White-Manor était vaincu. Nul n’ignorait la haine invétérée et profonde que se portaient les deux frères, et Brian, tombant d’une fenêtre de la maison du comte en criant pitié, devait passer aux yeux de tous pour la victime d’un odieux assassinat. White-Manor dut capituler. Brian referma la croisée avec autant de calme qu’il en avait mis à l’ouvrir, et tendit la main au comte pour l’aider à se relever. Tous deux allèrent vers la table où White-Manor s’assit et traça convulsivement sa signature au bas d’une feuille de papier blanc.
– Tenez, monsieur, dit-il d’une voix éteinte ; me voici désormais à votre discrétion ; cela vous suffit-il ?
– Milord, répondit Brian, je préfèrerais que Votre Seigneurie voulût bien écrire au-dessus de son seing une obligation en forme.
White-Manor reprit en frémissant la feuille de papier et se mit à la remplir. Tandis qu’il écrivait, l’une des portes du salon s’ouvrit sans bruit, et Paterson traversa la pièce en ayant soin de décrire une large courbe autour du fauteuil de Lancester. Il arriva auprès de son maître avant que celui-ci l’eût aperçu, et déposa sur la table, devant ses yeux, un petit carré de papier sur lequel il y avait un nom écrit au crayon. Le comte n’eut pas plutôt déchiffré ce nom, qu’il repoussa violemment son fauteuil en arrière, et regarda effaré autour de lui.
– Les morts reviennent-ils donc ? murmura-t-il avec une sorte d’horreur ; ou ma tête se perd-elle ?
– Ce gentleman qui a mis son nom sur le papier désire parler sur-le-champ à Votre Seigneurie, dit Gilbert Paterson.
– Est-il vivant ? balbutia White-Manor, sans se rendre compte de ce qu’il disait.
Paterson crut avoir mal entendu et répéta son message. L’agitation de White-Manor atteignait à son comble.
– Il faut que je le voie ! dit-il enfin en se levant ; il faut que je le voie tout de suite. Oh ! que Dieu ait pitié de moi ! Mes idées se troublent. J’ai vu mourir cet homme… Brian, excusez-moi. Cet acte, tel qu’il est, vous suffirait amplement pour me tenir sous vos pieds comme un esclave. Mais je vais revenir. Sur mon âme, moi aussi, je me briserai le crâne, mais ce sera pour tout de bon !
Il se dirigea vers la porte d’un pas pressé que n’avaient point pris ses jambes depuis longtemps. Brian resta seul. Il attendit un quart d’heure, puis une demi-heure. La patience n’était point la qualité dominante de Lancester. Pour tuer le temps, il s’approcha de la table afin de lire l’acte commencé. Son regard tomba par aventure sur le papier apporté par Gilbert Paterson, et il lut, écrit au crayon en toutes lettres, le nom d’Ismaïl Spencer.
Sa stupéfaction et son trouble furent presque aussi grands que ceux de son frère. Tous ces vagues soupçons éveillés en lui par le récit de Susannah, se représentèrent soudain à son esprit. Il vit le comte mêlé au drame ténébreux de Goodman’s-Fields ; il voulut s’élancer pour se mettre en tiers dans l’entrevue qui avait lieu tout près de lui. Mais il était trop tard déjà. Le comte reparut à ce moment, souriant et l’air presque joyeux.
– Pardon de vous avoir fait attendre, mon frère, dit-il. Je suis maintenant tout à vous.
Voici ce qui s’était passé. Le comte, en quittant le salon où il laissait Brian, avait la tête aux trois quarts perdue. Il entra dans le parloir l’œil fixe et morne. Tyrrel se mit à rire en le regardant.
– Eh bien ! White-Manor, dit-il, je pense que vous ne vous attendiez guère à me revoir ?
– C’est donc bien vous, Spencer ! murmura machinalement le lord.
– En personne.
White-Manor le parcourut des pieds à la tête d’un regard craintif.
– Oh ! vous pouvez me regarder tant que vous voudrez, milord, reprit Tyrrel en déployant la large surface de sa poitrine ; c’est bien moi, Ismaïl Spencer, votre serviteur très dévoué, qui, grâces en soient rendues au dieu de Jacob, jouit d’une santé parfaite et se porte aussi solidement qu’âme qui vive.
– Mais… commença le lord.
– C’est ce que tout le monde me dit ! interrompit Tyrrel en roulant un fauteuil vers le comte ; mais… mais… mais… Je suis devenu quelque chose comme une bête curieuse depuis que j’ai été pendu. Milord, il n’y a rien d’étonnant dans mon affaire, pourtant. Le docteur Moore vint me voir dans ma prison et me pratiqua au bas de la gorge une petite incision, dont il soutint les parois à l’aide d’un tuyau de plume. On appelle cela d’un nom fort bizarre : la pharyngotomie, je crois. Quand la corde me serra le cou, je respirai par-dessous la corde, au moyen de mon incision. Mais ceci n’est rien, milord, et le docteur fit mieux que cela. Je vous le donne pour un homme habile. L’incision ne pouvait, à la rigueur, empêcher la congestion cérébrale. Moore me dit : Il faudrait que vous eussiez, au moment critique, au moment même, vous entendez bien, et non pas dix minutes auparavant, une forte jouissance, un énergique mouvement de joie. C’était difficile, n’est-ce pas ? Sur la planche même de l’échafaud, en face du cercueil ouvert qui attend votre cadavre, on ne peut guère…
Tyrrel souriait, mais il était pâle.
– Eh bien ! reprit-il avec cynisme, à force de chercher, nous trouvâmes un moyen, Moore et moi, de narguer la potence et de me rendre heureux, la corde au cou. Il y avait un misérable de par le monde, que j’avais traité en esclave et qui avait fini par me trahir. Roboam, c’était son nom, milord, se repentait amèrement du mal qu’il m’avait fait. J’étais certain que, sur un geste d’appel, il renverserait tout obstacle pour s’approcher de moi. Le docteur me donna un poignard. Au moment suprême j’appelai Roboam qui s’élança vers moi et je le tuai.
Le comte fit un geste d’horreur.
– Cela établit énergiquement la circulation de mon sang, poursuivit Tyrrel. La trappe bascula ; je fus pendu juste au bon moment. Après tout, ce pauvre diable de Roboam m’a été fort utile, comme vous voyez.
– Et qu’est-elle devenue ? demanda tout bas le comte avec une sorte de timidité.
– Elle ? Ah ! milord, l’histoire serait longue et nous entraînerait loin !
– Vit-elle encore ? interrompit le comte ; un mot, un seul mot !
– Elle est morte… commença Tyrrel.
Le comte poussa un soupir équivoque, qui pouvait être pris très bien pour un soupir de soulagement.
– À moins qu’elle ne vive encore, acheva Tyrrel en riant. Parlons raison. Vrai, White-Manor, vous n’êtes plus que l’ombre de vous-même.
– Je souffre beaucoup, dit le comte d’un air sombre.
– Cela se voit, milord ; et je voudrais parier que ce diable de Brian…
– Brian ! répéta le comte dont les traits se contractèrent ; il est là ! il m’attend ! Ah ! Ismaïl ! Ismaïl ! tu viens de prononcer le nom de mon bourreau !
Tyrrel se frotta les mains.
– Ah ! il est là ! murmura-t-il.
– Tu es déjà bien avant dans les tristes secrets de ma vie, Ismaïl, reprit le lord, dont la tête se penchait sur sa poitrine avec découragement ; et d’ailleurs, que m’importe de parler ? cet homme m’a vaincu, m’a ruiné…
– Ruiné ? dit Tyrrel en dressant l’oreille.
– Il vient de me faire signer un acte infâme ! s’écria White-Manor d’un ton plaintif et presque larmoyant, un acte qui me dépouille et le fait mon héritier de mon vivant.
Tyrrel respira.
– Tudieu ! milord, murmura-t-il, que vous béniriez Dieu, n’est-ce pas, si votre frère mourait ce soir de mort subite ?
White-Manor cacha sa tête entre ses mains.
– Non ! non ! non ! dit-il par trois fois, les dents serrées par sa rage qui voulait faire explosion ; c’est un démon d’astuce, Ismaïl ! Mes mains sont liées. J’ai peur de sa mort qui jetterait sur ma tête une accusation d’assassinat !
– Bah ! fit Tyrrel vous aimerez mieux, peut-être, que Dieu laissât vivre son corps et frappât son esprit de folie !
– Fou ! Brian, fou ! s’écria le comte en élevant les mains avec ardeur ; oh ! je donnerais la moitié des jours qui me restent !…
– Lieux communs, White-Manor ! interrompit le juif ; il faut parler mieux et dire en bon anglais : Je donnerais tant de livres sterling.
– La moitié de ma fortune, Spencer !
– Banalités ! Fixez un chiffre.
– Je donnerais… Mais c’est moi qui suis fou de vous écouter, Ismaïl ! Il faut que je retourne vers Brian. Si vous avez quelque chose à me dire, hâtez-vous.
– J’ai à vous dire, milord, que je vous demande purement et simplement quatre mille livres en bank-notes, comptant.
– Pourquoi faire ?
– Pour payer la folie de l’Honorable Brian de Lancester.
Le comte haussa les épaules avec impatience.
– Milord, dit le juif, ce n’est pas un jeu d’enfant. Faites apporter les bank-notes et je m’expliquerai.
La gravité de Tyrrel fit une certaine impression sur le lord. L’homme qui se noie, d’ailleurs, essaie de s’accrocher au brin d’herbe de la rive. White-Manor agita une sonnette. Paterson parut et reçut ordre d’apporter le portefeuille de son maître.
– Milord, reprit le juif, lorsqu’il fut de nouveau seul avec le comte et en mettant la main sur les bank-notes étalées devant lui, un homme jouissant de la plénitude de son bon sens peut être enfermé comme fou. Ce point de départ est fécond et vaut, lui seul, les quatre mille livres.
Le front de White-Manor s’était éclairé.
– C’est vrai, dit-il, mais il faudra du temps.
– Il faut du temps pour tout, milord, plus ou moins ; ici, nous avons besoin d’une heure.
– Y pensez-vous ?
– J’y pense depuis le coucher du soleil, et je fais mieux que d’y penser, j’agis. À l’heure où je vous parle, l’Honorable Brian de Lancester est déjà sur la route de Bedlam…
– Il est dans mon salon ! interrompit White-Manor qui prit la métaphore au pied de la lettre.
Un sourire de pitié railleuse vint à la lèvre de Tyrrel.
– C’est peut-être que le salon de Votre Seigneurie, murmura-t-il, est une étape sur le chemin de Bedlam. Toujours est-il que je maintiens mon dire. Milord, veuillez m’écouter : ce matin un maniaque s’est introduit au château royal de Kew et a tiré, dit-on, un coup de pistolet à la jeune princesse Victoria.
Le comte se souvint des voix qui s’étaient élancées en bruyant concert dans son salon, au moment où Lancester avait ouvert la fenêtre, et qui, toutes, dissertaient sur ce fait étrange.
– J’ai entendu parler de cela, répondit-il, et je crois deviner où vous en voulez venir. Mais comment établir que ce soit Brian ?
– L’honorable Brian s’est chargé de cela tout seul, milord, interrompit Tyrrel, car c’est lui qui s’est introduit ce matin au château de Kew !
– Et qui a tiré sur la princesse ?
– On n’a pas tiré sur la princesse ; mais on a maltraité ses gardes, escaladé les murs de la terrasse, tout cela pour prendre d’assaut la serre japonaise et y cueillir un camélia blanc veiné d’azur.
– Et vous êtes certain que c’était lui ? dit le comte, dont un fougueux espoir venait galvaniser l’inertie.
– Parfaitement certain, milord.
White-Manor se leva vivement.
– Il faut agir ! s’écria-t-il ; le dénoncer, requérir son arrestation !
– Asseyez-vous, dit Tyrrel. Votre Seigneurie a fait déjà tout ce qu’il fallait faire, et sur sa requête, douze hommes de police attendent à la porte de cet hôtel.
– Sur ma requête ! balbutia le comte étonné.
– Ceci est un détail, milord, poursuivit le juif ; le temps pressait, et j’ignorais que Votre Seigneurie fût aussi merveilleusement disposée. Dans le doute, j’ai pris des mesures. Vous savez, White-Manor, que j’imite avec une certaine précision toutes sortes d’écritures. J’ai écrit en votre nom au commissaire de la police métropolitaine ; je lui ai annoncé, avec toute la douleur convenable, que mon bien-aimé frère, l’Honorable Brian de Lancester, était fou et que sa folie venait de mettre en danger une personne royale. En conséquence, et pour éviter d’incalculables malheurs, j’ai demandé main forte.
– Admirable ! s’écria le comte en se précipitant sur la main de Tyrrel qu’il serra entre les siennes avec un transport. Oh ! je le tiens, cette fois, et, comme lui, je serai sans pitié ! Spencer, mon ami, mon sauveur ! je doublerai la somme, je la triplerai !
– Je rends grâces à Votre Seigneurie et commence par mettre en poche l’unité, en attendant le double et le triple, dit Tyrrel. Maintenant, allez achever l’acte dont vous parliez tout à l’heure. Dépouillez-vous sans crainte, milord, vous aurez beau jeu contre un pensionnaire de Bedlam, et un pensionnaire au secret ; car je me suis arrangé de façon à ce qu’il soit traité en fou d’importance !