XXIX LE CABANON

Susannah fut quelque temps avant de se remettre du choc subi dans les jardins de Denham-Park. Elle avait achevé sa tournée. Lorsqu’elle revint Londres, son absence durait depuis trois jours. Elle commença sans retard de nouvelles recherches. Elle vit Saint-Lukes, Bethnal-Green, etc. Enfin elle visita Bethlem-Hospital (Bedlam). On lui montra des centaines d’insensés, mais on lui déclara que nul ne pouvait être admis à voir les aliénés au secret.

Les aliénés au secret ! Chacun sait que l’Angleterre est un pays très libre. Mais que vous semble cette alliance de mots : aliénés au secret ? Comment traduire ces mots : aliénés au secret, autrement que gens sans esprit, séquestrés sous prétexte de folie ? Une fois mise sur cette voie, l’imagination s’effraie et refuse de se figurer les détails d’un supplice moral que les langues humaines n’ont point de mots pour décrire. Susannah sortit, persuadée que Brian de Lancester était sous les verrous de Bedlam.

Elle ne se trompait point. Lancester avait été conduit à Bedlam sur la requête de son frère, ou plutôt sur la requête signée par Tyrrel. La couleur politique qu’on n’avait point manqué de donner à son arrestation et le mystère qui continua de couvrir, durant les jours suivants, le prétendu acte d’agression contre la jeune héritière de la couronne furent cause qu’on remplît à la lettre les instructions de White-Manor et de Tyrrel. Brian fut traité en criminel d’État qu’on ne veut point juger et dont on veut se défaire, ou tout au moins qu’on veut ensevelir dans l’oubli.

Quand Susannah revint à Barnwood-House, après quatre jours d’absence, lady Ophélia l’embrassa les larmes aux yeux.

– J’ai fait ce que j’ai pu, chère Susannah, lui dit-elle. Dès qu’il m’a été possible de sortir, j’ai pris des renseignements, et je l’ai trouvé…

– Où est-il ?

– À Bedlam. Mais le difficile n’était pas de le trouver. Je n’ose vous dire cela, chère lady, M. de Lantures-Luces ne nous avait point trompées. Il est à Bedlam sous la double accusation de folie et de crime d’État…

– Mais, interrompit Susannah, on n’aura pas de peine à prouver…

Elle s’arrêta, découragée par un regard d’Ophélia.

– Tout se fait à la requête du comte de White-Manor, dit cette dernière, et le comte est puissant.

– Mais le comte est fou ! s’écria Susannah.

– C’était un faux bruit, assure-t-on.

– C’était un bruit fondé, milady ! J’ai vu le comte de White-Manor à Denham-Park, et le hasard m’a rendu témoin de l’un de ses effrayants accès.

Ophélia appuya sa jolie tête sur sa main et devint pensive, Susannah la regardait avidement, cherchant une lueur d’espoir sur ces traits délicats et fins, dont la souffrance n’avait pu déranger l’exquise harmonie.

– Brian est l’héritier de la pairie ! murmura enfin la comtesse.

C’était un anneau détaché de la chaîne de ses réflexions. Elle se leva sans ajouter une seule parole et se mit à son secrétaire pour écrire. Mais à peine eût-elle tracé deux ou trois lignes, qu’elle jeta la plume et repoussa le papier.

– Non, non, dit-elle ; il faut que je la voie moi-même. Brian est l’héritier de la pairie, et peut-être…

Par pitié, chère lady, interrompit Susannah, donnez-moi ma part de vos espoirs.

Ophélia lui prit les deux mains et la baisa au front en souriant.

– Vous ne connaissez par encore assez notre monde pour me comprendre, chère belle, répliqua-t-elle avec une sorte de gaîté : l’héritier d’un lord qui se porte bien est un assez mince personnage ; mais quand le lord tombe malade, on compte avec son héritier.

Tout en parlant, elle jetait rapidement sur ses épaules une élégante écharpe et disposait ses cheveux sous son chapeau sans le secours de sa femme de chambre.

– Lady Jane B…, reprit-elle, m’a refusé son appui ce matin, mais Sa Seigneurie ne savait pas que le comte de White-Manor est fou.

– Et que peut une femme en tout ceci, Ophélie ?

– Une femme, chère belle ! lady Jane n’est pas une femme, c’est un whig. Elle a l’oreille du lord président du conseil des ministres et le cœur de S. A. R. Si je puis persuader à lady Jane que M. de Lancester votera avec le cabinet, la victoire est à nous.

– Oh ! tâchez ! tâchez, chère lady ! s’écria Susannah à qui cette explication n’apprenait rien du tout.

Une minute après, la comtesse s’asseyait sur les moelleux coussins de son équipage. Pendant que ses chevaux allongeaient sur le pavé sourd des larges rues du West-End ce trot choisi, qui est l’orgueil de nos quadrupèdes et de nos sportmen, la charmante lady combinait son plan d’ambassade. Elle savait le monde ; elle était spirituelle et adroite autant que pût l’être jamais fille d’Ève, et elle tenait par un petit coin l’intérêt des gens qu’elle allait solliciter. La pauvre Susannah attendait. Oh ! que cette demi-heure lui sembla longue ! À son retour, lady Ophélia la trouva le visage baigné de larmes.

– Victoire ! s’écria-t-elle, en se jetant à son cou. La voix d’un lord ne saurait s’acheter trop cher !

Susannah demeura un instant comme étourdie de bonheur. Puis elle pressa la main de lady Ophélia sur sa bouche, ne trouvait point de mots pour exprimer l’élan passionné de sa reconnaissance.

– Maintenant, c’est à vous d’agir, Susannah, reprit la comtesse en lui rendant gaiement ses caresses ; il faut porter cette lettre au médecin en chef de Bedlam. C’est une prière du premier lord du conseil privé. Une prière de Sa Grâce vaut quelque chose de plus qu’un ordre. C’est la liberté de M. de Lancester.

– Sa liberté ! répéta Susannah en joignant les mains ; oh ! donnez, donnez bien vite !

Il y avait en ce moment à Bedlam, dans l’un des salons du corps de logis affecté à l’administration, trois graves gentlemen assemblés. L’un d’eux, le docteur Bluntdull, alors médecin en chef de Bedlam, arrivait à la conclusion d’un très long discours, et disait :

– En cet état, messieurs et chers confrères, la folie de l’honorable gentleman me paraît être prouvée au-delà du nécessaire. Je ne crois pas devoir prendre la peine de résumer l’un après l’autre mes principaux arguments…

– Non, non, monsieur, interrompirent précipitamment les deux autres gentlemen.

– Très bien ! alors, en présence de ces symptômes impossibles à méconnaître, je conclus que l’Honorable Brian…

– Une lettre pressée pour monsieur le docteur, dit en ce moment un gardien qui entrouvrit la porte.

– Bien ! Je conclus, disais-je…

– Il y a une lady qui attend la réponse dans le parloir, interrompit encore le gardien.

– Très bien ! Je conclus, disais-je donc…

– La lettre porte le sceau du conseil privé, ajouta le gardien qui entra tout à fait.

– Ah ! ah ! bah ! dit M. Bluntdull ; le sceau du conseil. Vous permettez, messieurs. Je vais conclure à l’instant.

M. Bluntdull ouvrit la lettre et braqua son binocle sur les quatre lignes qu’elle contenait. Tandis qu’il lisait son visage n’exprimait rien du tout. C’était la manière d’être habituelle du visage de ce savant homme.

– Ah ! ah ! bah ! murmura-t-il quand il eut terminé. Peter, dites à cette lady que je lui offre mes compliments respectueux et que je suis dans une minute aux ordres de Sa Seigneurie… Pour en revenir, messieurs, me fondant sur les motifs énoncés ci-dessus, je conclus à ce que notre rapport déclare que si jamais homme eut le plein et complet usage de toutes ses facultés, c’est le très Honorable Brian de Lancester !

Les deux autres médecins firent un bond sur leurs sièges.

M. Bluntdull se leva.

– C’est mon avis, prononça-t-il avec emphase en frappant involontairement la lettre ouverte du revers de sa main.

Les deux médecins regardèrent la lettre, puis se regardèrent. C’étaient des praticiens nécessiteux.

– Je vois, reprit ce dernier, que nous nous entendons à merveille. Rédigez le rapport, messieurs, dans ce sens, je vous prie. Pendant cela, je vais prendre sur moi d’ouvrir les portes de l’hospice à l’Honorable Brian de Lancester qui est sain d’esprit comme vous et moi.

– Quoi ! si tôt que cela ! murmura l’un des médecins.

– Monsieur, répondit doctoralement Bluntdull, il n’est jamais trop tôt quand il s’agit de rendre à la société un membre distingué à tous égards et qui fait son plus bel ornement !

Il sortit.

Brian de Lancester était depuis trois jours dans l’un de ces cabanons grillés où l’on enferme les fous furieux, les fous agités, comme cela se dit à Bedlam. Il était littéralement chargé de liens. Chacun de ses membres adhérait étroitement aux parties correspondantes d’un meuble massif et de forme bizarre, qui porte le nom de chaise de force, et qui, avec son poids énorme et son système compliqué de courroies, défierait les forces d’un hercule.

On dit qu’Oxford, l’assassin de la reine Victoria, enfermé par grâce à Bedlam, est devenu fou au bout de deux semaines.

Brian de Lancester était une nature énergique. Sa forte volonté l’avait soutenu durant ces trois jours de tortures. Seulement, l’effort qu’il avait fait pour ne point faiblir dans la lutte se lisait sur son visage amaigri et couvert de pâleur. Susannah lui apparut au sein de sa misère, comme une radieuse vision. Il crut rêver d’abord. Il ne fallut rien moins que la voix positivement terrestre et peu angélique du docteur Bluntdull pour le rappeler au sentiment de la réalité. Le docteur, en effet, ne croyant pouvoir trop faire après la lettre du ministre, avait introduit lui-même Susannah dans la cellule.

– Votre serviteur, milord, votre serviteur, dit-il : hum ! voici, je pense, une fâcheuse histoire. Après cela, – n’est-ce pas ? – hum ! trois fois vingt-quatre heures ne font pas un siècle ?

Lorsque Brian ouvrit les yeux, il vit Susannah agenouillée auprès de lui et qui tâchait en vain de dénouer les courroies de la chaise de force.

– Ne prenez pas cette peine, milady, poursuivit le docteur ; on va défaire l’appareil.

On défit l’appareil. Brian se mit sur ses pieds et frémit comme un lion captif. Il redressa sa taille ; ses yeux brillèrent ; sa bouche eut un sourire que ni plume ni pinceau ne sauraient retracer.

Puis il prit la main de Susannah qui tenait l’ordre d’exeat et l’entraîna sans mot dire.

– Ah ! ah ! bah ! grommela M. Bluntdull, il aurait pu me remercier.

La voiture qui portait Susannah et Brian roulait dans la direction du West-End. Brian regardait Susannah en silence et avec des yeux ravis.

– Merci, dit-il en prenant sa main, sur laquelle il mit un long baiser ; merci, mon ange sauveur !

– Que vous avez dû souffrir, Brian ! murmura la belle fille ; et c’est moi qui suis la cause…

Lancester fronça le sourcil.

– C’est vrai, répliqua-t-il à voix basse.

– Ce sont donc bien eux qui vous ont jeté dans ce cachot ?

– Ce sont eux… et milord mon frère. Mais me voilà libre, et j’ai un moyen de m’acquitter envers vous, ma Susannah. Il est une chose que votre noble cœur souhaite par-dessus tout en ce monde.

– Quoi ! dit la belle fille en pâlissant ; sauriez-vous ?

Elle s’arrêta, et balbutia d’une voix à peine intelligible :

– Ma mère !

Brian souleva sa main qu’il tenait serrée entre les siennes, et lui en ferma la bouche en se jouant. Il souriait et se sentait heureux d’entendre ce mot si tôt venu et qui lui donnait à voir toute la belle âme de Susannah. Mais cette joie passa comme un éclair.

– Ne m’interrogez pas, répliqua-t-il, et dites-moi quelle retraite a choisie l’homme que vous appelez Tyrrel l’Aveugle ?

– Oh ! milord, s’écria Susannah tremblante, au nom de Dieu ! n’affrontez plus sa colère !

Sa colère ne peut rien contre moi, milady, et il faut que je le voie.

Susannah hésita.

– Il faut que je le voie, reprit Brian, sur-le-champ.

Ceci fut dit d’un ton si grave, que la belle fille n’osa plus résister. Elle indiqua la demeure du docteur Moore. Brian mit aussitôt la tête à la portière et ordonna au cocher de se rendre au n° 10 de Winpole-Street.

– Milady, je vous prie de m’attendre ici, dit-il au moment où la voiture s’arrêtait ; je vais bientôt revenir. Si je ne revenais pas…

Il s’interrompit et reprit presque aussitôt :

– Veuillez consulter votre montre. Si je ne revenais pas dans une demi-heure, vous vous feriez conduire au bureau de police de High-Street et vous prieriez le magistrat de venir constater un meurtre.

– Oh ! milord ! milord ! ayez pitié de moi, s’écria Susannah.

Brian ne répondit pas et descendit sur le trottoir ; l’instant d’après, il franchissait désarmé le seuil de la maison du docteur. Ce fut l’aide pharmacien Rowley qui l’introduisit.

– Dites à maître Tyrrel, ordonna Brian, qu’un gentleman désire lui parler en particulier.

– Maître Tyrrel, répéta Rowley, maître Tyrrel… connais pas.

– Maître Spencer, si mieux vous aimez.

– Je connais beaucoup de Spencer, monsieur. Il y en a un qui s’est établi l’an dernier pharmacien dans Ludgate-Hill… mais…

– Je suis pressé, monsieur ! interrompit Brian. Quel que soit le nom sous lequel se cache cet homme, Tyrrel, Spencer ou Edmund Makensie, je veux…

– Et que lui voulez-vous, s’il vous plaît, gentleman ? dit la voix de Tyrrel qui passait en ce moment le seuil.

Brian se retourna. Tyrrel ne l’eut pas plutôt aperçu qu’il recula de trois pas et changea de couleur, en grommelant :

– Décidément, le diable s’en mêle !

Ceci se rapportait à une série de déboires éprouvés depuis peu par Tyrrel ; la fuite de Susannah et de Clary, la triste issue du complot contre la Banque, etc., etc. Tyrrel était en veine de malheur.

– Nous avons un long compte à régler ensemble, maître Ismaïl, lui dit Brian.

Le juif chassa Rowley d’un geste.

– Les comptes les plus longs finissent par se débrouiller, milord, répondit-il, quand on sait s’y prendre comme il faut. Que réclamez-vous de moi ?

– Je veux savoir le nom du père de Susannah, d’abord.

– Et ensuite ?

– Ce nom, d’abord ! prononça impérieusement Lancester.

– Moi, je vous disais : ensuite ? repartit le juif qui poussa du pied un fauteuil en face de Brian et s’y assit, parce qu’il m’en coûtait d’entamer l’entrevue par un refus. Je ne veux pas vous dire le nom du père de Susannah.

– Prenez garde, Ismaïl !

Le juif haussa les épaules avec cet air provocant des gens qui veulent tâter le terrain et savoir les ressources de leur adversaire.

– Eh ! milord, vous vous moquez, dit-il : prendre garde ! Je passe ma vie à prendre garde. La prudence est la première condition du commerce que je fais. Mais vous, n’avez-vous point songé à prendre garde, lorsque vous avez passé le seuil de cette maison ?

– Si fait, répondit simplement Brian.

Tyrrel attendit durant quelques secondes, espérant que Lancester allait s’expliquer ; mais Lancester garda le silence, ce qui porta le juif à réfléchir.

– Milord, reprit-il après une pause, vous me demandez là un secret qui est à vendre.

– Je ne refuse pas de le payer, dit Brian.

– C’est que vous êtes bien pauvre, milord ! ajouta Tyrrel en souriant ; plus pauvre que vous ne pensez. La main qui s’ouvrait dans l’ombre pour mettre tous les mois cent guinées à votre disposition est aujourd’hui la main d’un pauvre prisonnier.

– Vous sauriez… ! s’écria vivement Lancester.

– Ce secret-là n’est pas à vendre, milord, interrompit Tyrrel avec gravité ; donc, continua-t-il, vous voilà nu comme un mendiant. Mais, d’un autre côté, il y a une fortune de prince suspendue au-dessus de votre tête… suspendue par un cheveu. Ne prenez pas la peine de m’interroger avec menace, comme c’est l’intention de Votre Seigneurie : il me plaît de m’expliquer clairement sur ce point. White-Manor est épileptique et fou.

– Milord mon frère serait fou ! dit Brian dont la voix exprimait une tristesse non feinte.

Tyrrel éclata de rire.

– On dirait que vous n’avez pas fait de votre mieux pour amener ce résultat ! répliqua-t-il avec raillerie.

Brian courba la tête, non pas sous le sarcasme de ce misérable, mais sous le reproche de sa conscience.

– Je suis venu, dit-il, pour savoir le nom du père de Susannah ; je le saurai de gré ou de force.

– Il y a comme cela bien des choses que je voudrais savoir et qu’on ne me dit pas, répliqua froidement Tyrrel ; par exemple, je serais excessivement curieux d’apprendre quelle est la puissante fée qui vous a ouvert les portes de Bedlam ?

Lancester se leva.

– Maître Ismaïl, dit-il en tâchant de garder son calme, on ne gagne pas deux fois, croyez-moi, la partie que vous avez jouée contre le gibet jadis.

– C’est mon avis, milord.

– Je vous donne ma parole de nobleman, reprit Brian, que si vous ne m’apprenez pas le nom du père de Susannah, je me rends chez le magistrat en sortant d’ici, et que…

– Votre menace pêche par sa base, milord, car il n’est pas très certain que je vous laisse sortir d’ici !

– Alors, maître Ismaïl, préparez votre antidote contre la corde. J’ai prévu le cas.

Tyrrel couvrit soudainement son visage de ce masque bénin et bonhomme que nous lui avons vu au commencement de ce récit. Ses yeux brillants s’éteignirent et se fixèrent, mornes, dans le vide, comme des yeux d’aveugle.

– Votre Seigneurie, dit-il humblement, vient de remporter une facile victoire sur un pauvre homme. Qu’elle daigne se rasseoir. Je suis entièrement à ses ordres et prêt à lui apprendre ce qu’elle désire si ardemment savoir.

Brian se rassit.

Tyrrel le regarda un instant d’un air soumis. Puis ses prunelles s’allumèrent graduellement jusqu’à prendre cet éclat réellement diabolique sous lequel tremblait jadis la pauvre Susannah. En même temps sa lèvre mince se relevait en un sourire amer et cruel.

– C’est vous qui êtes cause que j’ai été pendu, milord, dit-il d’une voix brève et stridente, qui, frappant inopinément à l’oreille de Lancester, donna un tressaillement à ses nerfs. Sans vous, il y a longtemps que je serais riche à millions. Susannah était ma fortune : vous m’avez volé Susannah ! Vous avez pris de triomphantes précautions, je pense, pour vous mettre à l’abri de mon poignard. Eh ! milord, bien fou serais-je si je vous tuais autrement que selon votre fantaisie. Vous venez chercher un nom ; j’ai refusé de vous le dire d’abord, pour jouer avec votre angoisse, pour me railler un peu de cette lutte naïve que l’espoir livre en vous à la crainte. Car ce nom, milord, il y a bien des jours que vous l’avez deviné !

Brian, pâle comme un spectre, avait le front couvert de sueur et haletait.

– Sur mon honneur, balbutia-t-il, non, je ne puis croire… non !

– Vous mentez, nobleman, reprit Tyrrel avec une joie hideuse ; ce nom, je n’ai même pas besoin de le prononcer. Votre conscience vous le crie. Eh bien ! vous ne vous trompez pas. Il est son père, milord, elle est sa fille, et vous ne serez jamais son époux !

Brian poussa un gémissement étouffé, puis, se levant avec effort, il se dirigea en chancelant vers la porte, tandis que Tyrrel lui jetait avec un ricanement haineux ces dernières paroles :

– Il y aurait pourtant moyen d’arranger tout cela, milord ; devenez mon frère en religion. La loi de Moïse bénit ces sortes de mariages.

Brian pressa le pas et s’enfuit. Il ouvrit la portière de la voiture, mais il n’y monta pas. Susannah, qui s’apprêtait à le recevoir, joyeuse, jeta un cri de terreur à la vue de ses traits bouleversés.

– Milady, murmura-t-il d’une voix brisée ; Susannah ! Allez… je ne puis vous suivre en ce moment. Adieu !

Il fit un signe au cocher qui se penchait pour demander ses ordres. La voiture partit. Brian demeura un instant immobile, cloué au sol ; puis on le vit s’éloigner, jeté tantôt à droite, tantôt à gauche par le flot des passants.

Le soir, Susannah reçut une lettre qui contenait seulement ces mots, avec la signature de Brian :

« Je ne vous verrai plus, Susannah, parce que je vous aime et que je suis le frère de votre père. »

Susannah lut à travers ses larmes, et tomba, navrée, entre les bras de la comtesse.

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