XXX LE VERDICT

Nous laissons passer six semaines et nous nous retrouvons au mois de février 183.. C’est vers cette époque que le Londres aristocratique s’anime. English-Opera-House s’agite et se pare pour recevoir tous ces brillants talents que la France et l’Europe prêtent pendant quelques mois, chaque printemps, à notre sol infécond pour l’art. La SAISON va commencer. La saison, c’est Almack, c’est la cour, ce sont les soirées étouffantes des théâtres, les lectures, les promenades à Hyde-Park, cette foire des équipages, la plus magnifique qui soit au monde ; ce sont les courses, les joutes ruineuses des tripots ; c’est le faste qui lutte contre le spleen, c’est le bruit qui se prend corps à corps avec l’ennui.

La cour d’assises du Middlesex tenait séances depuis une semaine environ dans Old-Bailey. Il était onze heures du matin. Une foule immense se pressait aux abords de la cour de justice ; jamais la curiosité publique n’avait été plus vivement excitée. Les policemen avaient peine à défendre les issues du prétoire, dont les places réservées se vendaient jusqu’à dix livres sterling.

C’est qu’il s’agissait d’un procès de toute beauté. Le brillant, le fameux marquis de Rio-Santo s’asseyait depuis deux jours sur la sellette des criminels.

Tout auprès de la porte d’entrée il y avait une femme vêtue de deuil, dont le visage se cachait derrière un voile noir épais. La foule roulait comme une mer. Vers onze heures et un quart, les constables, soutenus par quelques policemen, ouvrirent un passage à la voiture de l’accusé. M. le marquis de Rio-Santo, portant sur son noble visage un air d’indifférence, descendit au seuil d’Old-Bailey.

En ce moment la femme vêtue de noir souleva son voile et découvrit les traits pâlis de lady Ophélia, comtesse de Derby. Les yeux du marquis se tournèrent vers elle par hasard, et dès qu’il l’eut aperçue l’expression de sa physionomie changea complètement. Tout ce qu’il peut y avoir de plus tendre dans le respect, de plus affectueux dans la reconnaissance vint animer son regard, qui caressa un instant avec amour le front baissé de lady Ophélia.

Ophélia laissa retomber son voile, mais pas assez vite pour cacher un mélancolique sourire, traversé par deux larmes silencieuses qui roulèrent lentement sur sa joue.

M. le marquis de Rio-Santo était devant ses juges. On supposait que cette séance terminerait les débats et amènerait le verdict du jury. Le principal témoin, Angus Mac-Farlane, du château de Crewe, manquait au procès. Toutes les recherches pour le trouver avaient été vaines : on ne savait ce qu’il était devenu. Frank et Mac-Nab étaient là pour le remplacer. Auprès d’eux, témoins bénévoles, s’asseyait Sa Grâce le prince Dimitri Tolstoï, ambassadeur de Russie, dont le témoignage avait plus d’une fois foudroyé Rio-Santo durant le cours des débats.

Au dehors, la foule s’était décimée, mais la plupart des gens qui avaient quitté le pavé n’étaient pas très loin et attendaient dans quelque public-house des environs l’issue du procès et la sortie du condamné, car la condamnation ne soulevait pas l’ombre d’un doute.

La Famille entière était en émoi. Aucun de ses membres, à l’exception du marquis, n’avait été mis en cause, parce que la déposition de Mac-Farlane, faite au bureau de police de Westminster, ne mentionnait que le marquis, tout en promettant des révélations ultérieures et une liste des principaux lords de la Nuit. À dater de cette soirée même, on avait perdu la trace du laird, qu’on supposait avoir été assassiné par la Famille.

Mais le marquis tout seul suffisait bien à occuper l’attention générale. Les hommes de la Famille savaient désormais qu’il était ce chef mystérieux, dirigeant dans l’ombre leurs mouvements et régnant sur eux en monarque absolu. Chacun avait tâché de le voir, chacun l’avait vu, et l’aspect vraiment royal de cet homme étrange avait fait sur tous une profonde impression.

Pendant que le procès suit son cours, nous retrouvons les personnages subalternes de notre drame assemblés dans le spirit-shop de Jack Gibbt, Fleet-Lane, à quelques pas d’Old-Bailey. C’était un bouge dans le genre de la Pipe et le Pot ; seulement il y avait un parloir réservé pour les clercs de sollicitors et les bas-officiers de la justice, qui étaient les gentlemen de l’endroit.

À une table de ce parloir réservé, tout près de la porte du parloir commun, le capitaine Paddy O’Chrane prenait ses douze sous de gin mélangés d’eau froide, sans sucre, avec une idée de citron. Il était seul. Non loin de lui, Snail, Madge, Loo et Mich, dont la figure en triste état gardait les marques du terrible poing de Turnbull, occupaient la première case du parloir commun. À la table suivante, Bob-Lantern et Tempérance partageaient maritalement une cruche de porter. Enfin, dans un coin éloigné, Donnor d’Ardagh prenait son repas du matin. Il était enfoncé dans l’angle de sa case et nul n’avait remarqué sa présence.

On avait parlé d’abord du procès, puis, ce sujet épuisé, on en était revenu au grand événement du pillage manqué de la Banque et aux incidents qui en étaient résultés.

– C’eût été un fun fameux ! dit Snail ; moi et ma sœur Loo, nous nous étions postés au coin de Poultry. Mais voyez donc comme Loo souffle, la pauvre fille ! Mich, donnez à boire à votre femme, mon beau-frère !

Mich versa un verre de gin, mais la pauvre enfant ne put le porter jusqu’à ses lèvres. Le verre s’échappa de sa main tremblante et se brisa sur le carreau.

– Signe de mort ! dit Mitchell.

– Bah ! s’écria Snail ; versez un autre verre, Mich : c’est moi qui paie.

Loo s’était levée, haletante et les deux mains sur sa poitrine qui la brûlait.

– Voyez, Tempérance, dit paternellement Bob-Lantern à sa femme ; voyez où conduit l’abus des liqueurs fortes, mon trésor.

– Oh ! mon joli Bob, répondit Tempérance en caressant l’affreux menton du mendiant, je n’ai pas bu ce matin la valeur d’une pauvre pinte de gin !

– Et après tout, reprit Snail, il se pourrait bien que ce fût signe de mort ; car Son Honneur est dans une mauvaise passe. Mais pour en revenir à moi et à ma sœur Loo, quand les soldats arrivèrent, il y eut des sots qui voulurent les attaquer. Les soldats chargèrent et nous ramenèrent bon train jusqu’au purgatoire de White-Chapel, qui était vide, puisque tous les oiseaux avaient pris leur volée. Joé, qui était de garde, fit jouer le ressort de l’entrée donnant sur le lane ; le mur du rez-de-chaussée s’ouvrit. Nous nous jetâmes dans la salle basse ; les soldats nous suivirent. Ah ! ah ! vous allez voir ! Nous autres qui savions le chemin, nous courûmes à gauche, mais les pauvres diables de soldats s’arrêtèrent dès que la porte se fut refermée derrière eux. Il faisait noir, pardieu ! comme dans un four. Je me mis à marcher tout doucement pour arriver jusqu’au trou de précaution qui est entre la rue et la porte de la salle. Une fois au bord du trou, je dis : Allons, camarades, allons ! Te souviens-tu de cela, ma sœur Loo ?

Loo ouvrit ses yeux éteints et les referma aussitôt sans répondre.

– Loo est malade, reprit Snail ; ce ne sera rien si on lui donne à boire. Les soldats m’entendirent et s’élancèrent. Ah ! ah ! le trou est profond ! Ceux-là ne diront pas où est situé le Purgatoire !

– Je veux être bouilli, dit le capitaine, bouilli dans la chaudière de Satan, que diable ! si cet enfant là n’est pas le plus fin de nous tous.

– Écoutez, ma femme Madge ! s’écria Snail ; écoutez ce qu’on dit de votre homme, un million de blasphèmes !

– Ça dut mécontenter durement les soldats, fit observer Bob.

– Oh ! oh ! je souffre, mon Dieu ! râla en ce moment la petite Loo. Ma sainte mère, priez pour moi !

Donnor d’Ardagh, qui était seul dans sa case, tressaillit douloureusement au son de la voix de sa fille et se rapprocha. Snail, de son côté, s’était levé, tenant en main un plein verre de gin.

– Ouvre la bouche, ma sœur Loo, dit-il.

La petite fille obéit et Snail lui fit boire le gin jusqu’à la dernière goutte.

Loo roula un instant ses yeux enflés subitement et se dressa sur ses pieds comme si elle eût reçu un choc galvanique.

– À boire encore ! à boire ! cria-t-elle de sa voix enrouée.

Le capitaine Paddy mit sa tête et son long col hors du parloir réservé.

– Quelqu’un parmi vous, demanda-t-il, abjecte espèce, mes bons garçons, peut-il me dire s’il est vrai que Mr et mistress Gruff aient disparu de l’hôtel du Roi George ?

– Moi, capitaine, moi, Satan et ses cornes ! répondit Snail ; je puis vous dire cela et bien d’autres choses, pardieu ! Écoutez, vous autres ; il y a une histoire. C’était encore la fameuse nuit. En sortant du Purgatoire, où j’avais mis les soldats dans le trou, je laissai ma sœur Loo s’en aller toute seule à la maison et je pris le bord de l’eau pour me rendre en toute sûreté à l’hôtel du Roi George. Voilà qu’en arrivant au pont de Blackfriars… c’est drôle, vous allez voir… j’aperçois un grand diable de fou qui regardait l’eau par-dessus le parapet en chantant une vieille chanson écossaise. Je m’approchai. Il m’entendit et s’élança sur moi comme un furieux. « Regarde, me dit-il, regarde ! les vois-tu ? Voilà Gruff et sa femme ! Voilà Clary et Anna ! Voilà mon frère Fergus ! » Il me montrait la Tamise où il n’y avait rien du tout.

– Après, bandit en herbe ? dit le capitaine.

– Après ? reprit Snail ; du diable ! s’il ne se mit pas à pleurer comme une fontaine. « Morts ! ils sont tous morts ! disait-il ; je les ai tous tués ! » Et au moment où j’y pensais le moins, il me lâcha et s’élança dans la Tamise. Je regardai. Je le vis flotter comme s’il n’eût pu s’enfoncer sous l’eau, car il ne nageait pas. Au bout de quelques secondes, sa voix s’éleva de nouveau et vint jusqu’à moi. Il chantait… attendez ! quelque chose de drôle :

Le laird de Killarvan

Avait deux filles ;

Jamais n’en vit amant

D’aussi gentilles

Dans Glen-Girvan…

« Et d’autres couplets dont je ne me souviens plus. Il chanta longtemps. Puis sa voix s’éteignit et je ne vis plus rien sur l’eau.

– Mais Gruff, petit-fils de Satan ?

– Patience, capitaine, tonnerre du ciel ! Quand le fou fut noyé, je poursuivis ma route vers l’hôtel du Roi George. La porte était ouverte. Personne dans la salle basse. En haut… ma foi ! le fou disait peut-être vrai ; il se peut qu’il vît dans la Tamise les corps de Gruff et de sa femme, car, en haut, il y avait du sang et voilà tout.

On entendit à cet instant le bruit de la chute d’un corps sur le carreau. Chacun se retourna vers Loo qu’on avait oubliée. Elle était étendue, baignée de sueur, sur le sol.

– Je brûle ! murmura-t-elle ; ôtez-moi le feu que j’ai là-dedans !

Elle pressait à deux mains sa maigre poitrine. Donnor d’Ardagh s’était élancé vers elle. Il se mit à genoux.

– Ce ne sera rien, dad, dit Snail.

– Le daddy ! prononça faiblement Loo ; Dieu est bon de m’avoir donné la vue de mon père à cette heure… oh ! daddy ! je vous en prie… éloignez ce feu… ce feu que j’ai là-dedans !

– Buvez, ma sœur Loo, reprit l’intrépide Snail ; ce ne sera rien.

La petite fille secoua la tête et repoussa le verre de gin, à l’inexprimable étonnement de Tempérance, qui fit un geste involontaire pour s’en emparer.

– Daddy, murmura Loo, cela me fait grand bien de vous voir. Que faut-il dire à ma mère de votre part ? Je vais vers ma bonne mère. Oh ! le feu s’est éteint… Je ne souffre plus.

Elle ferma les yeux. Ses traits hâves et flétris eurent un doux sourire d’enfant qui s’endort.

– Voilà que c’est passé ! dit Snail.

Donnor, toujours à genoux, se pencha sur le front de Loo immobile et y mit un baiser en pleurant. Puis il joignit les mains comme pour prier. Puis encore il étendit sur Loo sa houppelande de toile.

– Pourquoi tout cela, daddy ? demanda Snail.

– Parce qu’elle est morte, enfant, répondit Donnor.

En même temps, il souleva dans ses bras le pauvre petit corps de Loo et sortit à pas précipités. Il y eut dans le public-house un moment de silence lugubre.

– Voyez, Tempérance ! murmura Bob ; voilà une terrible leçon !

– Oh ! oui, mon gentil garçon, répondit la grande femme ; et voyez, c’est comme cela que je mourrai si vous ne me donnez pas six pence pour acheter du gin !

– Ma femme Madge, dit Snail en tâchant de ne point pleurer, je suis un gentleman et ne voudrais pas me comporter comme un enfant… mais je pense qu’il est permis de regretter sa sœur. Ma pauvre Loo ! ma pauvre Loo ! Je ne pleure pas, Madge !

Snail se tourna brusquement vers la muraille, parce qu’une larme mouillait sa paupière et qu’il avait honte. Le silence qui régnait dans le public-house n’avait pas encore pris fin, lorsqu’on entendit au dehors un long et bruyant bourdonnement. Tous les membres de la Famille se levèrent d’un mouvement commun et se dirigèrent vers la porte.

– C’est le verdict ! se disait-on, c’est le verdict !

– C’est le verdict ! répéta Tom Turnbull qui entrait en ce moment et repoussa la porte d’un coup de pied qui faillit la mettre en pièces.

– Et quel est ce verdict, Tom, mon camarade ? demanda Paddy O’Chrane, oubliant de blasphémer dans son empressement.

Les autres gens de la Famille, au lieu de sortir, entourèrent aussitôt Tom Turnbull. Celui-ci se jeta sur un banc et demeura un instant silencieux. Son rude et grossier visage exprimait une profonde émotion.

– Je ne le connais que d’hier, dit-il enfin avec brusquerie ; mais si, en donnant ma peau, j’espérais le sauver, je la donnerais.

– Il est condamné ? balbutia le capitaine, ému, lui aussi, pour la première fois depuis bien des années.

– À mort ! répondit Turnbull.

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