Stephen profita de l’abattement profond où tomba Angus Mac-Farlane après ses dernières paroles pour laver ses plaies et le panser de son mieux. Le laird avait dit vrai, son corps était littéralement couvert de blessures. Lorsque Stephen eut achevé son pansement, il approcha des lèvres d’Angus un flacon de cordial, car sa haine, à demi éclairée, sollicitait ardemment une révélation plus complète, et il voulait rendre au laird la faculté de parler.
Il ne faut pas oublier que Stephen, avant cette entrevue, avait des soupçons que les récentes paroles d’Angus venaient seulement de confirmer, soupçons qui allaient même bien au-delà des demi-révélations du laird, puisqu’ils attaquaient la personne de M. le marquis de Rio-Santo.
– Mon oncle, dit-il, dès que Angus fut en état de l’entendre, nous allons désormais unir nos efforts pour retrouver mes deux cousines, et j’espère que nous réussirons.
Le laird secoua la tête.
– Je souffre bien, murmura-t-il. Je les ai vues dans le bateau et je les ai vues en songe… elles sont mortes.
– Elles vivent, Mac-Farlane ! s’écria Stephen en lui prenant les deux mains ; moi aussi j’ai travaillé pour elles depuis huit jours, et l’accusation que vous portiez contre mon indolence n’était point méritée. J’ai cherché, par moi-même et par d’autres, et si je n’ai point trouvé leur trace, j’ai du moins acquis la preuve…
– Quelle preuve ? interrompit le laird. Londres est vaste, et qui sait où se peuvent cacher deux cadavres ?
– J’ai cherché, vous dis-je, répliqua Stephen, j’ai cherché avec l’ardeur patiente d’une mère qui a perdu son enfant. Clary ne doit-elle pas être ma femme ?
Angus quitta sa pose somnolente et regarda fixement le jeune médecin.
– Mon neveu, répondit-il, je ne vous connais pas. Clary vous aimerait-elle ?
– Hélas ! monsieur, repartit Stephen, nous n’en sommes pas à discuter les préliminaires du mariage. Clary est une douce et noble fille ; son cœur a des secrets que les événements ne m’ont point donné le temps de pénétrer. Mais revenons au triste sujet qui doit occuper notre attention tout entière. Vos deux filles vivent ; quelque chose au-dedans de moi me le crie. J’en suis sûr.
Angus jeta ses bras autour du cou de Stephen.
– Merci ! balbutia-t-il les larmes aux yeux. Puissiez-vous dire vrai ! et, si vous dites vrai, que Dieu vous fasse amoureux de toute la joie qui fut refusée au frère de votre mère !
– Du courage, Mac-Farlane ! reprit Stephen profitant de ce bon mouvement d’émotion ; je sais autre chose encore ; je sais qu’il existait entre Clary et un homme puissant un lien mystérieux…
Un lien mystérieux ! répéta le laird étonné.
– Quelque chose que ni vous ni moi ne saurions comprendre, poursuivit Stephen, quelque chose de romanesque et d’étrange, qui ne peut jeter l’ombre d’un doute sur la pureté angélique de ma pauvre Clary. Mais cet homme est puissant, vous dis-je, et Clary est bien belle !
– Et vous pensez que cet homme a enlevé ma fille, mon neveu ? demanda froidement le laird.
– Je le pense, monsieur.
– Et Anna ?
Stephen demeura un instant sans réponse, parce qu’il ne pouvait s’attendre, dans l’état où se trouvait Mac-Farlane, à l’inflexible logique de cette objection.
– Anna… balbutia-t-il enfin.
– Pensez-vous, monsieur, interrompit brusquement le laird, que cet homme les ait enlevées toutes les deux ?
Stephen hésita encore.
– Je le pense, monsieur, répondit-il une seconde fois.
Les sourcils d’Angus se froncèrent.
– Et vous savez le nom de cet homme, monsieur ?
Stephen fit un signe affirmatif. Le laird, qui s’était levé, recula d’un pas et le couvrit d’un regard de mépris.
– Mac-Farlane était un avocat, dit-il, comme en se parlant à lui-même, mais c’était un brave cœur. Il y avait deux jeunes filles à la garde de votre mère ; ces deux jeunes filles, dont l’une était votre fiancée, ont été enlevées. Vous savez le nom du ravisseur. J’ai beau vous regarder, je ne vois point sur vous de blessure. Mon neveu, vous êtes un lâche.
– Monsieur, interrompit Stephen avec autorité, il faut m’écouter au lieu de verser sur moi, à l’aveugle, le mépris et l’insulte. À qui donc fait défaut ce courage banal qui consiste à prendre une épée et à jouer sa vie sur la chance d’un duel ? Quant au meurtre sans combat, vous l’avez dit, monsieur, mon père était un brave cœur, et je prétends marcher sur ses traces. Croyez-moi, à Londres et contre certains hommes, le fer est une arme impuissante, à laquelle il faut s’adresser seulement en désespoir de cause, et lorsque tous autres moyens ont échoué. J’ai essayé de lutter, mais je suis faible et cet homme est fort… Vous souriez de pitié, Mac-Farlane. Eh bien ! moi aussi, puisqu’il faut le dire, j’ai songé à l’épée : je suis allé, la colère dans le cœur, frapper aux portes du palais de cet homme. L’entrée m’a été refusée. Je l’ai attendu, assis sur la pierre du seuil, et il n’est point venu. Je lui ai adressé des lettres de défi ; ces lettres sont restées sans réponse.
– C’est donc un prince ? murmura le laird.
– J’aimerais mieux que ce fût un prince, répondit Stephen.
– Mais qui est-ce enfin ? s’écria le laird étonné ; quel est son nom ?
Mac-Nab, avant de répondre, fixa sur son oncle un regard perçant et scrutateur, puis, sans le quitter du regard, il prononça le nom du marquis de Rio-Santo. La face d’Angus devint livide ; ses yeux se baissèrent ; ses lèvres remuèrent convulsivement sans produire aucun son. Stephen respira longuement. Le coup avait porté. Il savait ce qu’il voulait savoir.
Il venait de toucher, non point par hasard, mais par suite d’une tactique mise en œuvre de sang-froid, le point où aboutissaient et se reliaient tous ses soupçons. Le voile à demi déchiré qui s’interposait encore entre Rio-Santo et sa haine achevait brusquement de se rompre. Angus s’était assis, atterré, sur le lit d’Anna. Il répéta deux ou trois fois à voix basse le nom de Rio-Santo, comme s’il eût tâché de faire entrer dans son cerveau une idée toujours rebelle. Puis il joignit ses mains sur ses genoux et pencha sa tête en avant.
– Cela n’est pas possible ! murmura-t-il ; Fergus déshonorer les filles de Mac-Farlane ! Pourquoi songer plus longtemps à ce mensonge odieux ? Je suis armé pour le tuer ; mais je défends qu’on le calomnie. Par le nom de Dieu ! enfant, si tu n’étais le fils de ma sœur, je t’aurais puni déjà d’avoir accusé faussement devant moi Fergus O’Breane !
– Je sais tous les égards que je dois à l’assassin de mon père, dit Stephen avec une amertume froide.
– C’est vrai ! balbutia Angus qui tressaillit comme s’il eût mis le pied sur un serpent.
– Et je vous ai parlé seulement, poursuivit Stephen, de M. le marquis de Rio-Santo.
– C’est vrai, dit encore le laird. Je vous prie de m’excuser, mon neveu. Mais, répondez-moi, je vous le demande en grâce. Qui vous fait penser que le marquis de Rio-Santo soit le ravisseur de mes filles ?
– Je le sais, voilà tout, répliqua Stephen.
Angus posa un doigt sur son front et parut réfléchir profondément.
– Moi, je vous dis que c’est impossible ! s’écria-t-il au bout de quelques secondes ; je le connais… je le connais ! Mac-Farlane est le seul homme qu’il aime !
– Mais connaissait-il les filles de Mac-Farlane ? demanda Stephen avec un sourire cruel.
– Oh ! c’est vrai ! c’est vrai ! dit pour la troisième fois Angus, dont les yeux se mouillèrent. Le tuer, ce n’était rien… mais le haïr !
– Sur mon honneur, Mac-Farlane, s’écria Stephen s’émouvant enfin, vous le haïrez et ne le tuerez pas. C’est moi seul que ce soin regarde.
– Taisez-vous, mon neveu… je le tuerai. La voix des rêves ne peut mentir. Quant à concevoir contre lui de la haine, mon cœur est trop habitué à l’aimer. Il y a vingt ans que je l’aime… et pourtant… Oh ! mes enfants ! mes enfants !
Angus se couvrit le visage de ses mains.
– Mes filles sont belles, reprit-il tout à coup. Ah ! sa vie entière est là pour l’accuser. Ne lui fallut-il pas toujours quelque sourire de vierge pour bercer son insomnie ? Mes filles sont belles ! Ah ! je le hais, je le hais !
Il se leva et se prit à parcourir la chambre à grands pas.
– Et puis, je me souviens, à présent, dit-il. Cet homme du bateau était des leurs. Je vois sa figure hideuse ; j’ai son nom maudit sur la lèvre. Et Gruff lui-même ! L’hôtel du Roi George était un de leurs repaires. Ma belle Clary ! ma douce Anna ! Stephen ! nous allons nous venger !
Il fit encore une fois le tour de la chambre, puis il vint s’asseoir en face de Mac-Nab. L’expression de sa physionomie avait complètement changé. Malgré ses blessures, malgré le désordre extrême de sa barbe et de ses cheveux, il régnait sur son visage un calme imposant et terrible à la fois.
– Vous aviez raison, mon neveu, dit-il avec lenteur ; contre monsieur le marquis de Rio-Santo, le fer est une arme dérisoire. C’était bon lorsque je l’aimais. Écoutez-moi. Les magistrats qui n’eussent point accueilli votre accusation accueilleront la mienne, je vous le jure ; car la mienne fera trembler sur son trône Sa Majesté le roi d’Angleterre. Ah ! je sais d’étranges choses, mon neveu… des choses avec lesquelles on peut tuer un homme comme si l’on avait en main la foudre de Dieu ! Avez-vous des amis ?
– J’en ai un, répondit Stephen.
– Que le ciel vous le garde, mon neveu ! Avez-vous des serviteurs ?
– S’il s’agit d’une expédition, je puis me procurer des hommes sûrs et dévoués.
– Il s’agit d’une expédition, en effet, dit le laird.
– Alors, reprit Stephen, suivez-moi. Ces préparatifs ne peuvent se faire dans la maison de ma mère, qui souffre et a besoin de repos.
Ils descendirent ensemble l’escalier, et la vieille Betty s’étonna fort en voyant sortir avec Stephen un personnage à figure étrange et à coup sûr effrayante, auquel elle n’avait point ouvert la porte de la rue, car le laird était entré inaperçu dans la maison de sa sœur, sur les pas du valet de Frank. Stephen appela un cab. Une demi-heure après l’oncle et le neveu descendaient au seuil de Dudley-House, la maison de Frank Perceval.
Frank venait de rentrer, le cœur joyeux. Il avait vu miss Diana Stewart et avait appris de sa bouche ce que le vieux Jack n’avait pu parvenir à lui expliquer. Mary revivait. Contre toutes les prévisions de la science, le mal mystérieux et terrible dont elle était frappée semblait céder peu à peu. Le docteur Moore ne l’avait point vue depuis deux jours.
Angus, Stephen et Frank passèrent la majeure partie de la nuit à tenir conseil.
Le lendemain, une vingtaine d’hommes, parmi lesquels était Donnor d’Ardagh, furent introduits à Dudley-House, où ils reçurent de l’argent et des ordres. Vers cinq heures du soir, ces mêmes hommes, armés sous leurs vêtements, vinrent se poster dans Belgrave-Square, divisés par petits groupes, devant la façade d’Irish-House. Stephen et Perceval, enveloppés dans leurs manteaux, attendaient à l’un des angles de la grille du square.
Angus Mac-Farlane venait de les quitter pour franchir le riche perron de l’hôtel de M. le marquis de Rio-Santo.