La maison du cavalier Angelo Bembo était une habitation mignonne et qui n’avait certes point pris naissance sous la lourde équerre d’un architecte anglais. Peut-être était-ce l’œuvre d’un de ces pauvres exilés d’Italie, vaincus au jeu des conspirations. Bembo l’avait choisie d’instinct et comme on se rapproche d’un ami retrouvé. C’était un souvenir de sa patrie.
Lorsque Angelo ne passait point ses jours auprès du marquis de Rio-Santo dans Irish-House, il se retirait dans un petit salon, meublé avec un goût exquis, et dont les croisées donnaient sur une terrasse, dominant les ombrages de Hyde-Park. Sur la terrasse, dont le dôme en vitrage prêtait quelque force aux pâles rayons du soleil britannique, croissaient de belles fleurs, exilées aussi, et répandant, sous le ciel étranger, les languissants effluves de leurs parfums amoindris.
Ce fut là que le cavalier Angelo Bembo conduisait Anna Mac-Farlane, après l’avoir enlevée du lord’s-corner. Telle n’avait point été d’abord l’intention d’Angelo, qui voulait ramener la jeune fille à sa famille ; mais Anna, brisée de fatigue, n’avait pu supporter sans s’évanouir le choc violent, résultat de sa chute contre le pavé de Belgrave-Lane lorsque le laird, dans sa folie, l’avait précipitée loin de lui. Bembo fut obligé de la prendre dans ses bras et de la transporter ainsi dans sa propre demeure. Il ignorait en effet complètement ce qu’était Anna, où elle habitait et quel était le nom de sa famille.
Anna recouvra ses sens au bout de quelques minutes et poussa un long soupir. Bembo était assis à l’autre bout de la chambre ; Anna, étendue sur le lit de jour, ne pouvait l’apercevoir. Elle se leva vivement sur son séant et jeta autour d’elle un regard étonné. Ce n’était point la vue des objets nouveaux dont elle était entourée qui causait cette première surprise ; c’était uniquement le fait de se retrouver couchée, elle qui passait ses nuits depuis huit jours dans un fauteuil, afin de ne point approcher de ce grand lit à rideaux antiques, dont elle avait une si providentielle frayeur.
– C’est peut-être mon bon ange ! murmura-t-elle ; j’avais bien prié hier au soir. Que les anges sont beaux, et que leur voix est douce !
Elle appuya sa jolie tête souriante sur sa main. Il n’y avait pas en elle l’ombre d’un sentiment de crainte ou de défiance.
– Je ne rêve pas, reprit-elle en fixant tour à tour ses grands yeux sur les peintures italiennes et sur les draperies des fenêtres ; je n’ai jamais rien vu de tout cela. Il m’a délivrée. Je voudrais le voir pour lui dire merci.
Bembo, qui écoutait avec ravissement, n’eut garde de répondre à cet appel. Les traits d’Anna se voilèrent d’un léger nuage.
– Je croyais qu’il n’y avait point d’homme aussi beau que Stephen, dit-elle avec une sorte de regret ; je me trompais. Mon Stephen ! qu’il me tarde de le revoir !
À cette occasion inattendue, Bembo poussa un soupir. La voix d’Anna devenait lente et paresseuse ; ses longs cils battaient sa joue, comme si leur poids eût été trop lourd pour sa paupière ; ses yeux perdaient leur éclat et son sourire prenait cette fixité que donne l’imminence du sommeil. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait mis la tête sur un coussin, et ses membres mignons, brisés par la fatigue de huit nuits, avaient tant besoin de repos !
– Je ne dirai pas à Clary que je l’ai pris pour un ange, murmura-t-elle en rougissant légèrement. Oh ! je ne le dirai pas non plus à Stephen ! Je ne sais… Son regard a des feux qui sont doux, mais qui blessent. Stephen ne sait pas regarder ainsi…
Son bras s’affaissa doucement, et sa tête toucha le coussin, tandis qu’elle balbutiait encore :
– Non ! non ! je ne dirai pas que je l’ai pris pour un ange…
Le coussin se creusa, faisant un cadre de velours au pur et blanc ovale du visage de l’enfant endormie. Bembo attendit quelques minutes. Anna ne parlait plus. On n’entendait que sa respiration égale et douce. L’aube commençait à dessiner au dehors le feuillage des plantes exotiques qui croissaient sur la terrasse. Bembo se leva enfin et traversa la chambre sans bruit. Il était pâle. Il s’arrêta au pied du lit de repos et joignit ses mains avec adoration. Anna dormait. Sa bouche entrouverte montrait deux lignes de pur émail entre lesquelles passait le souffle frais de son haleine. Les belles masses de ses cheveux dénoués se confondaient avec le velours des coussins qui repoussait, comme le fond obscur mis à dessein sous un médaillon d’albâtre, les suaves contours de son corps de vierge.
Bembo se pencha ; sa lèvre effleura ces cheveux ondoyants et doux comme une caresse. Puis il rougit et son front devint triste. Puis encore, il se mit à genoux comme pour demander pardon.
Le jour grandissait et jetait sa lumière croissante sur ce groupe charmant de jeunesse et de candeur, charmant d’amour et de beauté. Les heures passèrent. Le soleil de midi vint frapper le vitrage de la terrasse. Les fleurs ouvrirent leurs corolles assoupies et mirent dans l’air leurs pénétrants parfums. Bembo, lorsqu’il sentit l’odeur des myrtes et des orangers, tressaillit légèrement ; ses traits s’animèrent, ses lèvres eurent un sourire. Ces fleurs et leurs parfums lui parlaient de l’Italie.
Oh ! que d’amour sous ce beau ciel bleu de la Sicile et des Calabres, où l’exil avait conduit son enfance ! que d’amour sur ces rivages dorés de l’Adriatique, la mer fiancée de ses aïeux !
Ce furent de doux rêves, qui durèrent tout le jour, car la jeune fille, engourdie par sa longue fatigue, ne s’éveilla qu’après le coucher du soleil. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, tout était autour d’elle comme avant son sommeil. La lampe allumée brûlait sur une table et Bembo ne se montrait point. Elle se leva, ravivée, et rajusta devant une glace les plis froissés de sa robe. La glace lui montra Angelo, assis derrière le lit et immobile. Elle se retourna.
– Je n’ai pas peur de vous, dit-elle doucement ; je sais que vous êtes bon. Tout le temps que j’ai dormi, je vous ai vu près de moi. C’était bien vous. J’avais beau changer de rêve, vous étiez toujours là.
Elle s’arrêta court et reprit avec une nuance de tristesse :
– Vous m’avez empêché de rêver à Stephen.
Bembo la contemplait avec ravissement et trouble. C’était de son côté que se trouvait la crainte. Anna demanda :
– Y a-t-il loin d’ici Cornhill ?
– C’est dans Cornhill que vous voulez vous rendre ? dit Bembo.
– Ne le savez-vous pas ? murmura la jeune fille étonnée.
Bembo rougit et garda le silence.
– Vous m’avez dit, reprit Anna, que vous veniez de la part de mon cousin Stephen.
– J’ai menti, madame, répondit Bembo dont le regard devint suppliant ; je ne connais pas votre cousin Stephen.
Anna ouvrit de grands yeux, mais son joli visage exprima seulement la surprise sans aucun mélange de frayeur.
– Vous ne connaissez pas Stephen ! dit-elle, mais moi, me connaissez-vous ?
– Je ne sais pas votre nom, madame.
– Je m’appelle Anna. Vous en souviendrez-vous ?
– Il n’est pas en mon pouvoir de l’oublier ! murmura Bembo qui baissa la tête.
– Et vous, reprit la jeune fille, dites-moi votre nom, pour que je l’apprenne à Clary et Stephen.
– Pas à Stephen, dit Bembo.
Il prononça son nom ; la douce voix d’Anna le répéta à plusieurs reprises.
– Je ne l’oublierai pas ! poursuivit-elle ; il est beau comme…
Elle s’interrompit brusquement et devint rouge depuis le front jusqu’au seins. Puis elle demeura silencieuse. Bembo souffrait. Au bout d’une minute, Anna mit sa main dans celle du jeune cavalier.
– Reconduisez-moi, dit-elle ; qu’importe que vous veniez de la part de Stephen ou de la part de Dieu ?
Bembo quitta son siège aussitôt.
– Comme Clary vous aimera ! dit encore Anna tandis qu’ils traversaient le salon pour gagner la porte ; Clary et Stephen ! Vous viendrez souvent nous voir dans Cornhill, n’est-ce pas ?
Bembo secoua la tête.
– Quoi ! s’écria la jeune fille avec tristesse ; vous ne voulez donc plus me voir ? Vous m’avez délivrée, je le vois bien, parce que vous êtes bon, et comme vous auriez fait pour la première venue.
– Madame, dit-il, voici toute une semaine que je vis avec vous, que je vis par vous. Je vous ai délivrée parce que je vous aime, et, parce que je vous aime, je vous vois aujourd’hui pour la dernière fois.
– Vous m’aimez, Angelo ! répéta miss Mac-Farlane avec son charmant sourire ; je suis heureuse que vous m’aimiez.
– Vous ne me comprenez pas, murmura Bembo.
– C’est vrai, dit Anna ; je comprends qu’on délivre une personne qu’on aime et qu’on voit souffrir… mais pourquoi l’éviter ?
– Pour ne plus l’aimer, répondit Angelo.
La figure d’Anna prit un aspect pensif.
– J’ai peur de vous comprendre maintenant, dit-elle tout bas.
Les yeux d’Anna étaient baissés. Elle tendit encore la main, et répéta d’une voix bien triste :
– Reconduisez-moi dans Cornhill.
Bembo la fit monter en voiture. De Pimlico jusqu’à Cornhill, Anna ne prononça pas une parole ; mais plus d’une fois Bembo crut l’entendre soupirer douloureusement. Lorsqu’ils arrivèrent devant la porte de mistress Mac-Nab, Bembo descendit de voiture afin d’offrir sa main. Anna sauta résolument sur le trottoir, puis elle s’arrêta indécise.
– Adieu, madame, dit Bembo.
– Adieu, murmura la jeune fille.
Bembo crut voir une larme briller dans ses yeux à la lueur des réverbères. Elle hésita encore durant un instant.
– Adieu ! adieu ! répéta-t-elle ensuite précipitamment.
Elle souleva le marteau de la porte et entra sans se retourner. Bembo était remonté dans la voiture.
Il était environ dix heures, Stephen venait de sortir avec Angus Mac-Farlane pour se rendre chez Frank Perceval, ainsi que nous l’avons dit. Mistress Mac-Nab était seule. Nous n’essaierons pas de peindre la joie de la pauvre dame, mais nous dirons qu’Anna répondit par des larmes aux embrassements de sa tante. Et pourtant elle ne savait point encore le sort de Clary. Pensait-elle au beau cavalier Angelo Bembo, qui l’aimait, qui l’avait sauvée et qu’elle ne pouvait plus revoir ?…