Il y avait plus de trois heures que Mac-Farlane et Fergus étaient ensemble. Il était environ minuit lorsqu’ils se séparèrent. Angus se retira dans l’intérieur de la ferme, laissant O’Breane dans la salle commune où un lit avait été dressé.
Angus était un de ces hommes faibles en qui le vulgaire voit à coup sûr des hommes forts. Son énergie indisciplinée n’avait point d’assises ; sa volonté vacillait ; son courage était celui du sanglier forcé dans sa bauge. Mais son état ordinaire, qui était une sorte de fièvre sourde et sombre, avait toutes les apparences de ce feu mystérieux qui consume certaines âmes, trop à l’étroit dans le corps qui les recèle.
Fergus aimait Mac-Farlane.
Celui-ci entra, suivant son habitude, dans la chambrette où reposaient ses filles. Amy Mac-Farlane y était encore. Elle s’était endormie, la tête appuyée sur le rebord du berceau, et le bruit pénible à entendre de sa respiration oppressée couvrait le souffle égal et tranquille des deux enfants, qui sommeillaient joue contre joue, confondant, aux creux de l’oreiller, les blonds anneaux de leurs chevelures et leurs sourires jumeaux.
Angus toucha d’un même baiser les deux petites bouches unies ; puis il étendit le bras pour réveiller Amy. Mais son regard tomba sur le visage de la jeune femme, éclairé vivement par la lampe posée auprès d’elle. Amy dormait d’un sommeil de fièvre. Un point ardent tachait la pâleur de sa joue, et la sueur de ses tempes affaissait les mèches amollies de ses cheveux. Ce n’est pas en Écosse qu’on peut ignorer le fatal enseignement de ces symptômes.
Le bras d’Angus resta suspendu. Un frisson poignant lui traversa le cœur. Bien des fois, peut-être, il avait observé la figure de sa femme durant son sommeil ; bien des fois il avait entendu son souffle haletant, vu la nuance menaçante de ses pommettes et la froide sueur de ses tempes. Il avait éprouvé, sans doute alors, un mouvement de crainte et de tristesse. Cette nuit, ce fut de l’épouvante et du désespoir.
Fergus, pendant cela, resté seul dans la salle d’entrée, s’était donné à ses réflexions habituelles. La fatigue du voyage appela le sommeil, qui le surprit au milieu de sa méditation. Les heures passèrent. Son repos fut si profond qu’il ne céda point au bruit que fit la porte extérieure, fermée seulement au loquet, suivant les vieux us écossais, en tournant sur ses gonds rouillés. Un homme entra. La nuit touchait à sa fin. Le nouvel arrivant, qui grelottait de froid, commença par vider d’un seul trait le reste de flacon de vin de France entamé par Angus. Cela fait, il ralluma le feu éteint et s’établit sous le manteau de la cheminée.
Lorsque Fergus s’éveilla, le jour était déjà clair. Il se trouva en face d’un grand feu auprès duquel Randal Grahame fumait paisiblement un cigare rapporté de Cuba en directe ligne.
– M. Mac-Nab vous a-t-il donc refusé l’hospitalité ? demanda Fergus étonné.
– M. Mac-Nab, répondit Grahame, ne m’a rien refusé, O’Breane, parce que je ne lui ai rien demandé. Je sais d’autres chemins pour entrer dans la maison de mon père que la porte ou la fenêtre.
– Tant mieux ! Vous retrouverez également ce souterrain…
– C’est fait. J’ai traversé le souterrain de Sainte-Marie.
– Et qu’y avez-vous vu ? demanda vivement Fergus.
– Ah ! ah ! commandant, s’écria Randal ; tout y est ! de belles salles voûtées pour nos ouvriers, un dortoir à cinquante pieds sous terre, et jusqu’à un courant d’eau, le torrent de Blackflood, pour tourner la roue d’un moulin à papier ! Sur ma foi ! nos bank-notes sont à demi-fabriquées, et je voudrais parier que nous ferions l’Écosse entière, et l’Angleterre, et l’Irlande, avant de trouver un endroit pareil !
– Et les issues ?
– Ceci est une autre affaire, répondit Randal ; mais j’aurais plus tôt fait de vous raconter mon voyage. En vous quittant, je suis entré dans la cabane d’un vieux camarade de mon père, Duncan de Leed. Duncan m’a donné un verre d’ale sans me reconnaître ; moi, je lui ai emprunté, sans l’en prévenir, une lanterne et un briquet. Le parc de Crewe a des murs en ruine ; le château ne vaut guère mieux que les murs du parc : on y entre comme chez soi. Je suis arrivé dans le grand salon avant d’avoir trouvé une porte fermée. Je n’ai pas eu de peine à reconnaître le bouton de la porte masquée qui donne sur l’escalier des souterrains, mais j’ai eu de la peine à le faire jouer. Tudieu ! j’ai lieu de croire que depuis quinze ans personne n’a pris ce chemin pour se rendre à notre maison. Le bouton a cédé pourtant ; j’ai allumé ma lanterne et je suis descendu. Dans le souterrain, je me suis orienté à l’aide de mes souvenirs, ravivés par le bruit lointain du torrent de Blackflood, et j’ai mis le pied sur la première marche de l’escalier qui conduit à la maison de Randal. De ce côté, notre secret n’est pas si bien gardé. J’ai trouvé ouvert le pan de muraille qui masque l’entrée en dehors, et je n’ai point eu la peine de le faire virer sur son axe massif.
« J’ai poussé une porte. J’étais dans la chambre où je voulais dire une prière pour le repos éternel du vieux Grahame.
« Mais cette chambre était habitée. Mac-Nab y dormait dans le propre lit de mon père. Dans une petite couchette, un enfant sommeillait. Suivant toutes probabilités, Mac-Nab connaît le souterrain.
– Ne peut-on l’éloigner ? dit Fergus.
– J’ai pensé à autre chose. J’avais sur moi mon couteau. Mais j’étais venu pour faire une prière. Je me suis mis à genoux. Au demeurant, Mac-Nab n’a pas pour habitude, je pense, de se promener dans les souterrains, et, s’il lui prend envie de nous espionner, il y a le trou de Blackflood qui, tout en faisant tourner notre moulin, pourra nous débarrasser sans bruit d’un témoin trop curieux.
– Cherchez un autre moyen, Grahame, répliqua Fergus. Mac-Nab est le frère d’un homme que j’aime.
– Nous chercherons. Reste le château. Je ne puis devenir propriétaire dans ce pays où le hasard pourrait me faire reconnaître. Il faudrait trouver un homme.
– Cet homme est trouvé, répondit O’Breane.
– Ah ! fit Randal en souriant ; il paraît que vous aussi, vous avez travaillé cette nuit ?
Un mois après cet entretien, Angus Mac-Farlane achetait, au grand étonnement de toute la contrée, le château de Crewe et ses dépendances. Cet achat n’épuisa point ses finances, paraîtrait-il, car il fit à l’antique manoir des réparations considérables, et y transporta le domicile de sa famille, laissant la ferme de Leed à Duncan, son ancien serviteur.
Le lecteur sait maintenant, sans que nous ayons besoin d’entrer dans des explications nouvelles, ce qu’étaient ces faux moines rassemblés pour une orgie dans les souterrains de Sainte-Marie de Crewe, cette nuit où la malheureuse Harriet Perceval fut enlevée ; il sait également d’où venait au caissier de la maison carrée, au coin de Cornhill, dans Finch-Lane, cette profusion de billets de banque qui poussa Tom Turnbull et ses compagnons à donner l’assaut au bureau du paisible monsieur Smith. Les souterrains de Sainte-Marie devinrent en effet une fabrique de fausses bank-notes et en même temps un lieu de réunion et d’asile pour les membres les plus considérables de la Famille, que les circonstances forçaient à s’exiler de Londres.
Les choses néanmoins n’allèrent point ainsi tout de suite. Il fallut plusieurs années pour en arriver là, et Randal seul, durant cet intervalle, eut, en son propre nom, des relations avec la Famille de Londres. Fergus voulait non pas se présenter, mais s’imposer à cette mystérieuse puissance. Ce fut seulement lorsqu’il eut conquis, comme nous allons le voir, un nom noble et un titre sonore qu’il entra en communication directe avec la Famille.
Pendant ces années, Fergus mena une vie double. Tantôt il se rendait à quelque cour étrangère, où il suivait patiemment le fil de ses négociations ; tantôt il reparaissait tout à coup en Écosse où la terreur publique lui attribuait, sous le nom de Fergus-le-Rouge, des exploits de brigandage extraordinaires. La terreur publique se trompait.
Le premier voyage de Fergus le conduisit au Brésil. C’était vers l’année 1820, et S. M. l’empereur était sur le point de partir pour le Portugal. Fergus s’était ménagé de longue main dans cette cour de hautes relations, au premier rang desquelles était Léopoldine, archiduchesse d’Autriche, impératrice du Brésil. Fergus avait la science infuse des nobles façons. L’impératrice le couvrit de son auguste protection, et les langues méchantes de la cour eurent occasion de faire remarquer que Fergus était le plus beau cavalier qu’on eût vu jamais au Brésil. Ce fut peut-être à cause de cela, mais ce fut aussi à cause des services réels qu’il rendit à Jean IV, que ce prince l’éleva par une rapide succession de faveurs, au plus haut rang de la noblesse. En 1822, un an après la restauration de la maison de Bragance, Fergus O’Breane, l’orphelin de Saint-Gilles, était grand de Portugal de première classe, grand-croix de l’ordre du Christ et marquis de Rio-Santo dans Paraïba. Fergus était en outre substitué par rescrit royal aux nom et titre d’une famille éteinte, les Alarcaon, de Coïmbre.
De sorte que, quand nous avons entendu annoncer, dans les fiers salons de West-End, don José-Maria Tellès de Alarcaon, marquis de Rio-Santo, ce n’était point là le nom d’un aventurier vulgaire, anobli par la grâce de sa fraude et se pavanant sous un titre dérobé ; c’était un grand seigneur de légitime fabrique, un marquis de par accolade royale, un haut personnage, sur la poitrine duquel brillaient, acquises et méritées, les décorations européennes les plus enviables et les moins prodiguées.
En quittant le Portugal, Fergus revint en Écosse. Ce fut à ce voyage qu’eut lieu le meurtre de Mac-Nab. Pendant le séjour en Écosse du nouveau marquis de Rio-Santo, Mac-Nab découvrit par hasard une partie des mystères des souterrains de Sainte-Marie. Il en avertit Angus. Celui-ci refusa d’agir et se renferma dans le silence, disant seulement à Mac-Nab : Prenez garde !
Mac-Nab était un homme courageux ; il écrivit aux autorités voisines. La nuit suivante, Fergus O’Breane en personne s’introduisit dans la chambre de Mac-Nab. Nous savons par quel chemin. Les souvenirs de Stephen, du reste, étaient assez précis pour que nous n’ayons pas besoin de raconter une seconde fois la scène. Seulement, une prévention bien naturelle le portait à changer les détails du meurtre qui ne fut point un assassinat, mais bien un véritable duel, autant qu’on peut appeler ainsi une lutte où l’un des deux adversaires est mis en demeure de se défendre et n’a point la faculté de refuser le combat.
Or, il y avait, à part la dénonciation récente de Mac-Nab, plus d’une cause de duel entre lui et Fergus. Nous ne prétendons pas excuser ce dernier, mais n’était-ce pas Mac-Nab qui avait introduit Godfrey de Lancester chez Mac-Farlane ? N’était-ce pas Mac-Nab qui était la cause première, bien qu’indirecte, de la déportation de Fergus et du malheureux mariage de Mary ? Mac-Nab avait tellement la conscience de ces griefs, qu’il se sentit perdu au seul aspect de Fergus O’Breane. Il accepta le combat comme une chance suprême. Les armes étaient en sa faveur. C’était le dirk, au maniement duquel les Écossais sont proverbialement habiles. Au premier choc il tomba, en effet, comme nous l’a dit Stephen. Mais O’Breane lui donna le temps de se relever. Une seconde fois il fut terrassé et Fergus le remit en garde sans blessures.
Ce ne fut qu’au troisième assaut qu’il reçut le coup mortel.
Ce meurtre et la mort d’Amy Mac-Farlane, qui arriva peu de temps après, aggravèrent l’humeur sombre du laird et le jetèrent dans un état voisin de la démence. Il se complut dans les lugubres extases de la seconde vue, et sentit grandir en lui un désir irraisonné de vengeance contre O’Breane, meurtrier de son frère, contre O’Breane qu’il appelait le bourreau de sa femme.
Mais il l’accusait seulement lorsqu’il était seul et trop loin pour subir cet empire absolu qu’exerçait sur lui Fergus. Lorsqu’il le revoyait, sa haine s’enfuyait, honteuse, et il se la reprochait comme une trahison. C’était une lutte étrange et permanente qui se livrait en lui entre un fougueux instinct de vengeance et une tendresse dévouée, mêlée d’admiration et de respect.
Fergus, lui, poursuivait ardemment son œuvre. La Russie, l’Autriche, l’Espagne, la France le virent passer tour à tour, occupé d’une pensée unique qu’il cachait sous le brillant manteau de don Juan. Les femmes l’admiraient comme un dieu, et lui s’endormait si souvent aux pieds des femmes, que nul n’aurait pu croire à l’existence d’une pensée implacable derrière ce front couronné de baisers. D’autres fois, il passait la mer et parcourait les rudes campagnes de l’Irlande. Daniel O’Connel l’écoutait un jour et admirait la hauteur de ses vues, tout en réprouvant la forme factieuse de sa pensée, au fond de laquelle il voyait avec effroi la guerre civile. Quinze années s’écoulèrent dans ces labeurs divers et de tous les jours.
Au bout de quinze ans, la tranchée était mûre pour l’assaut. Les établissements de l’Inde, travaillés sourdement, chancelaient sur leur base ; La Chine mettait à mort les marchands d’opium ; les deux Canada se soulevaient à l’envi et répondaient à l’appel de Papineau ; le Cap s’effrayait aux menaces des Boërs hollandais sous les armes ; les Antilles souffraient et tournaient leurs regards vers la France ; le Sindhy enfin poussait son cri de guerre, auquel devait répondre le cri de mort de douze mille soldats anglais. Les États-Unis, d’un autre côté, parlaient haut et présentaient, dans les plis de leur robe républicaine, la paix ou la guerre avec une provocante indifférence. D’un autre côté encore l’Europe menaçait, se plaignait, demandait la révision des traités de commerce machiavéliques qui ouvrent tous les marchés du monde, sans compensation, aux produits surabondants de l’industrie anglaise.
À l’intérieur enfin, un orage terrible grondait en Irlande où les Molly Maguires prononçaient déjà dans leurs meetings nocturnes le terrible nom de FENYAN ; le Pays de Galles refusait l’impôt, préludant ainsi à l’étrange guerre que firent plus tard au fisc les filles de Rebecca ; le chartisme, cette plaie terrible, était constitué, et, jusques aux portes de Londres, la population inquiète des tisserands de soie de Spitael-Fields poussait des cris de haine contre la métropole.
Fergus se dirigea vers Londres. L’instant était venu de frapper le colosse au cœur. Lorsqu’il entra dans la capitale britannique, il n’y eut point assez de fêtes pour le bien recevoir. Il n’eut qu’à se montrer, le brillant lord, pour gagner tous les amours, toutes les admirations, pour devenir l’idole de la gigantesque cité.
Mais le vieil Homère, dans sa divine sagesse, ne nous montre-t-il pas les sujets de Priam prosternés autour du cheval de bois dont les flancs perfides recelaient la ruine d’Ilion ?