XIX LE FANTÔME

Nous savons désormais quel était M. le marquis de Rio-Santo, ce qu’il avait fait et sur quels moyens il comptait pour lutter, lui tout seul, contre l’Angleterre.

Il nous reste à dire, avant de reprendre, où nous l’avons laissé, le fil rompu des événements, que Mac-Farlane et Fergus avaient fait tous leurs efforts pour trouver la comtesse de White-Manor et son enfant. Un jour, deux ans avant l’époque où commence notre drame, Mary revint d’elle-même en Écosse. Angus l’interrogea ; elle répondit : « Ma fille est morte ! »

Quant à l’homme qui l’avait recueillie et soutenue, elle ne voulut point s’expliquer, et lorsque Mac-Farlane lui demanda enfin pourquoi elle avait choisi un étranger pour appui :

C’est qu’il me laissait mon secret, répliqua-t-elle. Mais ma fille est morte. Mon geôlier me l’a dit !

– N’a-t-il pu vous tromper ? hasarda Angus.

– C’est un homme bien cruel ! Mais il n’y a point d’homme assez cruel pour dire à une mère : Ta fille est morte, quand ce n’est pas la vérité.

Mary ne voulut voir personne, Fergus moins que tout autre. Elle se confina dans une pièce écartée du château de Crewe et passa ses jours à pleurer et à prier. Quand Mac-Farlane, son frère, était pris des accès de son mal, Mary le soignait avec dévouement et douceur ; elle seule pouvait le dompter dans ces moments funestes, car Mac-Farlane avait conservé pour elle une tendresse sans bornes.

Nous rentrons dans notre récit.

Pendant qu’avait lieu l’entrevue de Brian de Lancester avec son aîné, le lord de White-Manor, Frank Perceval et Stephen Mac-Nab étaient réunis chez la mère de ce dernier, dans la maison de Cornhill. Tous deux étaient tristes et abattus. Le premier acte d’hostilité tenté par eux contre Rio-Santo avait été suivi d’un résultat si déplorable, que leur courage faiblissait. Depuis lors, en effet, comme nous le savons, Mary Trevor, prise d’un horrible mal, avait un pied dans la tombe. Cette maladie mettait Rio-Santo à l’abri de toutes attaques. Frank Perceval, lié par le serment fait à lady Ophélia, ne pouvait agir que sur Mary, et Mary était incapable de l’entendre. Stephen, lui, n’avait point fait serment, mais son impuissance n’en était pas moins réelle. À quels magistrats s’adresser ? Comment accuser le marquis d’avoir enlevé Anna et Clary ? Qui accueillerait cette déclaration dénuée de preuves ? Qui croirait ce fait donc Mac-Nab doutait lui-même !

Stephen s’était rendu plusieurs fois dans Belgrave-Square, et avait tenté de joindre M. le marquis de Rio-Santo, déterminé à employer tous les moyens pour lui arracher une explication. Mais ici encore, la route se trouvait barrée dès les premiers pas. La porte d’Irish-House était rigoureusement défendue : Rio-Santo veillait nuit et jour au chevet d’Angus Mac-Farlane.

Les deux amis étaient assis en face l’un de l’autre, auprès de la table de travail de Stephen.

– J’ai écrit à Lochmaben, disait Stephen. Je ne sais pourquoi je l’ai fait, Frank, car espérer serait folie.

– C’est un affreux malheur, Mac-Nab, répondait Frank ; qui se fût attendu jamais à cela !

– Et pas un indice… Rien !

– Rien ! pas un mouvement ! à peine un souffle !

Frank avait la tête et le cœur pleins de la pensée de miss Trevor, Stephen songeait à Clary. Ils ne s’entendaient plus. Mais ils recommençaient à s’entendre, et retrouvaient tout l’élan de leur bonne amitié d’enfance, dès que le nom détesté de Rio-Santo, prononcé par hasard, venait secouer leur somnolence. La pendule marquait neuf heures moins un quart. Dans un intervalle de silence, un bruit de pourparlers monta du rez-de-chaussée jusqu’à eux et Frank crut entendre prononcer son nom.

– N’est-ce pas la voix de Jack ? demanda-t-il.

Stephen s’éveilla en sursaut et prêta l’oreille.

– C’est la voix de Jack, répondit-il. Puissiez-vous avoir d’heureuses nouvelles, Frank !

Perceval était déjà sur l’escalier d’où il ordonnait au vieux serviteur de monter en toute hâte.

– Bien ! bien ! monsieur, dit en bas la voix aigre-douce de Betty, la servante de mistress Mac-Nab ; M. Stephen m’avait défendu de laisser monter ; mais, puisque ce n’est plus lui qui commande dans la maison de sa mère, je m’en lave les mains après tout. Montez, l’ami.

Jack s’empressa de profiter de la permission.

– Qu’y a-t-il de nouveau ? s’écria Perceval avec vivacité.

– Deux lettres, Votre Honneur, répondit le vieux Jack essoufflé.

Frank ouvrit la première venue et rentra dans la chambre de Stephen, où Jack voulut le suivre ; mais à peine le vieux valet eut-il aperçu les squelettes qui ornaient le réduit du jeune docteur, qu’il recula brusquement de plusieurs pas et demeura coi dans un coin du palier. Frank avait parcouru rapidement les six ou huit lignes que renfermait la première lettre, et son émotion n’avait point diminuée.

– Et après, Jack, et après ? dit-il.

La porte s’était refermée d’elle-même, grâce à un système de poids fort répandu à Londres. Jack n’avait garde d’entendre et tremblait dans son coin. Un incident vint porter son effroi au comble. Quelque chose d’affreux et de sinistre, qui ressemblait à un être humain, glissa auprès de lui en râlant sourdement. C’était un corps long, maigre, efflanqué, surmonté d’une tête hérissée.

Cela passa si près de Jack, qu’il crut sentir sur son visage le souffle d’une haleine ardente, un souffle diabolique, manifestement, et qui ne pouvait appartenir qu’à un fantôme sorti de l’enfer. Jack n’eut pas même la force de crier. Le fantôme glissa et disparut par la porte de la chambre habitée naguère par les deux misses Mac-Farlane.

– Où êtes-vous, Jack ? cria encore Perceval en ouvrant la porte, cette fois.

La lumière des lampes qui éclairaient la chambre de Stephen, passant par cette issue, éclaira le palier et vint frapper d’aplomb le blême visage du vieil Écossais. Perceval lui saisit le bras.

– Tu as dû voir quelqu’un ? demanda-t-il.

– Oh ! oui, Votre Honneur, répondit Jack, qui songeait au fantôme ; j’ai vu…

– Que t’a-t-on dit ?

– Sur mon salut, il ne m’a pas parlé, Votre Honneur ! S’il m’avait parlé, je serais mort sur le coup !

– La lettre est positive, pourtant ! s’écria Frank.

En rouvrant le billet avec vivacité, il lut à voix haute :

« Forcée de ne point quitter le chevet de notre chère malade, je n’ai pas le temps, mon cousin, de vous dire sur quoi se fonde la lueur d’espérance que nous venons de concevoir. Néanmoins, je veux que vous soyez heureux de ce qui nous semble de la joie, en comparaison de notre mortel découragement, et je charge le porteur… »

– Ah ! Votre Honneur, excusez-moi, interrompit Jack, un peu rassuré par l’immobilité prolongée des squelettes ; je vois bien maintenant qu’il s’agit de Lucy, la femme de chambre de miss Diana Stewart…

Jack s’arrêta et tendit l’oreille. Il avait cru saisir, du côté de la porte, un bruit étrange, semblable à un gémissement sourd.

– Écoutez ! écoutez ! murmura-t-il ; s’il allait venir !

– Cet homme est ivre ! dit Mac-Nab avec impatience.

Jack tourna vers le jeune médecin son honnête et candide visage.

– Non, Votre Honneur, dit-il, je ne suis pas ivre ; mais cette maison n’est pas bonne pour un chrétien… et je ne suis pas un saint pour être exempt de la crainte du démon.

Frank et Stephen se regardèrent.

– Il faut qu’il lui soit arrivé quelque chose d’extraordinaire, reprit ce dernier.

– Jack, mon ami, dit Perceval d’un ton presque suppliant, remettez-vous, je vous en conjure ! Vous ne savez pas tout ce que me fait souffrir votre lenteur !

Le vieux valet joignit ses deux mains.

– Oh ! Perceval ! oh ! Votre Honneur ! s’écria-t-il ; ayez pitié de moi ! Je vais tâcher. Et que m’importe le démon après tout ! ajouta-t-il en quittant son air contrit pour jeter sur les squelettes un regard provocateur. Écoutez ! La femme de chambre de miss Stewart m’a dit en me donnant le billet : La demoiselle a fait un mouvement.

– Un mouvement ! s’écria Stephen.

Frank le contint d’un geste.

– Un mouvement, répéta Jack ; mais si faible, que miss Stewart ne sait trop si ses yeux ont mal vu. Ce qui est sûr, c’est que… Dieu ait pitié de nous ! s’interrompit ici le vieux valet en tombant sur un siège ; le démon est derrière cette porte !

Une seconde plainte, plus déchirante et plus lugubre, venait d’arriver aux oreilles de Jack, et cette fois les deux amis l’avaient entendue. Stephen se leva, mais un profond silence se faisait maintenant.

– Après ! après ! dit Perceval.

– N’avez-vous pas entendu ? murmura Jack dont tous les membres frissonnaient ; cette voix est-elle la voix d’un homme ?

– Après, te dis-je, malheureux ! s’écria Frank ; je t’ordonne de parler !

Jack serra convulsivement son front chauve entre ses mains pour rappeler ses idées enfuies, et reprit avec effort :

– Après, Votre Honneur ? je me souviens. Les yeux de la demoiselle ont changé de direction. Que Dieu me protège ! Quand on a vu ce que j’ai vu ce soir, on doit être bien près de mourir ! Pardonnez-moi, Votre Honneur. Comme le médecin de miss Trevor était absent, on a fait venir un autre docteur, et ce docteur a dit qu’une crise…

Jack n’acheva pas et se laissa choir la face contre terre. Un cri long, douloureux, sauvage, venait de retentir dans la direction de l’escalier.

Frank fit un geste de colère, car rien ne pouvait l’impressionner en ce moment, sinon le retard apporté aux explications de Jack. Stephen, étonné plus que nous ne saurions dire, avait ouvert la porte de sa chambre. Il entendit comme un bruit de sanglots étouffés partant de l’appartement d’Anna et de Clary.

Puis une voix pleine de larmes, une voix d’homme, basse, étouffée, se prit à chanter, avec un accent de douleur infinie, une ballade familière aux oreilles écossaises du jeune médecin. La ballade était ainsi :

Le laird de Killarvan

Avait deux filles ;

Jamais n’en vit amant

De plus gentilles

Dans Glen-Girvan…

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