois, se dirigea à pas de loup vers la partie du cabinet opposée à la porte derrière laquelle attendait Bembo, et mit une petite clef dans la serrure d’une armoire.

– J’allais oublier le motif de ma visite, murmura-t-il ; ce sera bien le diable si monsieur le marquis ne peut pas m’attendre encore quelques minutes.

Avant d’aller plus loin, nous croyons opportun de dire au lecteur que l’immense association qui porte à Londres le nom de la Famille, est constituée, à peu de chose près, comme la société qu’elle rançonne. Seulement elle est mieux constituée. Il y a chez elle le public, le gentry et la noblesse, c’est-à-dire le peuple, les chevaliers et le sénat : les hommes, les gentlemen, les lords.

Au-dessus de tout cela est le père, que les hommes appellent Son Honneur ou désignent par un nom propre qui est sujet à changer. En 183., Edward régnait. La famille fit sous son règne de véritables progrès. On vola des diamants de la couronne, on commit des larcins héroïques.

C’était un homme taillé dans de tout autres proportions que ses bien-aimés sujets. Les lords de la nuit, son conseil privé, découvrirent avec stupéfaction un beau jour que leur chef n’était point un voleur.

C’eût été une rumeur étrange dans la Famille, si cette révélation fût descendue des lords aux gentilshommes et des gentilshommes aux simples goujats de l’armée. Mais milords de la nuit avaient une raison de se taire : c’est qu’en définitive ils ne savaient rien. Rio-Santo était pour eux un problème, voilà tout. Ils avaient découvert qu’entre eux et lui se creusait un abîme. Il voyait plus loin qu’eux et plus haut ; leur sordide ambition n’était point son ambition. – Où marchait-il ?

Évidemment, Rio-Santo s’appuyait sur eux comme sur un bâton de voyage : ils se voyaient être entre ses mains des instruments vulgaires. Quel était le but de sa course ? Nul ne pouvait le savoir, nul ne pouvait seulement s’en douter, car Rio-Santo tenait le sceptre d’une main hautaine, et de lui au premier de ses sujets il y avait tous les degrés de son trône.

Quelques-uns, parmi les patriciens de la Famille, se préoccupaient assez peu de cet état de choses. Ils touchaient de magnifiques dividendes ; leur but était atteint. Mais il y en avait d’autres, et parmi ceux-ci nous devons compter le docteur Moore et l’aveugle Tyrrel, qui n’acceptaient point aussi volontiers le fait accompli. Tyrrel avait été chargé par le marquis de quelques missions secrètes qui avaient bouleversé son intelligence.

L’une de ces missions consistait à remettre cent livres sterling tous les mois à l’Honorable Brian de Lancester, lequel ne faisait à coup sûr point partie de l’association. Tyrrel se creusait la cervelle pour deviner le motif de cette munificence. C’était en vain, et ce devait être en vain toujours, parce que les motifs du marquis étaient trop en dehors du cercle d’idées où gravitait d’ordinaire la pensée de Tyrrel.

Quant au docteur Moore, il avait ses entrées à Irish-House ; il était le médecin de Mary Trevor, et jouait un peu, entre le marquis et son ténébreux sénat, le rôle que nos ministres jouent entre le roi et les chambres. C’était un esprit subtil, audacieux, mais froid dans son audace, patient, hautain et sachant cacher sa hauteur sous l’obéissance, positif à l’excès, rompu au dol, et capable d’entrer jusqu’au cou dans le crime ; mais il devait, comme Tyrrel, chercher les secrets de Rio-Santo dans une sphère trop restreinte ou trop basse.

Quand un vaisseau poind en mer à l’horizon et que le matelot en vigie crie : Navire ! les passagers ouvrent de grands yeux et cherchent à voir. Ils ne voient rien. Le navire approche. Les marins comptent ses mâts déjà et raisonnent sur son allure. Les passagers cherchent encore et ne voient pas davantage. C’est qu’ils cherchent trop bas. Pour voir de loin, il faut regarder dans les nuages.

Depuis six jours, que Rio-Santo ne se montrait point, le désir inquiet de Moore s’était singulièrement accru ; cette absence devait avoir de bien graves motifs et couvrir peut-être d’étranges menées. Le docteur, néanmoins, ne perdit pas tout à fait son temps pendant ces six jours. Introduit dans le cabinet du marquis, il épia, fureta, viola le secret des cartons fermés, et mit ses regards curieux dans plus de paperasses qu’il n’en faudrait pour composer vingt volumes. Mais ces papiers étaient, pour la plupart, écrits en chiffres, dont Moore n’avait point la clé. D’autres étaient couverts de caractères chinois, et le docteur reconnut sur quelques-uns l’idiome vulgaire de l’Afghanistan.

On peut savoir beaucoup de langues et ne point connaître à fond le chinois vulgaire et le patois populaire de Sindhy. Tout ce que Moore put reconnaître dans les nombreux documents parcourus à la hâte, c’est qu’une mystérieuse fermentation était fomentée au sein du Céleste-Empire, et qu’un esprit de révolte avait soufflé dans les montagnes des Afghans.

Était-ce de l’histoire contemporaine ou de l’histoire ancienne ?

Quand il eut fouillé les cartons, il fouilla le cabinet lui-même, espérant découvrir quelque cachette. Du premier coup, il crut avoir trouvé son fait. C’était le matin même de ce jour où recommence notre histoire. Le lecteur peut se souvenir qu’au moment où le cavalier Angelo Bembo, de retour de son expédition chevaleresque, ouvrait la porte pour se précipiter au secours de Rio-Santo, un des lambris de la chambre d’Angus Mac-Farlane, qui venait de s’agiter et de laisser apercevoir le visage curieux du docteur Moore, se referma tout à coup.

Ce panneau donnait dans le cabinet du marquis. En l’ouvrant, Moore croyait avoir découvert une armoire secrète. Ce qu’il vit le frappa vivement, et il n’en eut qu’un plus grand désir de voir mieux et davantage. Ce fut dans la serrure de ce panneau qu’il mit une petite clef, à l’instant où la voix suppliante du cavalier Angelo Bembo vint réclamer une consolante parole pour calmer son inquiétude. Il poussa sans bruit le panneau. La chambre du laird était silencieuse et vide ; on n’entendait même pas la respiration d’Angus Mac-Farlane, étouffée par les épais rideaux du lit.

Moore jeta un dernier regard sur Rio-Santo, toujours immobile, et franchit le seuil.

Le premier objet qui le frappa en entrant fut le portrait suspendu entre les deux fenêtres. À son aspect, un étonnement extrême se peignit sur son visage. Il le contempla, sous divers jours, fermant les yeux un instant pour les rouvrir ensuite et mieux voir. À mesure qu’il regardait ainsi, un reste de doute, demeuré sur sa physionomie, s’évanouissait graduellement.

– C’est bien elle ! murmura-t-il enfin ; et, sur ma parole, elle était bien faite pour tourner la tête de l’héritier présomptif d’un comte… c’était une ravissante créature ! Mais que fait ici le portrait de la comtesse de White-Manor ?

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