Au premier étage de la magnifique maison que le marquis de Rio-Santo habitait dans Belgrave-Square, se trouvait, contre son appartement privé, une suite de chambres meublées avec ce même luxe prodigue et à la fois de bon goût qui faisait d’Irish-House entier un tout homogène et réellement merveilleux. Ces pièces n’avaient point de destination propre ; néanmoins, elles n’avaient pas toujours été désertes depuis l’arrivée de Rio-Santo en Angleterre, et les bruits de la haute vie de Londres laissaient planer un vague mystère sur leur destination. Nous étonnerions le lecteur si nous mettions sous ses yeux la moitié des hypothèses hasardées par les misses et les ladies du high-life sur ces chambres vides.
La moins hardie de ces suppositions fut émise par l’Honorable Cicely Kemp, fille cadette du comte de Drummon, laquelle dit un soir, en secouant les longues boucles blondes qui jouaient le long de ses joues d’enfant, que Rio-Santo avait là un harem soigneusement colligé dans les cinq parties du monde. L’Honorable Cicely Kemp allait avoir dix-sept ans dans onze mois.
L’idée eut un succès d’estime ; mais elle fut détrônée par la brillante invention de lady Margaret Wawerwemwilwoowie, qui prétendit que le marquis possédait douze chambres de plain-pied, ornées chacune de vingt-quatre portraits de femmes. Ces deux cent quatre-vingt-huit portraits étaient ceux des principales maîtresses de Rio-Santo, suivant lady Wawerwemwilwoowie. On trouva le mot principales sublime.
Quoi qu’il en soit, c’est dans l’une de ces chambres, où nul des nobles amis de Rio-Santo n’avait jamais pénétré, que nous le retrouvons. Cette pièce n’avait aucun rapport avec l’idée que s’en faisaient les imaginations exaltées de nos ladies. On n’y voyait qu’un seul portrait de femme, et il n’y aurait point eu de place pour en mettre vingt-trois autres, car la chambre avait peu d’étendue, et deux grandes glaces qui tranchaient sur les mats reflets d’une tenture de velours sombre en occupaient presque toute la largeur.
Le portrait de femme était suspendu entre deux croisées dont les épais rideaux abaissaient leurs plis jusqu’à terre. Vis-à-vis du portrait, il y avait un lit. Derrière les rideaux du lit, on entendait la stridente respiration d’un être humain aux prises avec la fièvre. Une lampe recouverte d’un abat-jour brûlait sur la table, et sa clarté voilée luttait contre les premiers rayons du jour, qui commençaient à donner de la transparence aux draperies rabattues des fenêtres. Rio-Santo était assis au pied du lit dans un fauteuil.
C’était une belle et douce femme que celle dont le portrait apparaissait vaguement aux lueurs ennemies de la lampe mourante et du jour naissant. Une expression de bonté touchante qui dominait dans sa physionomie n’en excluait ni la noblesse, ni même le piquant. Elle semblait fort jeune et portait le costume des misses du gentry vers l’an 1815. Ses cheveux, d’un brun clair et comme indécis, bouclaient, légers, presque transparents, sur le plus harmonieux front qu’on puisse voir. Ses yeux, sa bouche et son sourire étaient d’un enfant, mais d’un enfant que fait rêver le premier souffle d’amour, et qui va s’éveiller femme. Il y avait de la finesse et de la raison dans l’ingénuité de son regard qui promettait une âme à la fois ferme et douce : tout un charmant ensemble de pureté, de soumission féminine, de franchise et de réflexion.
Un poète se fût, en vérité, pris d’amour pour cette ravissante fille rien qu’à voir son portrait, mais il y avait le costume qui était une date. Quinze ou dix-huit années avaient passé sur la fraîcheur veloutée de ces joues, et peut-être y avait-il à présent des rides à ce front si brillant et si plein.
Chacun a pu rencontrer, en sa vie, de ces fugitives et indéfinissables ressemblances qui frappent vivement à un moment donné pour disparaître ensuite. On les cherche : elles n’existent plus, et l’on pourrait même dire que, plus on les cherche, mieux elles nous échappent.
À coup sûr, si nous avions rassemblé dans la chambre où veillait M. le marquis de Rio-Santo toutes les jeunes femmes qui jouent un rôle dans notre histoire, et qu’un de nos lecteurs, admis dans ce huis-clos, eût pu les comparer l’une après l’autre au portrait récemment décrit, nous voudrions faire la gageure qu’aucune d’elles ne lui eût semblé avoir le moindre rapport avec la peinture.
Mais c’est que Susannah ne souriait guère en l’absence de Brian de Lancester, et nous supposons Brian de Lancester absent. Appelons-le. Dès qu’il paraît, le charmant visage de la belle fille s’éclaire, son œil s’allume, son front rayonne : on dirait qu’une divine auréole vient couronner sa beauté. Cette auréole, c’est le sourire.
Or, maintenant, regardez Susannah souriante et regardez le portrait. N’y a-t-il pas entre ces deux figures de caractères si différents une frappante ressemblance ? Le sourire commun les rapproche ; on dirait deux sœurs à présent. Ce qu’il y a de doucement mélancolique dans le sourire du portrait concorde avec l’arrière-nuance de tristesse que la belle fille garde jusque dans son sourire. La rêverie de l’une est la gaîté de l’autre.
Lorsqu’un souffle de vent faisait monter tout à coup et briller davantage la flamme affaissée de la lampe, l’œil apercevait, au fond de l’alcôve, le masque pâle et amaigri d’un homme. Cet homme ne dormait pas, mais la souffrance qui pesait sur lui l’enchaînait, immobile, à sa couche. Ses yeux s’ouvraient par intervalles, tantôt ardents et rouges dans la profondeur de leurs caves orbites, tantôt morts, sous le plomb d’une paupière laborieusement soulevée. Il eût été fort difficile de distinguer le détail de ses traits ; car outre l’obstacle résultant du milieu obscur où se montrait vaguement cette figure ravagée, une barbe épaisse la couvrait presque entièrement.
Le marquis de Rio-Santo, assis dans un fauteuil à l’endroit où s’ouvraient les rideaux relevés, contemplait le malade avec inquiétude, et semblait être en proie à une fièvre presque aussi intense que la sienne. Il était pâle et réduit à un état complet d’épuisement. Sa physionomie exprimait une amère tristesse.
Sept heures sonnèrent à la pendule d’une chambre voisine. Rio-Santo fit effort pour se retourner et regarda la fenêtre.
– Encore une nuit de veille après une journée d’oisiveté, murmura-t-il ; cet homme dit vrai : il me tuera !
Une convulsion soudaine du malade agita brusquement les couvertures.
– Toutes deux ! toutes deux ! cria-t-il d’une voix caverneuse.
– Toutes deux ! répéta Rio-Santo comme s’il eût cherché à lire sur le visage du malade un commentaire à cette parole ; voilà six jours qu’il répète ces mots sans cesse. Je ne puis deviner quelle est sa pensée.
Il joignit les mains et un découragement plus amer se peignit sur ses traits tout à coup.
– Oh ! ma pensée, à moi, reprit-il, ma pensée ! Moi qui depuis quinze ans n’avais pas perdu une heure, voilà que je perds six jours au moment où chacun de mes jours pourrait valoir une année ! Pauvre Angus ! Il souffre, – et il est son frère à elle que tant et de si longues traverses n’ont pu me faire oublier ! Il faut bien que je lui sois en aide moi-même, puisque l’intérêt de ma sûreté éloigne tous les secours de son lit de souffrances. Oh ! ce que je fais est nécessaire ; mais je donnerais un an de vie pour avoir le droit de quitter ce lit pendant vingt-quatre heures !
Il se laissa retomber dans le fauteuil.
– Mon dieu ! poursuivit-il après quelques secondes de silence et d’une voix que l’émotion faisait trembler, ceux-là sont bien heureux et doivent être bien forts qui, pour accomplir une noble tâche, s’efforcent au grand jour et n’usent que de moyens avouables. Mon but est grand ; mais j’ai failli… et, une fois lancé hors de la droite voie, je me suis laissé dériver au courant de mes passions folles. Je n’ose regarder en arrière dans ma vie. Pour rester fort, il faut que je marche. Et voilà que je m’arrête, mon Dieu ! et voilà qu’un homme tombe en travers de ma route ! Un homme qui est mon frère et dont l’aspect soulève ma conscience : un homme qui connaît de mes secrets ce qu’il faudrait pour me perdre !
– Je l’ai vu, je l’ai vu ! dit sourdement Angus Mac-Farlane : j’ai vu sa poitrine percée d’un trou rond et rouge… et la voix des rêves m’a dit : C’est le sang de tes veines qui doit le mettre à mort !
Rio-Santo regarda le malade avec un vague effroi.
– Me mettre à mort, répéta-t-il lentement : ce serait un châtiment terrible que de mourir de ta main, Mac-Farlane ! mais je ne pourrais pas me plaindre.
Ces mots furent suivis d’un long silence. Rio-Santo, le visage caché entre ses deux mains, semblait absorbé par de navrantes pensées. Le jour montait cependant, et la lampe vaincue perdait parmi la lumière du dehors les dernières lueurs de sa flamme expirante.
– Selle Billy, mon cheval noir, Duncan de Leed ! dit tout à coup le laird d’une voix sonore ; il faut que je passe la rivière aujourd’hui, afin d’aller à Londres, où je tuerai Fergus O’Breane, l’assassin de mon frère Mac-Nab !
Rio-Santo se découvrit le visage et fit un geste de muette résignation.
– Je vais aller seller votre cheval Billy, Mac-Farlane, répondit-il ; mais Fergus O’Breane est votre frère aussi. Vous n’aurez plus de frère quand vous l’aurez tué.
– C’est vrai, murmura le laird qui frémit douloureusement sous ses couvertures ; c’est vrai !
Puis il ajouta d’une voix si confuse que Rio-Santo ne put l’entendre :
– Plus de frère et plus de filles !
Sa tête s’affaissa lourdement sur l’oreiller.
Rio-Santo releva les manches de sa robe de chambre.
– Il meurtrit mes bras, murmura-t-il : ses ongles ont déchiré ma poitrine ! La fièvre le rend fort. Hier, le souffle me manqua, et je crus que j’allais mourir sous sa furieuse étreinte. Mon Dieu ! pitié ! non pas pour moi, mais pour tant de malheureux qui souffrent et dont je voulais être le sauveur !
– Rio-Santo ! reprit Angus avec raillerie ; on l’appelle maintenant Rio-Santo ! Je sais, moi, ce que c’est que ce Rio-Santo. C’est Fergus, le bandit de Teviot-Dale, Fergus l’assassin, Fergus, que je ne tue pas, parce que mon cœur est lâche devant un homme que j’ai aimé. Mais je prendrai du courage pour obéir à la voix des rêves. Selle mon cheval, Duncan de Leed !
C’était justement l’indiscret délire d’Angus Mac-Farlane qui rivait le marquis à son chevet. Rio-Santo n’avait point de confident, et nulle oreille indiscrète ne devait entendre ces secrets que divulguait la fièvre.
Angus, après avoir prononcé ces dernières paroles, se retourna sur sa couche comme pour s’endormir. Rio-Santo respira. Mais presque aussitôt un frémissement convulsif s’empara de tous ses membres, tandis que sa pâleur devenait plus livide. Le laird venait de se dresser sur son séant. Rio-Santo s’approcha du lit et serra la ceinture de sa robe, comme s’il se fût préparé à une lutte désespérée.
Le laird, cependant, souriant sous les poils hérissés de sa barbe, arrondit sa main en cornet et fit le geste de boire. Puis il entonna d’une voix joyeuse et retentissante :
Le laird de Killarven
Avait deux filles ;
Jamais n’en vit amant
De plus gentilles
Dans Glen-Girvan.
Il s’arrêta ; ses paupières battirent : il reprit plus lentement :
Le laird un beau matin,
De sa fenêtre,
Vit, dans le bois voisin,
Derrière un hêtre,
Bondir un daim,
Pendant ce second couplet, sa voix s’était assourdie ; ses yeux hagards roulaient, Rio-Santo tremblait.
Angus reprit encore :
Le laird, en bon chasseur,
Suivit sa trace,
Puis sonna son piqueur,
Et dit : En chasse !
De tout son cœur.
Mac-Farlane haletait ; ses mains crispées déchiraient sa couverture ; un voile sanglant descendait sur ses yeux démesurément ouverts. Rio-Santo ramassa ses membres, comme s’il allait bondir en avant attaquer un dangereux ennemi.