III PRÈS D’UN CADAVRE

Le cavalier Angelo Bembo avait pris la tête du marquis et la soutenait sur ses genoux. Il tâtait le cœur, qui ne battait plus ; il touchait le pouls immobile.

– Signore ! disait-il, ne refusez pas de me répondre ! Vous m’aviez défendu d’approcher de cette partie de la maison, et pourtant je veillais jour et nuit derrière cette porte ; je vous désobéissais… j’ai quitté mon poste pendant quelques minutes ! Par pitié, répondez-moi !

Lovely flairait et gémissait.

Bembo essaya de soulever le corps du marquis, mais son émotion lui enlevait toute force ; il ne put. Alors, il s’étendit de tout son long sur le tapis et ramena la tête de Rio-Santo sur son sein. Lovely se coucha aux pieds de son maître et mit son museau dans les longues soies du tapis.

Bembo aimait le marquis ; il avait foi en lui. Son dévouement, irréfléchi, peut-être, était ardent et entier. Il admirait, il respectait sans mesure Rio-Santo, dont les grands et audacieux projets ne lui étaient pas tout à fait inconnus.

Quant aux ténébreuses machinations qui s’agitaient dans la nuit autour de lui, sa partiale tendresse pour le marquis en faisait deux parts avec un tact admirable. Tout ce qui regardait Rio-Santo était, selon lui, bien fait, non seulement excusable, mais licite. Rio-Santo, à ses yeux, était une véritable puissance belligérante, et, à ce titre, avait droit de stratagème. Le cavalier Bembo se servait de cette clé pour expliquer chacune de ses actions, et cette clé était souveraine.

Mais cette clé s’appliquait à Rio-Santo tout seul. Les autres membres de la mystérieuse association dont Bembo faisait partie sans participer activement à ses menées n’avaient ni les mêmes prétextes qu’on pût alléguer en leur faveur, ni la même excuse à faire valoir. Ils ignoraient les grandes vues du maître ; ils se seraient peut-être opposés de tout leur pouvoir à l’exécution de ses vastes desseins. Entre ses mains, ils étaient des instruments ; son bras vigoureux avait su dompter leur instinct de révolte ; ils le servaient en frémissant, parce qu’ils le savaient fort.

Angelo Bembo méprisait profondément cette armée de malfaiteurs, qui évolue dans la nuit de Londres. Il savait que le marquis de Rio-Santo pouvait d’un geste mettre en mouvement les cent milles membres de cette redoutable famille. Mais ce contact de l’homme qu’il respectait avec cette tourbe infâme pour laquelle, en aucune occasion, il ne prenait la peine de cacher son aversion dédaigneuse, ne le révoltait point.

Une fois Rio-Santo posé en face de l’Angleterre comme un ennemi légitime (et nous pouvons affirmer que cette expression hasardée a du moins le mérite de rendre comme il faut la position du marquis vis-à-vis de l’Angleterre), une fois le droit d’engager la bataille accepté, ce contact de Rio-Santo avec les gens tels que Tyrrel, le docteur Moore et d’autres encore, non pas plus criminels, mais enfoncés plus avant dans la fange, n’avait rien en soi que de normal, suivant les lois éternelles de la guerre. En quel temps les grands capitaines se sont-ils privés du secours d’alliés suspects de brigandages ?

Angelo raisonnait ainsi. Il appartenait à Rio-Santo ; son dévouement n’avait point de bornes. Ni Rio-Santo, ni lui-même n’en connaissaient peut-être la portée.

Depuis ce soir où le marquis avait donné audience au prince Dimitri Tolstoï, ambassadeur de Russie, il était resté enfermé dans Irish-House. La cause de cette réclusion subite et complète n’est point un mystère pour le lecteur. Rio-Santo, en s’éveillant du court sommeil qui l’avait surpris sur le sofa même que venait de quitter le prince, avait trouvé Angus Mac-Farlane sanglant, à demi-mort, étendu à ses pieds. Cette dernière circonstance seule peut avoir besoin d’être brièvement expliquée.

Après la furieuse attaque de Bob-Lantern, qui l’avait lancé au milieu du courant de la Tamise, Angus Mac-Farlane coula comme une masse inerte, incapable de faire effort pour se sauver. Mais ce moment d’atonie fut court. L’instinct du nageur prit le dessus avant même qu’Angus pût se rendre compte de sa situation et quelques mouvements le ramenèrent à la surface.

À ce moment, la barque de Bob glissait silencieusement sur l’eau, virait à bâbord et touchait terre un peu au-dessous de Bridge-Street, au débarcadère privé d’une grande maison d’Upper-Thames-Street.

Ces débarcadères, qui se ressemblent tous et qu’une voûte relie à la rue, ne sont point fort activement surveillés par la police du fleuve. Qui pourrait soupçonner Coventry and Sons ou Redgow and C° de faire la contrebande ? À cause de cette négligence de la police, fondée du reste sur un sentiment louable et profondément gravé au cœur de tout Anglais, le respect dû aux millions, ces mêmes débarcadères servent parfois aux pires usages. Sous la voûte, parmi les voitures de chargement de la maison Coventry et fils se trouvait un fiacre attelé de deux forts chevaux. Ce fiacre attendait Bob et lui avait servi déjà dans la soirée à transporter les deux filles du laird de leur maison de Cornhill à l’hôtel du Roi-George.

– Ohé ! cria Bob ; M. Pritchard est-il là ?

– Non, répondirent les chargeurs.

– Que Dieu le punisse ! gronda Bob ; qui recevra mes balles de coton, alors ?

M. Pritchard était l’un des principaux commis de la maison Coventry.

– Gee ! (Hue !) cria un chargeur en allongeant un coup de fouet à ses chevaux.

Une lourde voiture se mit en mouvement sur les rails qui servaient à faciliter la montée de la voûte.

Pendant que les lightermen juraient en compagnie des charretiers, et que les fers des chevaux, glissant sur le pavé gluant, lançaient dans les ténèbres de la voûte des gerbes d’étincelles, le cocher du fiacre descendit doucement de son siège, ouvrit la portière et aida Bob-Lantern à opérer le débarquement de ses deux balles de coton. Une fois les deux sœurs dans la voiture, Bob repoussa du pied la barque en pleine eau, enjamba le marchepied et s’étendit sur les coussins en grommelant :

– On peut dire que j’aurai durement gagné mon pauvre argent ce soir !

« Ohé ! cria-t-il ensuite par la portière, au moment où le fiacre dépassait le seuil de la voûte, vous dires à M. Pritchard que je suis bien son serviteur.

Désormais, Dieu seul pouvait venir en aide aux deux pauvres enfants, Cary et Anna.

Le laird, cependant, nagea vers la rive et prit terre à cent pas au-dessus de la voûte où Bob-Lantern venait de débarquer.

Le laird était venu à Londres pour voir le marquis de Rio-Santo, à qui le liaient d’étroites et secrètes relations. Nous devons dire tout de suite que ses facultés se trouvaient fréquemment, depuis plusieurs années, hors de l’état normal. Il n’était pas fou, mais une idée fixe dominait son cerveau et tyrannisait sa volonté. Il voulait voir Rio-Santo, parce qu’il l’aimait, et parce qu’une invincible force le poussait vers lui, – pour le tuer. C’était la troisième fois qu’il quittait ainsi l’Écosse à l’insu de ses filles et qu’il venait à Londres depuis l’arrivée du marquis. Il connaissait le chemin de Belgrave-Square, et savait les entrées d’Irish-House.

La route est longue de Temple-Gardens à Pimlico. Il était près de onze heures lorsque le laird, épuisé, mit le pied dans Grosvenor-Place. Il ne tourna point du côté de Belgrave-Square. Sans se rendre compte de son action, il prit le chemin du Lane qui porte le même nom, parce qu’il avait coutume, ainsi que beaucoup d’autres, d’entrer par là dans Irish-House. Au milieu de Belgrave-Lane, en effet, il tourna l’angle d’un petit passage et s’appuya au mur à côté d’une porte fermée.

Au bout de quelques minutes, cette porte s’ouvrit et donna passage à un homme de grande taille, enveloppé dans son manteau. Cet homme, qui sortit en grommelant des paroles de colère et qui oublia de refermer la porte n’était rien moins que Sa Grâce le prince Dimitri Tolstoï, ambassadeur de S. M. l’empereur de toutes les Russies.

Angus Mac-Farlane poussa la porte. Ses vêtements trempés d’eau le glaçaient ; son crâne saignait. Il n’avait plus que le souffle. Il se dirigea néanmoins, sans se tromper, au travers d’un labyrinthe de passages et parvint jusqu’au rez-de-chaussée d’Irish-House, à la porte de ce salon réservé où avait eu lieu l’entrevue du prince et du marquis. Il entra et se traîna, rampant sur le tapis, jusqu’aux pieds de Rio-Santo endormi sur l’ottomane. Là, ses forces l’abandonnèrent et il s’affaissa en murmurant les noms d’Anna et de Clary.

Nous savons le reste.

Depuis ce jour, comme nous l’avons dit, Rio-Santo s’était confiné dans une chambre retirée, située derrière son cabinet de travail. La porte de cette chambre était rigoureusement défendue. Depuis ce jour aussi, le cavalier Angelo Bembo rôdait sans cesse aux alentours de la chambre où était couché le laird. Un soir, enfin, des bruits étranges parvinrent jusqu’à lui. Une voix rauque et monotone se prit à chanter le refrain populaire d’une ballade écossaise. Puis un silence profond se fit. Puis encore Bembo crut entendre un double râle et des gémissements qui se confondaient. Son inquiétude ne connut plus de bornes ; il pesa doucement sur le pêne ; la porte s’entrouvrit.

Bembo crut rêver. Il vit don José aux prises avec une sorte de fantôme, vivant cadavre dont les bras velus faisaient de frénétiques efforts pour l’étrangler. Le premier mouvement du jeune Italien fut de s’élancer au secours du marquis ; mais celui-ci opposait à son fantastique adversaire une force si supérieure que l’issue de cette lutte ne pouvait être douteuse.

Bembo fut ainsi témoin de toutes les luttes entre le malade et Rio-Santo. Dans les intervalles, il voyait celui-ci soigner le fiévreux avec la tendre sollicitude d’un frère. Son esprit s’y perdait. Quel était cet homme ?

Bembo ne se croyait point permis d’entrer plus avant dans ce mystère sans nécessité absolue.

Cependant, Rio-Santo s’affaiblissait chaque jour. Il devenait plus pâle que l’homme de l’alcôve lui-même, et Bembo, dans son attentive sollicitude, voyait venir le moment où ces luttes solitaires sans cesse renouvelées présenteraient un danger réel. Et il attendait, prêt à s’élancer, lorsque son intervention, devenue indispensable, excuserait sa désobéissance aux ordres du marquis.

Il attendait, passant ses journées et bien souvent ses nuits aux environs de la porte fermée. Mais il faut peu de chose pour faire manquer le moment opportun. La meilleure sentinelle peut s’endormir à son poste pendant quelques minutes.

Or, quelques minutes suffisent.

Pour quelques minutes d’oubli, Bembo se trouvait maintenant en présence du cadavre d’un homme pour lequel il eût donné tout son sang.

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