La ronde de Killarvan a bien des couplets, et pas une fillette, entre le Tweed et la Clyde, ne serait embarrassée pour vous les chanter tous depuis le premier jusqu’au dernier.
C’est l’histoire naïvement confiée d’un bon gentilhomme de la vallée de Girvan qui part pour la chasse, laissant en son manoir les deux plus jolies filles que jamais vit amant. Il crève son beau cheval rouan, hélas ! et quand il revient au château, les gens de la montagne ont ravagé sa moisson, brûlé ses granges et enlevé ses filles. Les deux plus jolies filles de Glen-Girvan !
Si Rio-Santo eût pu entendre une fois jusqu’au bout la ballade, il aurait deviné sans doute la cause de cette violente douleur qui alimentait sans cesse le délire d’Angus. Mais la fièvre ne laissait jamais au malheureux père le temps d’achever. Au bout de quatre ou cinq couplets, il voyait deux pauvres enfants endormies au fond du bateau de Bob, et il s’élançait pour les secourir.
Lorsqu’il commença le quatrième couplet, sa bouche écumait déjà et tout son corps frémissait. Rio-Santo ne connaissait que trop bien ces redoutables symptômes. Depuis six jours, il soutenait des luttes acharnées contre le laird qui, dans son transport, voulait sauter par la fenêtre, croyant trouver la Tamise derrière.
Le laird entonna d’une voix rauque et qui contrastait grandement avec la naïve bonne humeur des paroles, ce quatrième couplet :
Le laird de Killarvan
Par les bruyères,
Courant comme le vent,
N’épargnait guère
Son cheval rouan.
Ces derniers mots, traînés sur un mode lugubre, furent suivis d’un râle déchirant. Puis le laird rejeta violemment ses couvertures.
Elles sont là ! s’écria-t-il avec explosion ; toutes deux… dans le bateau !
Il voulut s’élancer vers la fenêtre. Une subite étreinte de Rio-Santo le contint. Alors, il poussa un cri terrible ; ses yeux se rougirent jusqu’à paraître pleins de sang, son haleine brûla le visage du marquis. Ce fut une lutte effroyable et comme on en voit seulement dans ces maisons où des malheureux, pour un pauvre salaire, s’exposent aux attaques formidables des fous furieux. Angus frappait, déchirait, mordait. Rio-Santo, ne pouvant rendre coup pour coup, recevait de terribles atteintes. On entendait uniquement le râle du malade et la respiration haletante du marquis.
En un instant, le lit fut inondé de sang. Angus était sur son séant, une jambe hors du lit et l’autre étendue. Il avait un bras autour du cou de Rio-Santo qu’il serrait de toute sa force. Le marquis comprenait que le pied du laird une fois à terre et trouvant un point d’appui, son assaut deviendrait irrésistible. Il réussit à renverser le laird sur l’oreiller ; mais au moment où il reprenait haleine, Angus se redressa, saisit à deux mains sa gorge et l’étrangla en poussant un sauvage cri de triomphe.
L’angoisse de ce moment ne se peut point décrire. Rio-Santo se vit mourir. Avec lui ses desseins vastes et mûrs s’évanouissaient comme des fous rêves. Et comme il n’avait point de confident, rien de lui, rien ne restait en ce monde. C’était une mort complète, plus qu’une mort, c’était un naufrage dans le néant.
À cette heure suprême, il se repentit amèrement d’avoir donné sa vie à un dévouement vulgaire. Sa vie n’était pas à lui. En la jouant, il avait prévariqué. À l’aide de cette intuition perçante et synthétique qui est propre à l’agonie, il vit d’un coup d’œil son œuvre, son œuvre presque achevée ; il la vit magnifique en son ensemble et dans chacune de ses parties ; il la vit ainsi, mais ce n’était plus qu’un songe décevant ! Cette œuvre, il l’avait cachée à tous les yeux ; elle était enfouie en lui-même ; elle n’existait qu’à la condition de sa propre existence.
Angus, lui, riait et pressait plus fort.
Il croyait étrangler le ravisseur de ses filles.
Rio-Santo ferma les yeux de son esprit qui voyaient en arrière trop de choses regrettables, et tâcha de devancer l’apathie de la mort. Mais ce fut en vain. Il aperçut au travers d’un nuage tout ce qu’il avait aimé. Jamais son plan et les détails de son plan ne lui étaient apparus si lucides. La vie ! quelques jours de vie, mon Dieu ! pensait-il. Le but est là, sous ma main, je le touche !
On voit plus belles toujours et plus parfaites les choses qu’on va quitter pour jamais.
Rio-Santo se réfugiait en d’autres souvenirs. Il remonta par la pensée le courant de son existence et s’en alla chercher une mémoire bénie, un souvenir lointain, un amour pur.
Nul ne saurait calculer ce que le cœur de l’homme peut recevoir d’impressions diverses en une seconde, ni ce qu’un cerveau surexcité peut concevoir durant le même espace de temps. La sensibilité du cœur, l’élasticité de l’esprit se multiplient aux instants de crise dans des proportions inconnues, et l’intelligence du lecteur ne doit point s’étonner du travail mental que nous essayons de décrire chez le marquis de Rio-Santo mourant. Il y a un monde de sensations dans une minute d’agonie.
En ce moment où toute chance de salut lui était enlevée, il avait dit, comme nous l’avons vu, un douloureux adieu à ses rêves de grandeur, à ses gigantesques projets politiques. Un visage jeune, portant sa chevelure d’enfant, comme une auréole angélique, rayonna dans sa mémoire. Ce visage était l’original du portrait suspendu entre les deux fenêtres.
Rio-Santo sentit monter dans sa poitrine son dernier soupir. L’idée de cette pure enfant qui consolait son agonie s’alliait sans doute en lui à la pensée du ciel, car le nom de Dieu vint expirer sur sa lèvre. Puis, dans un suprême effort, sa voix étouffée jeta faiblement cet autre nom :
– Marie !
Angus Mac-Farlane tressaillit et lâcha prise.
– Mary ! répéta-t-il, qui parle de Mary ?
Rio-Santo ne prononça pas le nom une seconde fois. Il ne respirait plus.
Angus se redressa. Son œil toucha Rio-Santo. Il fit un bond en arrière. Il avait combattu sans regarder.
– Fergus ! gronda-t-il avec épouvante et colère ; Fergus O’Breane ! Toujours l’image de Fergus mort et tué par moi ! La voix des rêves me le disait cette nuit encore… la voix des rêves, qui est la voix de mon frère Mac-Nab, me disait : – C’est ton sang, le sang de tes veines qui doit le mettre à mort. Mon Dieu ! ce doit être une horrible chose que de tuer un homme qu’on a aimé… un homme qu’on aime !
Il détourna la tête avec horreur de ce qu’il croyait être une vision. Dans ce mouvement, son regard rencontra le portrait.
– Mary ! murmura-t-il doucement ; je savais bien que j’avais entendu prononcer le nom de Mary. Elle ne me voit pas, car elle viendrait bien vite embrasser son vieux frère.
Le froid du parquet se fit sentir à ses pieds sans chaussures, et il s’aperçut de sa nudité. Ses traits flétris peignirent tout à coup l’embarras d’un enfant pris en faute par un maître sévère. Il tendit ses bras décharnés vers le portrait et sourit avec flatterie.
– Mary, ma bonne Mary, dit-il en marchant à reculons vers le lit, ne me gronde pas ; je vais me recoucher. Pourquoi n’a-t-on pas sellé mon cheval noir, Mary ? Je voulais partir pour Londres, afin de rendre visite à mes filles. Et aussi… Mais il ne faut pas que Mary sache cela, se reprit-il en baissant la voix, – et aussi pour tuer Fergus O’Breane, l’assassin de mon frère Mac-Nab.
Tout en parlant, il marchait. Son pied heurta l’épaule de Rio-Santo, qui gisait sans mouvement sur le tapis. Il poussa un cri d’horreur et demeura tremblant. Puis il passa la main sur son front baigné de sueur.
– Toujours cette vision ! dit-il ; Dieu le veut !
Il retomba comme une masse inerte sur le lit. Un profond silence régna dans la chambre. Angus dormait. Rio-Santo, cadavre étendu sur le sol, n’avait aucune apparence de vie. Le sanglant soleil des matinées brumeuses de la Tamise jetait sur cette scène une lumière étrange.
Le portrait seul semblait vivre.
Quelques minutes passèrent ainsi.
Au bout de ce temps, si une oreille se fût trouvée ouverte dans la chambre, elle eût saisi un bruit vague, indécis, continu, qui semblait partir par la boiserie située à droite du portrait. C’était quelque chose comme une clé introduite par une main malhabile dans une serrure inconnue. Mais le lambris, de ce côté, n’offrait aucune trace de porte.
Au bout d’une minute, cependant, un panneau s’agita lentement. Derrière ce panneau entrouvert se montra le pâle visage du docteur Moore. Il était plus blême que de coutume et semblait épouvanté de l’indiscrétion audacieuse qu’il venait de commettre. Au moment même où il avançait la tête derrière le panneau, un bruit de pas se fit entendre au dehors vers la partie opposée de la chambre. Le docteur referma doucement la boiserie, manifestant par un hochement de tête significatif le dépit de sa curiosité trompée.
Presque aussitôt après le cavalier Angelo Bembo s’élança dans la chambre, suivi du beau chien Lovely. Lovely bondit jusqu’au panneau qui venait de se refermer et aboya bruyamment ; puis, revenant vers le corps de son maître, il tourna autour de lui en poussant des hurlements plaintifs.