XXVIII LUNATIC-ASYLUM

Vers deux heures de l’après-midi, le lendemain, M. le vicomte de Lantures-Luces se fit annoncer chez la comtesse de Derby.

Aussitôt que lady Ophélia eut donné l’ordre de l’introduire, M. de Lantures-Luces franchit lestement le seuil.

– Madame la comtesse, dit-il en violant la main d’Ophélia, veut-elle bien permettre ?

Puis il ajouta, en faisant une brusque évolution du côté de Susannah :

– Voulez-vous bien permettre, madame la princesse ?

Ces deux mains baisées, il reprit :

– Belle dame ! voici ce que je me suis dit, je me suis dit : la charmante comtesse se confine en ses salons de Barnwood-House, dont le goût est chose proverbiale ; – je parle très sérieusement ; – Sa Seigneurie ne voit rien, n’entend rien, ne sait rien !…

– Vous apportez des nouvelles, vicomte ?

– Assurément, belle dame. Tout d’abord, je vous dirai une chose qui ne peut manquer de vous intéresser. Mary Trevor est revenue à la vie.

– Voici une bonne nouvelle, vicomte, dit Ophélia. Pauvre Mary ! je suis heureuse d’apprendre sa guérison.

– Belle dame, vous avez un adorable cœur ! Mais là ne s’arrête pas l’histoire. On croyait, et moi tout le premier, qu’elle avait une inclination très prononcée pour ce cher marquis de Rio-Santo. Eh bien ! pas du tout. Elle aime Frank Perceval, un fort charmant garçon, madame, mais qui ne va pas à la cheville du marquis.

– Ceci est encore une bonne nouvelle, murmura la comtesse.

– Mais savez-vous, belles dames, que cette catalepsie est un mal éminemment pastoral et poétique, puisqu’elle ramène les jeunes ladies infidèles à leurs premières amours. J’espère que la plaisanterie ne vous semblera point dépasser les bornes des convenances. Mais ce n’est pas là la grande nouvelle. Il s’agit de notre cher Brian de Lancester…

Susannah laissa tomber ses deux bras et devint si parfaitement immobile qu’on eût pu la prendre pour une statue.

– Qu’est-il donc arrivé ? demanda la comtesse.

– Je pourrais, sans risque aucun, vous le donner en mille, belle dame, mais voici le fait : il est presque incroyable : Brian est fou.

Susannah tressaillit, mais garda le silence.

– Y pensez-vous, vicomte ! se récria Ophélia.

– J’y pense avec un chagrin réel, milady. Ce pauvre Brian a escaladé de vive force, il y a trois jours, la serre japonaise du château de Kew.

– Pourquoi faire, bon Dieu ?

Susannah respira et mit sa main sur son cœur.

– Pour conquérir un camélia, belle dame ?

– Et il n’a point donné d’autre symptôme de folie ? dit Susannah dont le front rayonnait de bonheur et d’orgueil au souvenir du récit de Lancester.

– Belle dame, répondit Lantures-Luces, vous êtes exigeante ; je suppose que Votre Grâce ne trouvera pas le mot trop fort. Brian aurait, dit-on, essuyé le feu des gardes à cheval et crevé Ruby, un coureur de cinq cents guinées, pour un camélia de six pence. Il me semble…

– Mais si cette fleur avait pour lui un prix dont vous ne pouvez vous rendre compte, monsieur ?

– Et qu’est devenu l’Honorable Brian de Lancester, en définitive ? interrompit la comtesse.

– Je ne saurais vous dire, belle dame, répondit Lantures-Luces, dans quel hôpital de lunatique (lunatic-asylum) le gouvernement l’a fait enfermer.

Susannah perdit à ce mot ses brillantes couleurs.

– Enfermé ! dit-elle, il serait prisonnier ?

– Oui, milady, la chose, quant à cela, est positivement officielle. Mais le bon de l’histoire, c’est que le même jour, White-Manor, le frère aîné de Brian est tombé fou furieux, lui aussi. Il y a comme cela des épidémies de famille. Tel que vous me voyez, moi, j’ai eu deux petits-neveux, les fils de ma demi-sœur, qui sont morts de la coqueluche à vingt-quatre heures de distance. Je parle sérieusement.

Susannah penchait sa tête sur son sein et n’écoutait plus.

– Le comte de White-Manor a été transporté tout de suite à Denham-Park, l’asile des fous grands seigneurs. Peut-être Brian y est-il aussi ? Je tâcherai de savoir cela.

Le petit Français se leva. Il était au bout de son recueil, et avait hâte d’aller donner ailleurs une seconde représentation avant l’heure du dîner. Lorsqu’il fut parti, Susannah dit :

– Il faut que je le cherche ; Ophélia, je crois deviner qu’il est victime de quelque perfide machination. C’était pour moi, cette fleur, chère lady… est-on fou parce qu’on aime ?

– Vous êtes heureuse, Susannah ! ne put s’empêcher de dire la comtesse.

– Heureuse ! répéta Susannah ; oh ! oui, bien heureuse d’être aimée ! Mais vous ne savez pas les ennemis redoutables et cruels que cet amour lui a faits ! Il faut que j’aille à son aide.

La comtesse ne trouva point de paroles pour combattre cette résolution, qui eût été la sienne en pareille circonstance. Susannah partit ce jour-là même.

Il n’y a point dans tout l’univers un pays qui puisse rivaliser avec les Îles Britanniques pour la production en fait de folie. Et cela comme pour l’excès de la misère, comme pour la fréquence exagérée des crimes de toute nature, l’Angleterre est évidemment une contrée fertile entre toutes.

Susannah, conduite par l’idée qu’elle ne trouverait point Brian dans Londres, se rendit directement à Wakefield, dans le comté d’York. La maison de Wakefield est l’asile modèle.

Brian n’y était point. Elle se rendit à l’asile d’York ; de là elle gagna Hanwell, situé à huit milles de Londres, sur la route d’Uxbridge.

À Hanwell non plus qu’à York, Susannah ne trouva nul indice qui pût la guider sur la trace de Brian ; elle visita sans plus de succès tous les autres établissements publics et privés, dont la nomenclature tiendrait plusieurs pages.

Une fois pourtant elle crut être au bout de ses recherches. Ce fut dans l’opulente et aristocratique maison de santé fondée à Denham-Park par M. Benjamin Rotch, ancien membre du Parlement. Lorsque Susannah prononça en arrivant le nom de Lancester, on lui répondit qu’en effet un gentleman de ce nom était au château depuis deux jours. Susannah, impatiente, supplia les employés de la maison de l’introduire auprès de ce gentleman. On lui ouvrit la grille d’un jardin ombreux où quelques hommes d’aspect tranquille et distingué se promenaient gravement.

– Attendez, milady, lui dit-on, le gentleman va venir avec ses gardiens.

La belle fille s’assit sous un berceau et attendit. En attendant, elle ne put s’empêcher d’écouter la conversation de trois ou quatre de ces hommes graves dont le maintien respectable l’avait frappée à son entrée dans le park. L’un d’eux prétendait être Napoléon, l’autre Luther, le troisième la lune et le quatrième une momie d’Égypte, restée depuis deux mille ans dans un parfait état de conservation.

Au bout de quelques minutes, Susannah vit venir à elle un vieillard d’apparence souffreteuse et méchante à la fois, dont les gestes saccadés et le regard stupide peignaient énergiquement la folie. À ses côtés étaient deux gentlemen de tournure éminemment fashionable, qui soutenaient ses pas et le comblaient d’attention toutes filiales. Le vieillard était l’homme qu’attendait Susannah ; les gentlemen étaient des gardiens.

– Milady désire parler à milord ? dit l’un des deux gentlemen.

– Non, monsieur, non, répondit Susannah tristement ; je croyais… ceci est le résultat d’une erreur.

Elle saluait pour se retirer, lorsqu’il arriva une chose étrange. Le comte de White-Manor avait tressailli faiblement au son de sa voix.

Au moment où elle s’inclinait, il trompa par un bond subtil la surveillance de ses gardiens et saisit le bras de la belle fille avec une extrême violence. Les gardiens hésitèrent. Le cas était périlleux. Le moindre mouvement pouvait exalter la fureur du comte et mettre la vie de Susannah en danger. Pendant qu’ils se glissaient doucement, essayant de se rapprocher du lord, celui-ci avait penché son visage abruti jusque sur la charmante figure de Susannah et la considérait avidement.

– Non ! non ! non ! murmura-t-il par trois fois, je ne suis pas le père de l’enfant, madame ! Gilbert ! apporte la corde… la corde de chanvre. L’enfant ressemble au mendiant irlandais !

Il fit mine de saisir un objet que lui présenterait un être invisible, et passa deux ou trois fois sa main fermée autour du cou de Susannah, comme s’il y eût enroulé une corde. Les autres fous, disséminés dans le jardin, commençaient à s’assembler pour examiner curieusement cette scène. Comme chacun d’entre eux était accompagné de plusieurs gardiens, il y avait foule.

– Voyez ! voyez ! dit le lord, comme elle est restée jeune et belle ! moi, je suis vieux. N’est-ce pas injuste ? Il y a vingt ans qu’elle m’a trahi… qu’importe ! vingt ans après comme le lendemain, la vengeance est bonne. Gentlemen ! qui d’entre vous veut m’acheter cette femme ?

Les deux gardiens de White-Manor le saisirent en ce moment. Lorsqu’il sentit ses bras contenus par une force supérieure, il jeta sur la belle fille un regard envenimé de haine et dit :

– Tu voudrais bien embrasser ton enfant, n’est-ce pas ? Écoute ! Elle est morte ! elle est morte ! elle est morte !

Il prononça ces derniers mots avec un ricanement pénible, chancela entre les bras de ses gardiens et tomba, foudroyé par une attaque de son mal.

Susannah était restée à la même place, frappée d’une sorte de stupeur. Elle savait que cet homme était un fou ; pourtant, sa vue et ses paroles avaient produit sur elle une impression qu’elle essayait en vain de chasser.

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